Interview. Le CEO de la marque chaux-de-fonnière a présenté à New York la très attendue TAG Heuer Connected. Une montre pour laquelle la manufacture a investi près de 10 millions de francs et collaboré avec Intel et Google. Jean-Claude Biver s’explique aussi sur ses projets, ses ambitions et ses regrets.
Propos recueillis par Michel Jeannot
TAG Heuer a levé le voile, lundi dernier à New York, sur sa très attendue montre connectée. A la manœuvre, Jean-Claude Biver. Le CEO de la marque a su convaincre les géants Intel et Google non seulement de s’allier, mais également de s’exposer médiatiquement avec lui. La nouvelle TAG Heuer Connected va-t-elle conditionner l’avenir de la manufacture chaux-de-fonnière? Trouvera-t-elle sa place dans ce marché en ébullition? Des tels investissements sont-ils rentables pour l’entreprise? Quelles autres cartes cette dernière vat-elle sortir de son chapeau? Jean-Claude Biver s’explique sur les résultats de la marque, sur sa vision, celle de Bernard Arnault, sur ses projets, ses ambitions et ses regrets. Et admet enfin que la reprise en main de TAG Heuer est le défi professionnel le plus difficile qu’il se soit lancé.
Cette TAG Heuer Connected, est-ce une étape importante ou fondamentale pour TAG Heuer?
Elle est importante, mais non fondamentale car cela voudrait dire que notre survie en dépend, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Et quelles sont les ambitions?
Si nous pouvons prendre 1% de la part de marché d’Apple ou même du marché global de la montre connectée, cela fera déjà de 50 000 à 80 000 montres!
Donc vous allez vendre facilement 50 000 montres connectées?
Si TAG Heuer – avec la force de la marque et son réseau de distribution – ne parvient pas à vendre 50 000 montres connectées, je n’aurai plus qu’à rentrer à la maison! (Rire.)
La TAG Heuer Connected n’a pas le label «Swiss Made», est-ce un problème?
Pour les montres traditionnelles, ce serait un problème; mais pour les montres connectées, je pense que ça n’en est pas un du tout. Au contraire, pour la TAG Heuer Connected, je suis convaincu que l’Intel Inside et que le système d’exploitation Android Wear sont plus porteurs qu’une indication «Swiss Made».
Vous avez investi près de 10 millions de francs dans ce projet, escomptez-vous une rentabilité?
Nous n’aurions jamais pu arriver à un tel résultat et à ces coûts sans Intel et Google. Pour rappel, Intel alloue 8 milliards de dollars par an à la recherche, celle dont nous bénéficions aujourd’hui. Ne nous méprenons pas, nous disposons de ce qui se fait de mieux aujourd’hui: un mini-ordinateur ultraperformant intégré dans une montre connectée à l’univers Google.
Que cela signifie-t-il précisément?
C’est d’abord une montre de luxe dont tous les attributs indiquent que c’est une TAG Heuer, avec divers «cadrans» à choix. Même avec l’écran éteint, les aiguilles vous font comprendre que vous avez affaire à une montre. Vous pouvez la synchroniser avec des mobiles Android et iOS, mais elle fonctionne parfaitement sans votre téléphone à votre côté. Vous pouvez tout faire, y compris écouter de la musique en mode hors connexion, lire et envoyer des e-mails, rester informé. Et vous êtes en lien avec tout l’univers Google, à savoir notamment Google Maps, Google Translate, Google Fit, OK Google et j’en passe! Plus de 6000 applications sont d’ores et déjà utilisables avec cette TAG Heuer Connected. Plus des applications dédiées exclusivement aux univers de TAG Heuer – musique, football, F1. En outre, à l’issue des deux ans de garantie, vous pouvez la ramener à un concessionnaire et, contre 1400 francs, vous recevez une TAG Heuer Carrera «classique» dotée d’un mouvement mécanique.
La montre connectée sera-t-elle une activité profitable chez TAG Heuer?
Je ne pense pas que nous allons perdre de l’argent. De là à imaginer que nous allons en gagner beaucoup dès la première année… Cela étant, l’entier de cet investissement est intégré au budget de R & D. C’est un savoir-faire et de la technologie que nous acquérons et, pour l’avenir, cela n’a sans doute pas de prix.
Avant même sa sortie, votre montre connectée vous avait déjà rapporté dans les médias en équivalent publicité des montants considérables…
Exact, les retombées ont été phénoménales! Cela se chiffre en dizaines de millions de francs.
Chez TAG Heuer, le repositionnement engagé sur le segment 1000-5000 francs est-il abouti?
Il est fait, il fonctionne et il est compris. Il l’est par les collaborateurs de la marque, par le marché et par les consommateurs. Nous avons accru notre production, nos usines travaillent à plein régime et, comble de tout, il y a 15 000 mouvements dont nous aurions besoin pour honorer nos commandes et que nous ne pourrons pas fabriquer cette année.
Etait-ce nécessaire de licencier ou de mettre au chômage tous les collaborateurs de Chevenez il y a un an?
Oui, car les mouvements qu’ils produisaient ne se vendaient pas! Mais depuis lors, nous avons changé de cap, repris un autre mouvement chronographe et réengagé tous les collaborateurs qui étaient encore au chômage. Sans compter que la nouvelle organisation mise en place est plus efficiente: avec moins de collaborateurs dans les ateliers dédiés, nous venons d’enregistrer un record historique en termes de montres assemblées en un mois.
Est-ce à dire que vous êtes en phase d’engagement?
Oui, nous engageons actuellement des collaborateurs pour notre usine de Chevenez.
Quel est le leitmotiv de TAG Heuer?
A l’image de notre chronographe à 4900 francs ou notre tourbillon chronographe à 14 900 francs (ndlr: une complication vendue d’ordinaire près de 150 000 francs par les horlogers suisses), nous allons continuer à nous montrer hypercompétitifs dans tous les segments où nous évoluerons. Avec TAG Heuer, vous devez toujours avoir le meilleur rapport prix-qualité du métier. C’est comme cela qu’on se bâtit une réputation.
«La marque qui vous en donne pour votre argent»: est-ce cela que vous aimeriez que l’on retienne de TAG Heuer dans quelques années?
Oui, couplé avec cette notion fondamentale de «luxe accessible».
En quoi fondamentale?
Parce que le luxe accessible a devant lui le futur le plus prometteur. D’une part, le consommateur est toujours plus sensible au prix, ce qui n’était pas le cas il y a quinze ans. D’autre part, la classe moyenne est celle qui va le plus se développer. Et parmi ces 1, 2 ou 3 milliards d’individus, une portion non négligeable sera en mesure d’acquérir un bien à 1000, 2000 ou 3000 francs. Voilà pourquoi je veux être «LA» référence du luxe accessible. Et je constate qu’il n’y a plus beaucoup de marques de réputation mondiale dans ce créneau.
En 2015, TAG Heuer sera-t-elle en progression?
L’objectif en cette année de réorientation stratégique est de maintenir notre part de marché, donc de coller aux exportations horlogères. Si nous y parvenons malgré la diminution voulue de notre prix moyen et l’arrêt des livraisons à certains réseaux qui nous faisaient du tort, ce serait déjà un véritable exploit. Et nous devrions y parvenir.
Et Hublot?
Hublot enregistrera une nouvelle fois une croissance à deux chiffres, elle surperformera donc largement l’industrie dans son ensemble.
Et Zenith?
Il y a beaucoup de travail à faire chez Zenith, et je regrette de n’y avoir pas consacré davantage de temps, car c’est une si belle marque et j’en suis amoureux. J’aurai certainement plus de temps l’an prochain, et je m’en réjouis déjà!
Et comment se présente 2016 pour vos marques et pour la branche?
Les effets du repositionnement de TAG Heuer et des outils que nous avons mis en place devraient se ressentir pleinement l’an prochain. Nous sommes donc confiants pour TAG Heuer. Pour l’horlogerie globalement, ça sera sans doute plus compliqué. Pour prendre une image cycliste, nous sommes en train de gravir le col du Télégraphe – certains sont déjà lâchés, d’autres s’accrochent avec difficulté – et on sait que le col du Galibier est encore à venir. Ceux qui souffrent déjà aujourd’hui peuvent légitimement se faire du souci.
Vous êtes président de la division montres du groupe LVMH et CEO de TAG Heuer. Pour cette dernière fonction, allez-vous passer la main, maintenant que la réorganisation est en place?
Il faut encore une année ou deux pour bien creuser le sillon, même si l’essentiel est fait. Mais ce serait illusoire de croire que nous avons atteint nos buts. Reste que l’an prochain j’aurai plus de temps à consacrer à Zenith.
Donc votre job chez LVMH n’est pas terminé?
Oh non! J’aimerais encore faire dix ans…
Dans l’opérationnel?
Non, en supervisant les trois marques et, si possible, les mains un peu moins dans le cambouis!
Votre plan stratégique s’inscrit jusqu’après 2020. Est-ce un luxe de penser long terme chez LVMH?
Dans notre industrie, si vous pensez court terme, un jour ou l’autre vous êtes puni. Vous êtes condamné à penser long terme.
Mais les groupes cotés exigent de la rentabilité à court terme…
Bernard Arnault (ndlr: le président-directeur général du groupe LVMH) sait parfaitement regarder très loin devant lui, et cela n’empêche pas le groupe LVMH de gagner de l’argent.
Il y a cependant des arbitrages à faire…
Oui, naturellement, mais ce n’est pas parce qu’on voit à long terme qu’on ne peut pas faire de profits immédiats. Evidemment, si vous investissez aujourd’hui pour le futur, vous faites moins de profits que si vous décidez de traire abondamment la vache sans vous soucier du lendemain. Ce qui m’intéresse, et Bernard Arnault partage cette vision, c’est de faire du profit sur le long terme.
En termes de partenariats, la F1 est passée dans le giron de Rolex, vous le regrettez?
Oui, bien sûr, surtout pour une marque comme TAG Heuer qui avait une longue tradition dans le domaine.
Il se dit que vous lâcheriez McLaren pour Red Bull en F1 l’année prochaine. Est-ce exact?
Oui, nous venons de signer Red Bull Racing en F1 pour la saison prochaine. C’est une équipe jeune, dynamique, fonceuse, parfaitement en accord avec la stratégie de TAG Heuer.
Votre marque est partenaire de la Bundesliga depuis cette saison. Cette incursion dans le foot en annonce-t-elle d’autres?
Le foot, la F1, l’IndyCar et le basket sont des terrains de prédilection pour TAG Heuer. Nous commençons à mettre en place nos stratégies, mais je peux vous assurer que nous allons faire d’autres énormes annonces dans les mois à venir.
TAG Heuer est une grosse machine. Vous êtes arrivé et vous lui avez fait prendre un virage à pratiquement 180 degrés. Avec, évidemment, beaucoup d’interrogations à l’extérieur et des résistances à l’interne. Est-ce le pari le plus difficile de votre carrière?
C’est sans aucun doute la chose la plus difficile à laquelle je me suis attaqué professionnellement. Et ce n’est pas encore terminé. Nous avons effectué les trois quarts du chemin, et les retours des marchés m’indiquent que nous sommes dans la bonne direction.
Profil
Jean-Claude Biver
Né en 1949 au Luxembourg, il a fait ses classes en Suisse avant d’entamer une carrière dans l’horlogerie. En 1982, il rachète avec Jacques Piguet la société Blancpain, en veille depuis vingt ans. Il la fait renaître, la conduit au succès et la revend à Swatch Group en 1992 pour 50 millions de francs. Il poursuit son parcours chez Swatch (Blancpain, Omega) avant de prendre en 2004 la direction de Hublot. Nouveau succès. En 2008, la société est cédée à LVMH. En janvier 2014, Jean-Claude Biver est nommé président de la division montres du groupe français et reprend en main TAG Heuer quelques mois plus tard.