Interview. Quelles sont, pour une collectivité, les conditions de la résilience? Grand avocat de cette notion, Boris Cyrulnik explique. Il se prononce contre les camps d’internement pour les suspects de radicalisation et pour la création d’une université coranique.
La France est un pays traumatisé. Comment peut-elle entrer en résilience?
Tous les malheurs, aussi terribles soient-ils, ont un après-coup. Mais on n’y est pas encore: le moment présent est celui de l’affrontement. Plus tard, après d’autres morts et d’autres souffrances, notre pays pourra entamer un processus de résilience. Comme il l’a fait après d’autres traumatismes historiques, et comme l’ont fait l’Allemagne, l’Espagne, l’Angleterre et bien d’autres. Les conditions de la résilience peuvent se résumer en deux mots-clés: soutien et sens.
Le soutien s’est manifesté immédiatement…
C’est vrai. La majorité des Français ont bien réagi. De différentes façons, ils ont délivré ce message aux victimes: «On est avec vous.» C’est le soutien affectif: il est très important de ne pas laisser seule une personne traumatisée. Quand le cerveau ne fonctionne plus, quand on est muet et sidéré, le fait d’être entouré, de savoir que l’on parle de vous est un facteur de résilience. L’autre aspect du soutien est social. Et là aussi, quand on voit le travail des hôpitaux et des équipes d’intervention d’urgence, on peut dire que ça fonctionne bien.
L’étape suivante, c’est trouver un sens aux événements? Nettement plus difficile…
En effet, et pourtant: face à une telle violence, ni la haine ni le pardon ne sont une réponse. La seule manière de faire face, c’est comprendre. Comment est-il humainement possible d’agir de manière aussi absurde? D’aller tuer des jeunes gens qui vont innocemment passer une soirée ensemble et écouter de la musique? Des jeunes de toutes origines, notez: car cette fois, parmi les victimes, il y a des Arabes et des musulmans. Et justement, cette constatation permet d’avancer dans la compréhension du massacre précédent, celui de Charlie Hebdo: il a été perpétré avec l’alibi du blasphème, on voit aujourd’hui à quel point cet alibi était mensonger.
Comment comprendre l’effet de contagion dont bénéficient les idéologues de Daech?
C’est une contagion par l’émotion. Le discours totalitaire est structuré de manière à provoquer des émotions intenses. Il s’efforce tout d’abord de susciter l’indignation des foules pour mieux les manipuler une fois chauffées à blanc. Il utilise un langage lyrique, proche de celui des sectes, avec des phrases brèves et des slogans répétés, pour un effet proche de celui de l’hypnose. Marie Chaix, dans Les lauriers du lac de Constance, raconte très bien l’effet des discours de Hitler sur ses parents: ils entraient en transe émotionnelle, elle le sentait et cela provoquait sa gêne. C’est la contagion par l’émotion, l’épidémie de croyance, qui a permis aux nazis, ultraminoritaires en 1929, de triompher dix ans plus tard.
Comment la combattre? Enfermer les milliers de suspects de radicalisation dans des camps d’internement, comme le demande Laurent Wauquiez, secrétaire général des Républicains?
Ça, c’est la réponse totalitaire au discours totalitaire. Et c’est le plus sûr moyen de susciter des violences encore plus grandes. Les effets de l’enfermement dans des camps sont connus et documentés: en quelques jours à peine, les prisonniers sont désocialisés et on voit apparaître des processus de socialisation archaïques, avec des caïds de 13-14 ans qui font régner la loi du plus fort, flanqués de trois ou quatre femmes, toutes enceintes… Non, la réponse à l’épidémie de croyance passe par l’éducation et la culture.
Plus spécifiquement?
Il y a, en France, des foyers de déculturation. Dans certains quartiers, on a abandonné les jeunes à eux-mêmes et à la loi du plus fort, en supprimant les éducateurs et la police de proximité. Nicolas Sarkozy disait: on ne va pas payer des policiers pour qu’ils jouent au foot avec les mômes. Eh bien si: quand un policier joue au foot, il noue des liens. Les rencontres, les discussions, le théâtre, cela devrait faire partie de l’éducation. Dans la Grèce antique, le théâtre était obligatoire et il avait une fonction démocratique: les citoyens étaient convoqués au spectacle et, à la fin, invités à débattre des thèmes citoyens soulevés par la pièce.
Bien des gens, à Paris, ont frôlé la mort vendredi dernier et ne sont vivants que par une chance inouïe, comme notre témoin le raconte en page 10. Sont-ils condamnés à affronter la culpabilité du survivant?
C’est un symptôme fréquent, mais pas obligatoire. Ceux qui bénéficient d’une assise psychique bâtie sur la confiance et qui, après le trauma, ont été suffisamment sécurisés peuvent y échapper.
Autrefois, les victimes étaient condamnées au silence. Aujourd’hui, ne risquent-elles pas de souffrir de la surmédiatisation?
Il est vrai que la culture a évolué. Jusqu’à la guerre du Vietnam, la victime devait avoir honte. C’est ce que j’ai vécu au sortir de la guerre: non seulement les rescapés de l’Holocauste n’avaient droit à aucune aide sociale, mais en plus ils devaient se taire. Aujourd’hui, la victime est encouragée à parler parce qu’on sait que se taire, c’est se faire complice de l’agresseur. Mais pour parler, il faut qu’elle y soit prête et ne pas y avoir été forcée. Et vous avez raison, la surmédiatisation constitue un risque: si, aux images de la violence, s’ajoute la mémoire des mots qui la décrivent, on peut aggraver le syndrome traumatique. Pour le moment, les médias ont bien fait leur travail. Mais avec les jours qui passent, il y a le risque que, n’ayant plus rien d’important à dire, ils se focalisent sur des détails, créant un effet hypnotique qui n’aide en rien à la compréhension des événements.
Vous êtes partisan de la création d’une université coranique.
L’idée n’est pas très populaire, je sais, mais je pense qu’il faut créer ce type d’institution en France, où des imams soient formés dans le respect de la démocratie et où les musulmans puissent se mettre d’accord sur ce que c’est que le Coran. Toutes les religions sont respectables, mais toutes les religions ont leurs extrémismes. Et ce qui n’est pas respectable, c’est l’esprit totalitaire des religions. Il y a actuellement en Europe des imams qui expliquent, dans leurs prêches, qu’il faut tuer un juif et deux chrétiens pour être assis à la droite d’Allah. Et qu’à écouter de la musique, on se transforme en porc ou en singe. C’est stupéfiant et inacceptable. Il faut que les imams soient contrôlés par les musulmans eux-mêmes.
La majorité des musulmans condamne l’islam radical.
Oui, et les musulmans français ont bien réagi à la tragédie du week-end dernier. Ils ont dit: ce n’est pas nous. Cela montre qu’on pourra peut-être éviter le clivage religieux, piège absolu pour l’avenir. Nous vivons en effet un moment critique. Soit nous refusons de nous laisser piéger par le racisme anti-arabe et anti-musulman, et les circonstances présentes offrent une belle occasion d’inaugurer une nouvelle manière de vivre ensemble. Soit nous ratons ce virage. Nous entrons dans la logique des ratonnades anti-musulmanes qui, malheureusement, se sont déjà produites ici et là. Et nous allons vers la guerre; ce sera alors le triomphe des fanatiques.
Profil
Boris Cyrulnik
Neurologue, psychiatre et éthologue né à Bordeaux en 1937, il a promu la notion de résilience avec Un merveilleux malheur (1999, Odile Jacob) et les nombreux ouvrages qui ont suivi. Transformer le traumatisme en force de vie, c’est ce qu’il a fait lui-même, après avoir, enfant, échappé à l’Holocauste.
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