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Hôtellerie lausannoise: la bataille des cinq-étoiles

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Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 05:49

Enquête. Avec l’ouverture du Royal Savoy, la capacité d’accueil des cinq-étoiles de la capitale vaudoise passera de 300 à 500 chambres. Ce nouveau concurrent, financé par le fonds souverain du Qatar, vient bousculer le Beau-Rivage et le Lausanne Palace, deux établissements propriétés de la Fondation Sandoz.

Valère Gogniat

Alain Kropf s’arrête brusquement et lance un coup d’œil amusé derrière lui: à quelques mètres du directeur du Royal Savoy trône un grand escabeau de chantier sous lequel on devine quelques éclats de plâtre arrachés au plafond. L’électricien est encore au travail. Pas loin, deux touristes asiatiques sirotent un thé dans une verrière inondée de soleil. Après cinq années de travaux et plus de 100 millions de francs d’investissements, le troisième palace de Lausanne a entrouvert ses portes au début du mois de novembre. Pour l’heure, les premiers clients doivent partager les salons feutrés de l’établissement avec les employés du chantier. Et cohabiter avec les occasionnelles plaintes des scies sauteuses et autres perceuses.

Alain Kropf ne s’en formalise pas. «L’autre jour, un client s’est plaint que l’ouvrier qui sciait des dalles sur la terrasse faisait trop de bruit… Nous avons simplement demandé à ce dernier de reprendre son travail plus tard», raconte-t-il tout en nous guidant dans les plus belles chambres de l’établissement. Il reconnaît avoir ouvert son hôtel «tôt», mais explique qu’une importante fédération sportive lui promettait la location d’une cinquantaine de chambres s’il arrivait à être prêt début novembre. Il a sauté sur l’occasion. En outre, cela faisait déjà plusieurs mois que la renaissance du Royal Savoy était repoussée: changements d’architectes, problèmes avec les entreprises engagées sur le chantier… L’hôtel a cumulé les déboires.

«Le nouveau bâtiment qui contient le spa sera prêt fin janvier. Et l’inauguration officielle a été agendée au mois de mai prochain», précise Alain Kropf en accédant à la somptueuse terrasse panoramique. Le but premier de cet investissement à 160 millions n’est certes pas de gagner de l’argent à court terme. Mais les propriétaires du Savoy – la Katara Hospitality, bras hôtelier du fonds souverain du Qatar, qui possède le Schweizerhof à Berne ainsi que le Bürgenstock au bord du lac des Quatre-Cantons – attendent d’Alain Kropf que l’hôtel soit rentable dès 2016. Pour l’heure, il se réjouit surtout de pouvoir «rendre le Royal Savoy aux Lausannois».

La vue depuis le toit du palace est à couper le souffle. Le bar qui y sera installé réjouira sans doute de nombreux habitants de la ville. Détail cocasse: ce Sky Lounge n’offre pas qu’un panorama somptueux sur les eaux du Léman. Mais, et de manière tout à fait symbolique, il donne un aperçu sur le Lausanne Palace (au nord) et le Beau-Rivage Palace (au sud). Alain Kropf sourit: «Ce sont mes amis et compétiteurs…» Manque de chance, les deux établissements cinq étoiles sont dans le même camp: ils appartiennent à la Fondation de famille Sandoz.

C’est un fait, le Royal Savoy devra batailler dur pour regagner sa place de palace lausannois. A court terme, il est certain que l’on observera une dilution de la clientèle pour les trois hôtels, car la capacité des palaces lausannois va passer de 300 à 500 chambres d’un seul coup. «+ 66%! La demande hôtelière ne peut pas croître aussi vite», confirme François Dussart, à qui la Fondation de famille Sandoz a confié la responsabilité de ses établissements lausannois et neuchâtelois.

A moyen et long termes, en revanche, c’est plus flou. Si l’on regarde le verre à moitié plein, on imagine que la demande globale pourrait augmenter. «Quand il n’y a qu’un antiquaire dans une rue, il ne vend rien. Quand il y en a cinq, les affaires marchent bien mieux», image Jean-Jacques Gauer. L’emblématique directeur du Lausanne Palace se montre fair-play: il affirme que cette dynamisation de la concurrence est très saine. Et qu’une meilleure offre ne peut que doper la demande. «Quand John Kerry était venu au Beau-Rivage pour les négociations avec l’Iran, cela avait amené des délégations dans les autres hôtels de la ville», se souvient-il.

Au bord du lac, quand l’on retrouve Nathalie Seiler-Hayez sur «sa» terrasse du Beau-Rivage, les échos sont identiques. Arrivée de Londres en septembre dernier – pour prendre les commandes de cet hôtel dans lequel elle avait déjà travaillé comme stagiaire – la nouvelle directrice générale du palace maintient que l’ouverture du Savoy permettra de faire encore davantage rayonner la région entière. «Je n’ai pas beaucoup de copains londoniens qui viennent passer un week-end à Lausanne. C’est inadmissible et cela doit changer!» Le credo de la quadragénaire est simple: plus il y a de palaces, mieux c’est.

Nouvelle dynamique

Toujours dans le positif, l’ouverture du Royal Savoy devrait même stimuler la qualité de l’ensemble du parc hôtelier lausannois. «Les cinq-étoiles sont très importants dans un pays, car ils tirent tous les établissements vers le haut», observe Christine Demen Meier. Le mécanisme décrit par cette professeur à l’Ecole hôtelière de Lausanne est simple: il suffit qu’un cinq-étoiles en période de faible demande applique une tarification agressive pour que son offre entre en concurrence directe avec celle des quatre-étoiles environnants. Ces derniers doivent donc être plus proches des cinq étoiles que des trois étoiles. Par cascade, tous les hôtels profitent alors de cette nouvelle dynamique.

Il est aussi possible d’envisager le verre à moitié vide. La conjoncture, d’abord, est défavorable. Même s’il est admis que le franc fort touche davantage les trois et quatre-étoiles que les deux et cinq-étoiles. Ensuite, si la «guerre des cinq-étoiles» de Lausanne telle qu’on l’imagine – avec ses prix cassés et ses accès bradés aux piscines et aux jacuzzis de première qualité – n’aura pas lieu, la lutte pourrait se révéler un brin plus subtile. Car il faut également avoir en tête qu’au-delà des belles façades et des chambres luxueuses, les deux hôtels de la Fondation Sandoz visent en fait des clientèles bien différentes. Et se sont déjà partagé le marché.

Résumé grossièrement, le Lausanne Palace est d’abord un hôtel de ville qui cible essentiellement le marché suisse, où l’on fait du business. Son directeur répète volontiers qu’avec ses quatre restaurants, c’est aussi un centre de rencontre pour les Lausannois. De son côté, le Beau-Rivage cherche plutôt à attirer les riches vacanciers en villégiature. Sa clientèle est essentiellement européenne (30%), suisse (20%) et américaine (15%). Le premier réalise de bonnes affaires l’hiver, l’autre se concentre sur l’été. Cette distinction se traduit encore dans les prix moyens des chambres: 390 francs pour le Lausanne Palace, autour des 550 pour le Beau-Rivage. «Les deux hôtels s’emboîtent. C’est d’ailleurs justement pour cette raison que la Fondation de famille Sandoz a repris le Lausanne Palace», souligne François Dussart.

Miser sur les différences

«Tout l’enjeu, pour Lausanne, sera de voir lequel des deux le Royal Savoy va viser», commente le conférencier français et spécialiste des palaces Laurent Delporte. Si l’on ne se fie qu’au prix moyen de ses chambres (380 francs), le Royal Savoy s’attaque frontalement à la clientèle du Lausanne Palace. Cette impression se renforce encore lorsqu’on entend Alain Kropf dessiner l’avenir idéal de son futur hôtel. Et répéter son vœu de «rendre le Savoy aux Lausannois». Cela expliquerait d’ailleurs pourquoi le Lausanne Palace s’est lié à son rival en avril de cette année. Menacé par l’ouverture imminente de ce concurrent direct, à la peine pour consentir de nouveaux investissements pourtant nécessaires, le Lausanne Palace s’est ainsi rapproché de la Fondation Sandoz pour discuter de possibles synergies. Pour être plus efficaces ensemble.

Attention, «si les palaces commencent à se faire la guerre entre eux à Lausanne, c’est qu’ils n’ont rien compris», assène Laurent Delporte. Au contraire, pour le spécialiste français, chaque établissement devra maintenant miser sur ses différences – le Savoy disposera par exemple de la plus grande salle de conférences de la ville (535 mètres carrés!). Ou carrément inventer de nouveaux services. «Le partenariat annoncé entre le Royal Savoy et la Clinic Lemanic est à ce titre une excellente idée», juge Laurent Delporte. Dans un dossier de presse, on explique en effet que l’hôtel proposera différents traitements issus de la clinique basée à l’avenue de la Gare. Mais est-ce que les services comme «la méthode du Dr Simonin» – qui, grâce à des électrodes en or 18 carats, «ralentit le vieillissement et les troubles de la cicatrisation de la peau» – permettront au Savoy de retrouver sa clientèle? Réponse dès le mois de mai prochain. Quand les restes de plâtre et les échelles de chantier auront définitivement disparu du hall marbré du Royal Savoy.

Les palaces, une tradition Suisse

La Suisse compte une grande densité d’établissements de cinq étoiles: 41, si l’on s’en tient à la liste des membres de l’association Swiss Deluxe Hotels. Le Lausanne Palace et le Beau-Rivage en font partie, alors que ce n’est pas le cas du Royal Savoy – comme une «dizaine d’autres établissements», estime Christine Demen Meier, de l’Ecole hôtelière de Lausanne.

Pourquoi autant? La raison est historique, explique la spécialiste. Aux XVIIIe et XIXe siècles, la Suisse est devenue une destination touristique pour l’aristocratie anglaise qui voulait faire son «grand tour» – une tournée des pays d’Europe, sorte de rite de passage de l’adolescence à l’âge adulte. Ainsi, les premiers palaces ne sont pas nés dans les grandes villes, mais plutôt à Bad Ragaz, Lauterbrunnen, etc. La Suisse a également très tôt acquis une tradition d’excellence dans le service mais aussi dans l’innovation. En 1878, l’électricité est arrivée en Suisse pour la première fois au Kulm de Saint-Moritz. C’était le premier hôtel du monde à illuminer ses couloirs et ses salons grâce aux premières ampoules électriques.

Cette histoire, cette tradition, cette «âme», comme l’appelle Christine Demen Meier, est d’ailleurs ce qui contribue, notamment, au succès des palaces suisses. «Ces critères nous différencient de l’Asie ou du Moyen-Orient. Les clients viennent chercher l’histoire de ces palaces. Cela fait rêver même les gens très fortunés, cela les conforte dans l’idée qu’ils sont exceptionnels…»

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Régis Colombo www.regiscolombo.com
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Photomontage: L’Hebdo / DR
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