Récit. Les affaires financières du Saint-Siège gardent un parfum de scandale en dépit des efforts de deux Fribourgeois: l’ancien banquier Philippe de Weck dans les années 1980, et le spécialiste de la lutte antiblanchiment René Brülhart aujourd’hui. Ils se heurtent à la force d’un système édifié par un compatriote resté très discret, Henri de Maillardoz.
Le Vatican aime les Suisses. Il leur confie la garde du Saint-Père, une mission assurée par une centaine de soldats catholiques depuis 1506, qui se sont aussi rendus célèbres par leurs uniformes colorés. Le micro-Etat aime également leur déléguer ses finances, quoique de façon beaucoup plus discrète. Trois Helvètes, trois Fribourgeois, se sont succédé depuis le premier tiers du XXe siècle pour s’acquitter de cette tâche.
Le dernier, le plus visible, c’est René Brülhart. Vu comme une sorte de James Bond contre les criminels en col blanc, il préside l’Autorité d’information financière (AIF), l’organe de lutte contre le blanchiment d’argent du Saint-Siège. Nommé en 2012 par Benoît XVI, il a été confirmé dans ce rôle l’année suivante par le pape François, en dépit de maintes résistances internes. Après avoir reconstruit la réputation de la place financière du Liechtenstein, il tente de nettoyer plusieurs décennies d’abus et de scandales longtemps protégés par un épais secret. Manifestement pas toujours avec succès, puisque détournements de fonds et gestion désinvolte continuent, ainsi que le révèlent deux livres parus au début du mois en Italie.
C’est une autre affaire, nettement plus retentissante, qui avait amené il y a plus de trente ans un autre Fribourgeois place Saint-Pierre. En juillet 1982, Philippe de Weck, qui venait de quitter la présidence de l’ancienne Union de banques suisses, est mandaté avec deux autres banquiers internationaux par le bras droit de Jean-Paul II pour faire la lumière sur la faillite du Banco Ambrosiano, un établissement italien très lié à l’Eglise catholique.
Le caractère sulfureux de cet effondrement spectaculaire avait été souligné par l’apparent suicide de son patron Roberto Calvi. Il avait aussi révélé quelques aspects surprenants de l’empire financier de l’Institut pour les œuvres de religion (IOR), mieux connu comme la «banque du Vatican». Financiers confirmés, les trois experts internationaux avaient incité quelques réformes, sans pour autant parvenir à un assainissement. Les finances vaticanes avaient conservé l’essentiel de leurs secrets.
Le conseiller de l’ombre
Ceux-ci avaient été fort bien construits, et avec beaucoup d’opiniâtreté, par un homme d’affaires italien qui avait la confiance des papes Pie XI et Pie XII entre les années 1920 et 1950. Son nom: Bernardino Nogara. Il avait pu compter sur la main expérimentée d’un troisième Fribourgeois, resté jusqu’ici largement dans l’ombre, Henri de Maillardoz. De 1929 à 1967, cet avocat passé par le Credit Suisse a mis en œuvre les stratégies de l’Administration spéciale du Saint-Siège d’abord, puis de l’IOR.
Le Suisse était tellement secret que son histoire ne fait l’objet d’aucune publication. L’Evêché de Lausanne, Genève et Fribourg ne garde aucun souvenir de lui. Et ses deux enfants n’ont pas donné suite aux invitations de L’Hebdo à s’entretenir de leur père. Toutefois, un volumineux ouvrage paru cette année aux Etats-Unis, God’s Bankers* (Les banquiers de Dieu), sous la plume de l’avocat et essayiste américain Gerald Posner, rassemble plusieurs épisodes de cette existence aussi discrète que centrale dans l’histoire du Saint-Siège.
Technicien efficace et fidèle
Henri de Maillardoz est assurément l’homme qui a fait entrer le Vatican dans la modernité financière. «Urbain et distant», comme le décrit Posner, il a apporté les ingrédients du succès de la banque helvétique du XXe siècle: efficacité, fidélité sans faille et discrétion extrême. Originaire de Rue, né en 1899 à Fribourg, il appartient à une famille patricienne de grande tradition catholique qui avait déjà donné à son canton maints militaires de haut rang et magistrats conservateurs. Juriste formé à l’université des rives de la Sarine, il commence sa carrière au Credit Suisse à Zurich. C’est là qu’il est remarqué par Bernardino Nogara en 1925.
Ce dernier l’appelle au Vatican en 1929 pour mettre en place l’Administration spéciale du Saint-Siège (ASSS), une institution qui venait d’être créée par le pape Pie XI pour administrer les revenus que le gouvernement italien assurait désormais au Vatican en vertu des Accords de Latran, lesquels avaient été conclus la même année. En Suisse, cette nomination ne passe pas inaperçue. La Gazette de Lausanne se réjouit, en décembre 1929, de l’arrivée d’«un Fribourgeois à l’administration du Vatican». Ce sera l’une des rares apparitions de son nom dans la presse.
Place Saint-Pierre, on comprend immédiatement la portée de cette nomination. Le cardinal Domenico Tardini, un collaborateur du pape Pie XI, s’alarme «du simple fait que la présence d’un banquier suisse laissait présager que Bernardino Nogara s’apprêtait à se livrer à de la spéculation financière interdite», raconte l’auteur.
Le cardinal Tardini n’avait pas entièrement tort. Henri de Maillardoz reprend la gestion de plusieurs holdings, quand il n’en fonde pas de nouvelles. D’abord sous la direction de Nogara, puis de sa propre autorité après le décès de son mentor en 1958: Grolux à Luxembourg et à Londres, Profima à Genève. Cette dernière est du reste toujours active et détient même de nombreux biens immobiliers en Suisse et à l’étranger.
Investissements sur l’arc lémanique
Le Fribourgeois ouvre divers comptes bancaires chez son ex-employeur, où il réunit une partie des réserves d’or du Vatican, et à l’UBS. Il développe des relations financières avec la Banque de la Suisse italienne (BSI) à Lugano. Il investit dans la pierre sur l’Arc lémanique au travers d’une holding ad hoc, Lausanne Immobilier. Le Vatican possède toujours plusieurs immeubles d’habitation dans la capitale vaudoise.
Son rôle pendant la guerre n’apparaît pas clairement. Mais il ne fait pas mine de désapprouver les choix du pape Pie XII. Lequel se montrait aussi bien terrorisé à l’idée d’une invasion nazie au Vatican que d’un éventuel blocage de son compte en banque à New York, et restait d’une extrême discrétion sur le sort des juifs. Un pape qui a aussi, à la fin des hostilités, facilité l’exfiltration de nombreux criminels de guerre et d’une partie de leur or.
La grande force du banquier patricien fribourgeois est de consolider le portefeuille des participations du Vatican dans de grandes sociétés italiennes. Une tâche d’autant plus gratifiante que la Péninsule est portée, dès les années d’après-guerre, par une extraordinaire croissance économique. C’est ainsi que le discret financier supervise le destin de SGI, la plus grande entreprise de construction en ces années-là, dont l’expansion internationale lui permet même d’édifier les immeubles du Watergate à Washington.
En 1954, Henri de Maillardoz accède à la tête de l’IOR, où «il se sentait comme chez lui», raconte Gerald Posner. Pendant treize ans, le Fribourgeois est le seul maître à bord de cette institution placée sous la responsabilité formelle de dignitaires religieux, qui n’en maîtrisent guère les ficelles. Sous sa direction se nouent les premières affaires entre le Vatican et le financier sicilien Michele Sindona. Un nom qui restera associé à une spectaculaire faillite ainsi qu’à un vaste scandale survenu dans la seconde moitié des années 1970 en Italie et aux Etats-Unis.
Sulfureuses relations
Dans les années 1950 et 1960, lors de la saisissante ascension de Michele Sindona, ni le pape Paul VI, ni sa haute hiérarchie, ni leurs banquiers ne voient aucun problème à une étroite collaboration avec ce financier. L’IOR a ainsi systématiquement pris des participations dans les sociétés du Sicilien, notamment dans des banques régionales italiennes, tant lui paraissaient dorées les promesses de revenus alléchants. Que pouvait alors penser le discret banquier suisse de ce sulfureux concubinage financier entre le Saint-Siège et le Sicilien? Tant que les archives du Vatican restent fermées, on n’en aura pas la réponse.
Succession de faillites
Henri de Maillardoz est sans doute parti trop tôt du Vatican pour prendre réellement la mesure du piège tendu par Sindona. En 1967, à 68 ans, le banquier fribourgeois quitte l’IOR pour raison d’âge. L’un de ses successeurs, l’évêque américain Paul Marcinkus, se plaisait à répéter que «l’Eglise ne peut pas fonctionner qu’à coup d’Ave Maria». En 1982, il s’est retrouvé au centre du scandale, qui a vu la faillite de la banque de Michele Sindona, la débâcle du Banco Ambrosiano et la mort de son patron Roberto Calvi. Une succession d’événements qui ont jeté une lumière crue sur les engagements troubles de la finance vaticane… et ont entraîné l’intervention de Philippe de Weck.
En cette même année 1982, Henri de Maillardoz décède dans la propriété familiale du Grand-Vivy, sur la rive du lac de Schiffenen, près de Fribourg, loin du Vatican. Sa mort coïncide avec la fin du secret absolu entourant les opérations financières des papes. Mais ces derniers prendront encore trente ans avant de se résoudre, sous la pression internationale, à conférer une certaine transparence sur leurs affaires. Et à confier le grand nettoyage à René Brülhart, dont la tâche semble loin d’être terminée.
* «God’s Bankers. A History of Money and Power at the Vatican». De Gerald Posner. Simon & Shuster, février 2015, 519 p.
Les Suisses et la finance des papes
- 1929 Accords de Latran entre le Saint-Siège et le gouvernement italien. Le pape crée l’Administration spéciale du Saint-Siège (ASSS) dirigée par Bernardino Nogara. Les questions financières sont confiées à Henri de Maillardoz.
- 1954 Henri de Maillardoz succède à Bernardino Nogara à la tête de l’ASSS et accède à la direction de l’Institut pour les œuvres de religion (IOR).
- 1968 Henri de Maillardoz, âgé de 69 ans, se retire de ses fonctions.
- 1982 En plein scandale du Banco Ambrosiano, le banquier Roberto Calvi est retrouvé mort à Londres. Le Vatican convie trois banquiers, dont le Fribourgeois Philippe de Weck, pour faire la lumière sur l’IOR, lequel est impliqué. La même année décède Henri de Maillardoz.
- 2012 Acculé par les autorités européennes de lutte contre la criminalité en col blanc, le Vatican nomme le Fribourgeois René Brülhart responsable de la cellule antiblanchiment d’argent du Saint-Siège.