Interview. Pour le philosophe Dominique Bourg, la COP21 signe la naissance d’une communauté internationale. Malgré ses faiblesses et ses manques, l’accord sur le climat conclu à Paris entre 195 pays plus l’UE est une réussite.
Philosophe et professeur ordinaire à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne, Dominique Bourg est aussi vice-président de la Fondation Nicolas Hulot. Laquelle s’est fortement impliquée dans la tenue de la COP21 à Paris. Ayant suivi de près les négociations qui ont abouti samedi passé au premier accord universel de lutte contre les changements climatiques, Dominique Bourg confie à L’Hebdo ses premières impressions d’observateur engagé.
Si cette COP21 est un succès diplomatique, n’est-elle pas en revanche un échec climatique comme certains commentateurs l’ont écrit?
C’est faux. N’oublions pas le contexte dans lequel cette conférence s’est déroulée: des attentats terroristes, notamment à Paris quinze jours seulement avant le début de la manifestation, des flux migratoires incessants du Moyen-Orient vers l’Europe, une montée des droites extrêmes. Autant d’événements très défavorables à la conclusion d’un accord sur le climat. Ajoutez à cela un Sénat américain climatosceptique qui déclare ouvertement s’y opposer.
Cela explique pourquoi le secrétaire d’Etat américain John Kerry a tenu à ce que, dans le texte de l’accord, l’engagement en première ligne des pays développés soit exprimé au conditionnel: «should» au lieu de «shall». Pour ne pas heurter le Sénat?
En effet. Barack Obama s’est conduit à l’opposé de Bill Clinton, président des Etats-Unis de 1993 à 2001. Avec son vice-président, Al Gore, Clinton avait fait comme si le protocole de Kyoto signé en décembre 1997 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) allait être ratifié, alors qu’il était convaincu du contraire. Cette fois, l’exécutif américain, habitué à l’obstruction constante du législatif, s’est montré beaucoup plus habile.
Un accord a minima voire un échec de la COP21 étaient donc programmés?
Sans aucun doute. Avec une Chine affirmant en décembre 2014 qu’en aucun cas elle ne réduirait ses émissions de CO2 avant un pic attendu en 2030, une Inde répétant qu’elle ne pouvait se passer des énergies fossiles pour son développement, des pays pétroliers plus que récalcitrants, une Europe engluée dans la crise économique, etc., on allait tout doit à l’échec.
A vos yeux, la COP21 est donc une réussite?
Une réussite due notamment à la préparation de cette conférence. Les Français ont été cette fois excellents. A cent lieues d’une France-Afrique arrogante comme on a pu le voir dans le passé. Des alliances se sont tissées entre les Etats-Unis, la Chine, l’Europe et des pays les moins avancés. Le jeu Nord-Sud a, d’une certaine manière, été cassé. Aucun accord international n’a été signé depuis plus d’une décennie. Même pour le commerce, on n’y arrive plus. Que, sur le climat, on parvienne à faire signer 195 pays plus l’UE, c’est un miracle! A Paris, une communauté internationale est née.
Qu’entendez-vous par communauté internationale?
Les pays ont opté pour une grande transparence, un mot qui revient à maintes reprises dans l’accord. Ils ont mis à plat, au vu et au su de tous, leurs objectifs énergétiques et la manière d’y parvenir.
Chaque pays étant libre de mettre sur la table ce que bon lui semble, comment vérifier qu’il tient ses promesses? Où est la contrainte?
Avec 195 pays souverains, une contrainte ne peut pas être mise sur des objectifs. C’est impossible. Elle doit se limiter à la procédure, à la forme. Cela signifie que lorsqu’un pays prend un engagement, les 194 autres le regardent. On compte sur la pression que l’ensemble peut exercer sur chacun. C’est à mes yeux un mécanisme psychologique très efficace. C’est comme un village suisse: on s’autosurveille. Police-population! En outre, une opinion publique internationale se constitue, notamment à travers maintes ONG qui surveillent les engagements des uns et des autres. Aujourd’hui, même ceux qui n’ont que faire de l’état de la planète sont obligés de se soucier de leur image.
Cette COP21 n’est-elle pas finalement qu’un cadre à remplir?
En un sens oui, mais c’est décisif. Ce serait naïf en effet de croire que l’on a sauvé le monde au Bourget, à Paris. Chacun d’entre nous – les politiques, les agents économiques, les chercheurs, les ONG, l’opinion publique – doit se mobiliser. Nombreux sont les acteurs à y avoir intérêt. Chaque année, la moitié des nouvelles installations de production électrique sont renouvelables. Les investisseurs commencent à craindre pour leurs actifs carbone. Encore au début des années 60, il suffisait d’investir un baril de pétrole pour en retirer cent. C’est bel et bien fini. Aujourd’hui, le retour se situe entre vingt et trente pour le pétrole conventionnel. Pour les non conventionnels, il est plus bas encore, entre trois et cinq. En revanche, avec les panneaux solaires, le retour atteint sept à huit et se hissera à quinze dans quinze ans. Il n’était que de trois il y a quelques années. Les énergies renouvelables sont sur une courbe ascendante, les énergies fossiles sur une courbe descendante. Voilà la réalité.
Dans l’accord de la COP21, il n’y a aucune date butoir pour l’utilisation des énergies fossiles. N’est-ce pas profondément regrettable?
Bien sûr, et dans la décennie le carbone va continuer à s’accumuler! Mais l’humanité n’est pas en mesure de faire mieux. Si on laissait dès aujourd’hui 80% des fossiles dans le sous-sol, comme le préconise le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les Bourses du monde s’effondreraient, nos fonds de pension seraient ruinés. Si nous débarquons avec un accord angélique sur la table, nous n’avons pas grand-chose à espérer. Si en revanche figurent dans notre accord quelques petites pointes diaboliques, nous pouvons le faire passer.
Quelles sont ces petites pointes diaboliques?
C’est par exemple dire à l’industrie du charbon: «Développez le stockage du CO2, allez-y, c’est mieux que rien.» Laissons aux acteurs pourris le temps d’exister un certain temps. Les condamner à mort sur-le-champ équivaudrait à ruiner tout accord. Certes, on ne donne pas de date pour arriver à un pic des émissions fossiles, il n’y a pas d’objectif précis de réduction des émissions de GES, on n’évoque pas un horizon d’émission carbone zéro, on ne parle pas de sobriété énergétique. Je vois bien tout cela, je ne suis pas naïf. Mais agiter quelques chiffons rouges ne ferait qu’augmenter la vitesse du Titanic idiot qui fonce sur l’iceberg. Pour que ce dernier se déroute quelque peu de sa trajectoire suicidaire, il faut lui donner un minimum de temps et lui permettre de ralentir.
Contenir l’augmentation de la température de la planète à 2 voire 1,5 degré d’ici à la fin du siècle, n’est-ce pas totalement irréaliste?
L’objectif est en effet inaccessible. Dans l’accord, les conditions pour ne pas atteindre cet objectif sont réunies! Nous ne réviserons les objectifs nationaux que dans dix ans, or dans neuf ans nous aurons émis les 450 milliards de tonnes de CO2 supplémentaires qui nous séparent du degré et demi. Mais, encore une fois, on mise sur l’augmentation des engagements volontaires des pays, révisables tous les cinq ans. C’est valable pour le fonds vert destiné aux pays en développement qui devrait largement dépasser les 100 milliards de dollars par année. En fait, on compte sur l’aggravation du changement climatique pour que tout ce processus s’intensifie.
La taxe carbone a-t-elle été oubliée?
Non, elle figure dans la décision et c’est l’objet de la COP22. Mais un prix unique mondial du carbone n’a pas de sens. A 50 euros la tonne de carbone, le prix du ciment doublerait en Inde où le bâtiment représente 20% du PIB. Oublions! Des prix différenciés selon les régions sont en revanche envisageables. Mais il y a un problème de distorsion de concurrence difficile à résoudre.
Quelles autres solutions possibles?
Deuxième solution, la proposition de la Fondation 2019: il s’agit de faire payer un droit d’accès à l’extraction. C’est relativement aisé à contrôler mondialement. Quelque 1000 milliards de dollars peuvent être levés chaque année pour une taxe de 10 dollars par baril ou équivalent. Troisième solution, défendue par Jean-Charles Hourcade en France: on ne taxe pas la tonne de CO2 émise mais on rémunère la tonne non émise. Un pays prouvant qu’il a émis tant de CO2 en moins reçoit des certificats carbone délivrés par les banques centrales des pays de l’OCDE. Ces derniers ont la même valeur que la taxe carbone (50 euros). Cela sécuriserait les investissements vers les énergies renouvelables, avec un effet de levier débouchant sur un véritable plan Marshall en faveur d’une économie non carbonée. Les flux monétaires en apesanteur retourneraient vers l’économie réelle! Certains délégués à Paris ont été sensibles à cette idée.
La COP21 ne signe-t-elle pas la victoire du lobby nucléaire, au grand bonheur de la France?
Le célèbre climatologue américain James Hansen, affolé par l’aggravation du dérèglement climatique, plaide en effet pour une exploitation du nucléaire à haute dose. Pour ma part, je considère cette source d’énergie comme dangereuse. L’exploitation des centrales et la gestion des déchets posent de sérieux problèmes. Qui plus est, si tous les pays ont recours au nucléaire, ils devront faire face à d’inévitables difficultés d’approvisionnement. En outre, ça ne changerait rien pour les dix ans à venir, compte tenu du temps de construction de ces installations.
Qu’en dit la COP21?
Rien. Mais l’accord est suffisamment flou pour que le nucléaire soit considéré comme une option possible. Il ne l’interdit pas.
La technologie salvatrice de l’humanité, c’est le fil rouge de la COP21?
L’accord accorde en effet un grand crédit au pouvoir des technologies. Changer de comportement et de mode de vie, c’est mentionné. Mais une seule fois.
Et vous, qu’en pensez-vous?
Le manque de minéraux va nous priver de beaucoup de réalisations technologiques. Nous n’aurons pas assez de cuivre pour avoir avec une population de 9 à 10 milliards d’habitants un niveau de réseau électrique tel que nous le connaissons en Suisse. L’éolien avide de métaux semi-précieux ne pourra se développer sans limites. Si, comme le prévoit l’accord, une partie du chemin pourra être accomplie sans bouleverser notre civilisation, l’autre partie pourrait bien nous entraîner dans des changements plus radicaux. Comme par exemple le fait de ne pratiquement plus prendre l’avion ou de rouler avec des véhicules extrêmement légers, moins rapides et peu gourmands en énergie.
De grands sacrifices nous attendent?
Faire des sacrifices aujourd’hui, personne ne le veut. Je crois plutôt à la stratégie du pied dans la porte. Nous allons progressivement changer nos comportements, dans les quinze ans à venir. Au moment où nous allons rentrer dans le dur des changements, le climat aura sensiblement évolué. L’effort sera plus facilement acceptable. C’est parce que les Chinois étouffent sous le smog que la Chine se met sérieusement aux énergies renouvelables. Ne demandons pas aux gens de faire maintenant ce qu’ils feront nécessairement dans quinze ans.
Le paysan biologiste Pierre Rabhi qui prône la sobriété joyeuse va trop loin, trop vite?
Pierre Rabhi a mille fois raison. Il montre la voie. Il dessine déjà un monde différent. Mais nous n’en sommes pas encore là, regardez autour de vous.
Comment communiquer sans démobiliser par la peur?
Il faut à la fois dire clairement ce qui va arriver, même si c’est effrayant, et en même temps affirmer que l’on peut changer le monde dans le bon sens. Nous entrons dans un monde troublé et plus dangereux, mais beaucoup plus ouvert. Mais il est vain de précipiter le changement.
Quel monde nouveau, selon vous?
Nous sommes des animaux et faisons partie intégrante de la nature sur laquelle nous n’avons qu’une maîtrise à courte échelle. La nature rétroagit en effet à toutes nos actions. Les aérosols soufrés chers aux partisans de la géo-ingénierie auraient par exemple un effet ni désiré ni maîtrisé sur les moussons! Nous ne sommes pas ces demi-dieux hors de la nature tels que nos aïeux l’ont cru; nous ne sommes pas des êtres suspendus au-dessus d’un globe mécanique, la Terre, ayant tout pouvoir sur elle. Nous allons devoir étendre le droit aux relations entre les hommes et les écosystèmes; nous allons en finir avec le règne de la propriété rivale et exclusive qui nous donne la soi-disant liberté de saccager le monde; nous allons construire des «communs» assortis de règles exigeantes pour sauver la viabilité de la Terre, etc. Nous finirons par admettre le crime d’écocide et mettre ainsi un terme aux déprédations les plus cyniques. En mettant des pays en surveillance les uns vis-à-vis des autres, la COP21 esquisse déjà les contours d’un tel monde où le spirituel pourrait revenir en force.
Quel retour de la spiritualité?
Sobriété et spiritualité ne sont jamais que le recto et le verso d’une même feuille. On a longtemps cru que notre monde était infini, que les hommes étaient incapables de s’entendre sur autre chose que l’enrichissement matériel, après s’être montrés incapables de s’entendre sur les voies du salut, ce qui a engendré les guerres de religion. Nous découvrons enfin que notre monde est limité et que nous en sommes solidaires. L’encyclique du pape François Laudato si’, qui nous invite à réduire les inégalités et à mettre fin à la dégradation de notre environnement, s’inscrit pleinement dans ce monde nouveau à réenchanter en raison et en dépit de sa dureté nouvelle.