Portrait. Pour certains Américains, le succès se mesure en kilos pris et en centimètres de tour de taille gagnés. Ils appartiennent à une étrange sous-culture née dans le sillage de la Fat Pride.
C’est l’un des tout premiers souvenirs de Michael*.«Je jouais dans un bac à sable et je me suis mis à rembourrer mon t-shirt avec du sable pour avoir l’air plus gros», raconte l’Américain de 28 ans. Vers 5 ou 6 ans, il s’amuse à se promener dans sa chambre avec des coussins sous ses habits. Puis il n’y songe plus. Jusqu’à l’âge de 21 ans, lorsqu’il rencontre un homme qui devient son amant et l’encourage à prendre du poids. «Cela m’a paru tout naturel, raconte ce professeur de musique qui vit dans l’Indiana. Mon corps tout maigre m’avait toujours semblé étranger.»
Les kilos, alimentés à l’aide de pizzas, de glaces et de milk-shakes, s’entassent rapidement. Aujourd’hui, ce grand brun aux traits poupins pèse 169 kilos. «Ce n’est pas assez, dit-il. Je n’ai pas encore atteint le corps dans lequel je me sentirai confortable.» Pour financer sa nouvelle passion, il vend des vidéos en ligne qui le montrent en train d’engloutir des quantités astronomiques de nourriture, sous le pseudonyme de Stuffmebloated.
Michael appartient à une sous-culture particulièrement obscure et clandestine, celle des gainers. Les membres de cette communauté ont pour objectif de prendre un maximum de poids, et de documenter leur progression. «Les gainers sont apparus dans les années 90, comme un dérivé du mouvement d’acceptation des gros (fat pride, ndlr)», raconte Katharine Gates, qui a rédigé un ouvrage intitulé Deviant Desires. C’est à cette époque qu’une newsletter dotée de 400 abonnés, Encouragement, est apparue à New York. Puis une convention, EncourageCon, s’est tenue en 1992 en Pennsylvanie.
«Ce qui a vraiment fait exploser le mouvement, c’est l’internet, en permettant aux membres de cette communauté de se retrouver», relève Frédéric Moffet, un professeur de cinéma qui a réalisé un documentaire sur les gainers. Il existe désormais toute une série de réseaux sociaux gays et hétérosexuels destinés aux gainers – à l’image de Grommr, Feabie, Belly Builders, Bigger City ou Fantasy Feeder. Une galaxie de blogs et de podcasts a également vu le jour. Les gainers se retrouvent parfois dans le monde réel, lors de la convention annuelle Expansion ou pour des sorties au restaurant, les GrommOffs. A Seattle, un camp d’été aide les plus motivés à prendre du poids. Les participants sont pesés à leur arrivée et à leur départ.
Les gainers se passent des recettes ultracalorifiques, comme le chili aux chips et au fromage ou le sandwich frit au beurre de cacahuète et à la banane, et se donnent des conseils pour absorber le plus de gras possible, comme boire un litre d’huile ou de crème entière. «J’ai récemment découvert que si je fumais du cannabis, cela augmentait mon appétit et détendait mes muscles, ce qui me permet de manger quasi en continu», relate Michael. D’autres boivent des shakes protéinés destinés aux sportifs d’élite.
«Parfois, le gainer se trouve un «encourageur» qui l’aide et le soutient dans sa démarche», indique Frédéric Moffet. Ce dernier va jusqu’à les nourrir à la main ou à l’aide d’un entonnoir. Les plus extrêmes ont pour but de devenir si gros qu’ils sont immobilisés, incapables de se déplacer et de se nourrir sans l’aide de leur encourageur.
Une forme de protection
Leurs motivations sont diverses. «Pour certains, il s’agit d’une forme de protestation contre la pression sociale de manger sainement ou de rester mince», fait remarquer la psychologue spécialiste des comportements alimentaires extrêmes Joy Jacobs. En devenant le plus gros possible, ils brisent un tabou. «Ils sont attirés par le côté interdit et sulfureux de ce comportement», estime Frédéric Moffet.
Le discours de certains gainers évoque celui des transgenres, poursuit Joy Jacobs. «J’avais l’impression d’être né dans le mauvais corps, écrit l’un d’entre eux sur son blog. Je me sentais froid, isolé, nu.» Face à cette discrépance, ils modifient leur corps pour le rendre plus conforme à leur ressenti intérieur. Pour une poignée d’entre eux, la prise de poids représente une forme de protection. «Surtout chez ceux qui ont été abusés enfants, relève la psychologue. Cela leur permet d’éviter de devenir un objet de désir.»
Frédéric Moffet a rencontré un gainer homosexuel qui se sentait davantage en sécurité dans sa petite ville rurale avec son bide à bière. «Cela lui permettait de passer inaperçu, car il ne collait plus au stéréotype du gay mince et soigné», dit le cinéaste.
A l’inverse, pour beaucoup de gainers, la prise de poids comporte une dimension sexuelle. «Le fait de manger, de se peser et de se mesurer est investi d’une forte charge érotique chez eux, détaille Katharine Gates. Et lorsqu’ils font intervenir un encourageur, cela instaure une dynamique de domination proche du sadomasochisme.»
Chez d’autres, elle relève plutôt du trouble alimentaire. «Ils se remplissent de nourriture pour combler un vide existentiel et cela devient une addiction», souligne Terese Katz, une spécialiste de l’hyperphagie compulsionnelle. Perdre à ce point le contrôle sur les aliments qu’on ingurgite est très effrayant. «S’identifier à la communauté des gainers représente une façon de se rassurer, de percevoir son comportement comme un choix de vie plutôt qu’une maladie», complète Joy Jacobs.
Une dangereuse addiction
Les deux psychologues s’accordent sur les ressemblances entre les gainers et la communauté pro-ana, qui encense l’anorexie. «Dans les deux cas, leurs membres retirent de la satisfaction de leur trouble, car leur comportement est en adéquation avec l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, un phénomène surnommé l’égosyntonie», détaille Joy Jacobs.
Luke, un Canadien de 22 ans qui pèse 350 kilos, ne dispute pas cette analogie. «J’ai toujours été gros, raconte-t-il dans un podcast. A 10 ans, je faisais déjà 136 kilos. Ma famille passait son temps à me ridiculiser et à me critiquer. A force qu’on me traite de monstre, j’ai commencé à y croire.» A 18 ans, il sombre dans la dépression. «La nourriture est devenue une façon pour moi de gérer mon anxiété», glisse-t-il. Un jour, il découvre un site pro-ana. «Du jour au lendemain, je me suis mis à faire trois heures de sport par jour et à me limiter à 200 calories quotidiennes», dit-il. Il envisage même de se faire poser un anneau gastrique et fréquente une clinique pour les troubles alimentaires.
Mais rien ne marche. Car Luke a un secret. «Tout au fond de moi, je ne voulais pas perdre du poids, j’aimais mon corps obèse», livre-t-il. Il décide alors d’arrêter de se battre pour se débarrasser de ses kilos superflus et rejoint le réseau de gainers Grommr. «Pour la première fois de ma vie, j’étais populaire, on célébrait mon corps au lieu de le dénoncer», sourit-il. Aujourd’hui, il est devenu une véritable star dans la communauté et il vit des vidéos qu’il vend aux autres gainers. Il s’est fixé un nouvel objectif: atteindre 800 livres (364 kilos).
Tout n’est pas pour autant rose. Son poids l’empêche de marcher, de prendre une douche ou de travailler. Il ne sort plus de chez lui. D’autres gainers souffrent de diabète, de maux de dos, de problèmes de cœur ou d’hypertension. «Tous les gainers que j’ai rencontrés avaient en tête les dangers pour leur santé et s’en inquiétaient, relève Frédéric Moffet. Mais ils se voyaient comme des drogués. Ils disent: «Je sais que ce n’est pas bien pour moi, mais je suis accro.»
* Prénom d’emprunt