Décryptage. Les organisations patronales se déchirent sur les moyens de défendre les bilatérales. Une partie de billard à plusieurs bandes où les euroturbos ne sont pas ceux que l’on croit.
Les accords bilatéraux, pour les milieux économiques, sont la clé de voûte de la prospérité suisse. Mais derrière cette belle unité, c’est la guerre entre les organisations qui les représentent. La guerre entre celles qui pensent que ces accords sont sérieusement en danger par la mise en œuvre du vote du 9 février et qui sont prêtes à leur sacrifier beaucoup de choses. Et celles qui, soutenues par la nette avancée de l’UDC lors des dernières élections fédérales, sont opposées à toute souplesse. De l’issue de cette bataille dépend bien sûr le sort des salariés, mais surtout le futur des relations entre la Suisse et l’Union européenne.
L’enjeu de la bagarre, c’est le renforcement des mesures d’accompagnement. Ou, en termes plus concrets, du nombre d’inspecteurs du travail chargés de lutter contre le dumping salarial induit par les abus d’emplois de travailleurs étrangers ou détachés. «Si l’on veut s’assurer du soutien populaire en faveur des bilatérales, il faut, en échange, donner aux gens le sentiment que l’on prend leurs préoccupations au sérieux, plaide Blaise Matthey, directeur général de la Fédération
Entrepreneurs sous pression
Les Genevois, comme la majorité des autres cantons romands, du Tessin et des autres régions proches de la frontière, sont particulièrement sensibles au problème de la concurrence déloyale. Ils cumulent la plus forte proportion de travailleurs étrangers, souvent des frontaliers, et connaissent des taux de chômage généralement plus élevés que la moyenne suisse. Ils savent que s’ils ne combattent pas efficacement le travail au noir, ils laisseront s’accroître auprès du public le sentiment que la libre circulation des personnes contribue à la baisse des salaires et à l’augmentation du nombre de sans-emplois, ouvrant la voie à un possible rejet dans les urnes.
Le manifeste Ermotti
La position des entrepreneurs lémaniques et tessinois se heurte cependant à une forte résistance dans le reste du pays. «Nous ne voulons pas que le modèle genevois s’étende à la Suisse entière», souligne Philippe Cordonier, responsable pour la Suisse romande de Swissmem, qui regroupe l’industrie des machines. Pourquoi? Parce que «l’initiative du 9 février n’a pas répondu à des inquiétudes concernant des baisses de salaires, mais visait à maîtriser l’immigration», affirme Hans-Ulrich Bigler, directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), l’association faîtière des petites et moyennes entreprises. En revanche, un tel renforcement donnerait un avantage aux syndicats, perspective que le patron des petits patrons combat.
Les membres de l’USAM et de Swissmem redoutent surtout la hausse des coûts qu’entraînerait, croient-ils, l’embauche de nouveaux inspecteurs du travail, au moment où ils subissent l’impact du franc fort. «Une entreprise sur trois prévoit de faire des pertes cette année», rappelle Philippe Cordonier.
Leur résistance se nourrit aussi du renforcement de la droite au Conseil national à l’issue des élections fédérales de cet automne. Renforcement qui donnerait de l’élan aux partisans du «moins d’Etat», dont la pensée a été résumée dans le manifeste lancé en février dernier par le directeur général d’UBS, Sergio Ermotti. Ce dernier appelait à une vaste réforme libérale de l’économie suisse pour contrer les effets du franc fort et parer aux répercussions d’initiatives populaires comme l’imposition des héritages, pouvant «détériorer les conditions-cadres» de la prospérité helvétique.
Les circonstances avaient de quoi rendre le banquier non seulement inquiet mais aussi furieux. Alors que les perspectives de croissance de l’économie suisse plongeaient soudainement de près de 2% en 2014 à pratiquement zéro cette année, sa banque se voyait imposer par les autorités de surveillance financière un nouveau relèvement de ses fonds propres. De quoi tenter les dirigeants de la Bahnhofstrasse de chercher alliance avec les milieux politiques susceptibles de faire pression sur la BNS et la Finma pour les amener à modérer leurs exigences.
Le premier consensus de cette nouvelle majorité est la décision prise le 4 décembre par le Conseil fédéral d’invoquer une «clause de sauvegarde» en cas de trop forte immigration. Un compromis qui contenterait à la fois les milieux économiques attachés à la libre circulation et l’UDC. Un accord préalable sur la question aurait-il été pris entre les milieux intéressés, comme le suggérait la SonntagsZeitung? «Pour qu’il y ait accord, il faut une négociation. Or, celle-ci n’a jamais eu lieu», lance Blaise Matthey. Et pour cause. Les oppositions restent très nombreuses. Au premier rang desquelles un milieu inattendu et soudainement europhile après être resté très longtemps eurosceptique: les banquiers privés.
Ces derniers ont tout intérêt à un apaisement du débat européen, le plus rapidement possible. Pour une question de calendrier qu’expose Jan Langlo, directeur de l’Association de banques privées suisses: «Les banques suisses restent exclues du marché des services financiers de l’Union européenne. Pour en obtenir l’accès complet, la Suisse doit conclure un accord sectoriel avec Bruxelles. Or il ne sera possible qu’après la ratification d’un accord institutionnel entre les deux parties. Or cette négociation aura bien peu de chances d’aboutir si les accords bilatéraux sont mis en danger à cause de la libre circulation des personnes.»
L’accord de 1972
Conséquence de leur isolement européen, les banques suisses doivent développer leur présence dans les pays de l’UE, ce qui se fait au détriment de la place financière domestique. «Soixante pour cent des emplois supplémentaires sont créés à l’étranger depuis 2007, contre 6% seulement en Suisse», poursuit Jan Langlo.
Les industriels ne sont évidemment pas confrontés au même défi que les banquiers, ce qui explique leur rigidité face à l’UE. Le grand marché européen leur est ouvert depuis 1972 et la conclusion du traité de libre-échange, ainsi que par de nombreuses dispositions de détail leur garantissant un traitement égal à celui de leurs concurrents de l’UE. Mais ces avantages pourraient bien être remis en question, comme le soulève Blaise Matthey: «L’industrie a tort de croire que des domaines aussi variés et essentiels que les certifications ou les marchés publics ne seraient pas remis en question. Enfin, elle ne pourra pas s’offrir le luxe de rester en dehors des discussions autour du traité de libre-échange nord-atlantique. Elle a donc tout intérêt à ne pas mettre les bilatérales en danger.»