Reportage. Deux Français ont fait revivre au Mexique l’apiculture traditionnelle maya. Le succès de leur miel aiguise bien des appétits commerciaux. Et leur abeille sans dard et aux yeux bleus fait rêver.
Camille Lavoix Tulum
Tulum, sur la côte est du Mexique. Les touristes y viennent pour ses plages de sable blanc, ses eaux turquoise, sa jungle tropicale, et son ancienne cité maya. Mais les descendants du peuple qui l’édifièrent, eux, vivent pour la plupart (60%) sous le seuil de pauvreté. Or, voilà que la communauté a découvert, il y a deux ans, un véritable trésor: Melipona beecheii. Il s’agit d’une abeille qui ne pique pas et qui a été ressuscitée par une joyeuse troupe composée d’entrepreneurs français, d’une Prix Nobel de la paix guatémaltèque, de scientifiques et même d’experts des Ministères de l’agriculture français et allemand.
«J’étais psy et Charlie ingénieur en bâtiment», lâche affablement Stéphane Palmieri en guise de présentation. Il y a dix ans, les deux Parisiens ont monté un hôtel à Tulum. Depuis, en se plongeant dans l’histoire de la région, Stéphane n’a cessé de croiser la mélipone, une abeille native (c’est-à-dire non importée par les colons), sans dard. «Durant la conquête, les récits des Espagnols évoquent des milliers de colonies dans chaque village. Le miel et la cire des mélipones étaient la principale richesse de la région, on en prélevait un impôt.»
Plus Stéphane cherche, plus il s’étonne des qualités exceptionnelles attribuées à ce miel. Utilisé par les sages-femmes mayas lors des accouchements, il était aussi utilisé pour les problèmes de rétine et pour les soins de la peau. Et bien sûr dégusté comme met. Fantastique! En bon entrepreneur et apiculteur amateur (il possédait 300 ruches bios en France), Stéphane a voulu acquérir de ce miel pour en vendre à l’hôtel, à tartiner ou comme produit de soins. Sauf que 80% des colonies d’abeilles avaient disparu ces trente dernières années. Et le savoir-faire des apiculteurs mayas avec.
«Sauver les abeilles au nom de la biodiversité, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. On s’est rendu compte qu’il y avait un vrai marché au niveau mondial. Je reçois souvent des demandes d’entreprises cosmétiques du Canada ou d’Allemagne. Cependant, nous ne voulons pas que les Mayas soient écartés des affaires faute de moyens pour investir, comme cela a été le cas pour le cacao et la vanille. Nous avons donc créé, en octobre 2013, la Fondation Melipona maya, que je préside.»
Le calcul est simple: une seule colonie de 3000 abeilles produit 3 kilos de miel par an. Celui-ci est vendu 30 euros le kilo aux entreprises et 90 euros au détail, ce qui se traduit par un revenu de 120 euros annuels par colonie. Un apport considérable pour une population qui vit très humblement, presque en autarcie. Et Stéphane assure que si le producteur respecte les règles, il n’en aura que pour «deux fois dix minutes par an» pour entretenir la ruche.
En 2014, environ 200 kilos ont été produits. D’ici à deux à trois ans, il pourrait s’agir d’une tonne annuelle. Mais mieux vaut ne pas aller trop vite, afin de préserver un positionnement de miel rare et cher, ce qui représente une bonne valorisation du produit. «D’ailleurs, lors des concours gastronomiques, il est toujours placé hors catégorie, car ce miel apporte autre chose gustativement, il est différent», renchérit l’entrepreneur.
Stéphane sait qu’il ne vend pas qu’un produit, mais aussi toute la charge émotionnelle du miel indigène, sa tradition culturelle et la cosmovision – «Nous sommes la Terre, en prenant soin d’elle nous prenons soin de nous» –, ses effets thérapeutiques traditionnels, le cachet artisanal d’un produit extrait à la seringue.
Appropriation commerciale
Même si Stéphane veut limiter les quantités produites, les essaims et les ruches ont un coût. L’entreprise familiale Ballot-Flurin, installée dans les Pyrénées, semblait être le partenaire idéal. Ses produits naturels à base de miel se vendent comme des petits pains. Avec sa cinquantaine d’employés, elle est en pleine santé, connaît un rythme de croissance de 15% annuels. L’entreprise s’embarque dès le début dans l’aventure maya en y investissant 32 000 euros. Objectif: permettre à la fondation présidée par Stéphane d’acheter les 250 dernières colonies mères d’abeilles, les sauvegarder et les développer tout en valorisant le produit grâce à une ligne de cosmétiques haut de gamme à base de miel de mélipone.
C’est ainsi qu’en octobre 2014, la ligne de cosmétiques Melipona voit le jour en France. Catherine Ballot-Flurin, sa directrice, ne doute pas de son fort potentiel. «Les clients veulent des produits naturels, mais avec un effet immédiat. La crème Melipona réunit ces conditions, la peau semble se couvrir de paillettes, elle devient immédiatement lumineuse, c’est impressionnant.»
Mais lorsque Catherine montre le packaging à Stéphane, celui-ci tique en y voyant un petit r cerclé (®).
L’entreprise a déposé le nom Melipona. Or, il s’agit du nom de l’abeille. «Nous ne voulons pas bloquer l’importation de Melipona, mais simplement éviter le biopiratage, se défend Catherine. Sinon, quand un produit devient à la mode, les entreprises se targuent de l’utiliser sans que l’on puisse vérifier si c’est vrai et les populations défavorisées se mettent à faire n’importe quoi pour fabriquer le produit à tout prix.» Ballot-Flurin assure vouloir transférer d’ici peu le nom de la marque à un fonds de dotation international d’apiculteurs pour la protéger. Une décision qui réchauffera peut-être la relation avec Stéphane et les Mayas, qui n’ont pas apprécié l’appropriation de l’abeille par une entreprise privée.
Soutiens officiels
L’entrepreneur décide alors de taper haut pour éviter ce genre de malentendu. «Il est allé au Ministère de l’agriculture, à Paris, pour exposer son projet et sa fondation. Les autorités ont trouvé intéressant d’appuyer ce genre de développement», raconte Jean-Louis Buer, inspecteur général. Ce n’est pas un hasard. Ses abeilles tombent à pic dans une guerre idéologique plus large: défendre les appellations d’origine contrôlée (AOC), un concept français, et les imposer dans le plus grand nombre de pays possible face à celles de marque (à l’américaine).
«Sur le continent américain, le concept états-unien domine le marché. Mais le Mexique s’est révélé un partenaire très réceptif à la nécessité de créer de la richesse pour le producteur, de protéger sa production et la valeur de son savoir-faire sur le modèle de l’AOC française. Bref, d’assurer un développement économique respectueux de l’environnement et de la protection intellectuelle», explique-t-on au ministère.
Bonnes nouvelles
Aujourd’hui, dans le petit paradis mexicain de Stéphane, ce sont 300 colonies d’abeilles qui bourdonnent. L’entrepreneur veut doubler ce chiffre d’ici à deux ans. Lors de sa visite parisienne, l’apiculteur ne s’est pas seulement arrêté au ministère, il a enrôlé une autre entreprise française dans le sillage de sa fondation: Ekodev. Ce spécialiste de la responsabilité sociale des entreprises sélectionne des projets sociaux pour ses clients et leur propose de les soutenir. C’est ainsi que l’assureur Aviva a installé des ruches sur ses toits et verse aux Mayas le modeste produit de la vente de leur miel. Schneider Electric ou le bailleur social Ogif sont aussi devenus parrains de mélipones.
Quand il parle des abeilles, Stéphane présente tous les symptômes de la grande passion: le débit mitraillette, les yeux qui brillent, les mains qui moulinent. Aux entreprises philanthropes, il vante le miel comme moteur microéconomique de la communauté maya. Au Ministère allemand de la coopération économique et du développement, il convainc en parlant culture et biologie. A travers l’agence allemande GIZ, présente à Tulum (et dépendant du ministère), environ 20 000 euros ont été versés à la communauté pour permettre la conservation de son savoir-faire.
Marraine guatémaltèque
A Tulum, on se réjouit de ces soutiens venus de loin, mais Stéphane n’oublie pas pour autant que, chez les voisins, au Guatemala, la communauté maya est aussi fortement présente. Le Prix Nobel de la paix Rigoberta Menchu Tum en est issue. Elle a accepté d’être la marraine de la fondation de Stéphane. Elle se sent concernée par la valorisation de sa culture à travers la mélipone qui avait été presque effacée par la colonisation de l’abeille européenne. Tout un symbole. «Ils ne vont pas seulement vendre du miel, ils vont récupérer une science pour la vie et une science qui rend heureux tous les participants», précise-t-elle. Rappelant l’importance qu’il y a à côtoyer «cet être exceptionnel» qu’est l’abeille, animal sacré dans la culture maya.
Pour Stéphane, la première étape de son projet, ressusciter et revaloriser la mélipone, s’est révélée presque trop efficace. Il s’aperçoit qu’en cherchant à attirer les soutiens, il lui est difficile d’éviter les requins. A partir d’octobre, sa fondation va arrêter de commercialiser le miel et se concentrer sur le repeuplement de la mélipone.
Echaudé par ses aventures avec Ballot-Flurin, Stéphane laissera l’activité commerciale à l’association des petits producteurs, qui comptera d’ici à l’automne une centaine de membres. A la communauté maya de veiller sur son trésor ailé. Sans jamais oublier que sa jolie abeille aux yeux bleus est bien la seule à ne pas piquer.
Un dérivé de la méliponiculture
L’avenir économique de la méliponi-culture pourrait bien être l’abeille en elle-même, et non son miel. Catherine Ballot-Flurin en sait quelque chose. Ses yogas avec les abeilles, dans les Pyrénées, quelques jours en immersion, sans protection, méditant au contact des ruches, ont un succès fou. Même la nuit, en campant au plus près des abeilles. Cette expérience hors du commun coûte 1000 euros, rien à voir avec les ventes, encore très confidentielles, des produits de beauté à base de miel de mélipone. L’entreprise n’a pour l’instant pas fait de bénéfices sur cette gamme, étant donné son investissement important auprès de la fondation.