Rarement comme en 2015 on aura évoqué nos valeurs européennes, contestées par les terroristes, mises à l’épreuve par la crise de la zone euro et l’afflux de réfugiés. Essai à contre-courant sur leur pseudo-déliquescence.
Tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. C’est une morale que personne n’aime entendre, elle promet la résilience, mais valide l’idée qu’il faudrait souffrir pour vivre mieux ensuite, savoir ce que l’on veut et qui on est vraiment. Nos vies deviendraient plus intenses parce qu’elles auraient côtoyé la tragédie; l’effroi et la gravité précéderaient le bonheur simple.
Il en va peut-être des valeurs comme des individus, il faut qu’elles soient mises à l’épreuve pour que soit ressentie la pertinence de leur affirmation.
Rarement comme en 2015 on aura parlé de valeurs. En contestant nos libertés fondamentales, nos modes de vie libertaires et même un rien décadents, les terroristes ont replacé les valeurs européennes au centre des réflexions, au cœur de nos discours désabusés sur la marche du monde. On croyait nos idéaux déliquescents, ils ressurgissent admirablement résilients. Paradoxe de la menace qui soudain nous sort de nos molles léthargies consuméristes et nous oblige à affronter quelques questions que nos générations, qui n’ont pas connu la guerre, ont perdu l’habitude de se poser:
– Pourquoi nous attaque-t-on?
– Qui sommes-nous?
– Que voulons-nous défendre?
L’an 15 est celui d’une prise de conscience. En 1915, englués de part et d’autre de la ligne de front, les soldats de la Première Guerre mondiale comprirent que le conflit allait durer et perturber pour longtemps leurs vies d’avant: ils n’étaient pas rentrés pour les vendanges, ni pour Noël, ni pour le jour de l’an. Les guerres sont plus vite déclarées qu’elles ne s’éteignent.
Sommes-nous «en guerre» en 2015? La menace est partout, le front nulle part. Si c’est une guerre, elle est d’un genre nouveau, épisodes de guérilla au cœur des villes, blitz d’hyperviolence ciblant à dessein les activités civiles et non les lieux ou les gens de pouvoir, désormais bien barricadés.
Trois générations sans guerre
On en avait eu le pressentiment en janvier lors des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, ces attaques n’étaient pas un coup d’éclat, mais le début d’un conflit, dont on peine à cerner la fin et même les conditions de la résolution.
La confirmation est venue le 13 novembre.
Sont bien visés les valeurs de nos sociétés occidentales et notre art de vivre. Nos libertés de penser, d’agir et de se mouvoir, de professer des opinions, de croire ou non en Dieu, de critiquer, de s’insurger face aux pouvoirs établis, mais aussi de s’amuser. A la violence contre d’insolents journalistes, à la violence contre les juifs et les forces de l’ordre est venue s’agglomérer une volonté d’anéantissement des individus quels qu’ils soient, sans distinction de religion, de sexe, d’âge, de fonction. Les terroristes ne raflent plus des vies dans les métros ou les trains, symboles de la mobilité et de la frénésie occidentales, comme à Londres ou à Madrid, ils abattent des gens dans une salle de spectacle ou aux terrasses des cafés, symboles de plaisir, de culture et de convivialité.
Effroyable prise de conscience que 2015 pour les Européens. A trois générations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la nécessité de se battre pour défendre nos valeurs, assurer la sécurité et le développement des libertés a été largement externalisée (aux Américains) ou déléguée à quelques pays au passé colonial exacerbé (France et Royaume-Uni).
Il va donc falloir nous battre, résister, nous sacrifier peut-être. Cette injonction impérative survient au moment où la construction européenne, réunissant 28 pays et quelques satellites à l’indépendance de façade, telle la Suisse, est écartelée. La solidarité nord-sud a été malmenée par la crise financière, les Allemands rechignent à payer les dettes des Grecs. Les valeurs communes de respect des droits de l’homme et de la dignité des personnes sont contestées dès lors que l’on prétend en recouvrir les réfugiés de la guerre ou de la misère. Là, le clivage va d’est en ouest.
Ruines de l’année zéro
Des tensions naissent les fractures. Le risque d’implosion de l’Union européenne est régulièrement agité, comme si le retour aux ruines de l’année zéro favorisait concrètement le début d’une solution. L’impuissance des nations appelle au contraire plus d’Europe.
Mais cette maison européenne, qui dispose de la taille critique nécessaire pour promouvoir des solutions réellement efficaces aux défis sécuritaires et économiques, exige une sérieuse refondation. Les problèmes constatés appellent une nouvelle architecture, une intégration à géométrie variable entre les pays avides de participer au grand marché et ceux qui veulent converger dans la zone euro, des cercles aux ambitions et aux partages de souveraineté différents. L’Union ne doit plus être un carcan d’obligations mais un facteur de ralliement.
Au milieu des crises de nerfs, générées par les sommets européens censés dompter l’amoncellement des difficultés, on a abondamment listé les divisions, mais on a perdu de vue l’essentiel: le socle des valeurs communes. Comme si les chefs d’Etat et de gouvernement qui ont défilé à Paris après les attentats de janvier ou donné l’ordre de parer leurs monuments des couleurs de la France à la mi-novembre n’étaient pas les mêmes qui se concertent lors de leurs rencontres bruxelloises. Comme si le temps de l’émotion, de la communion dans les idéaux de paix, de liberté et de fraternité ne pouvait être le même que celui de l’action.
Contre la fatalité
Face à la barbarie, un cavalier seul est piétiné. Les Européens partagent les mêmes valeurs, c’est ensemble qu’ils les défendront le plus efficacement. Après l’effroi, la prise de conscience. Après la prise de conscience, la détermination.
L’histoire ne rejoue jamais la même pièce. Il y a des similitudes parfois, notamment dans les dérobades devant les responsabilités à prendre, mais il n’y a pas de fatalité.
Qu’est-ce qui entraîne un jour un chef d’Etat à changer de cap, à être celui ou celle qui a eu le courage de prendre une décision qui bouleverse tout ce que l’on croyait inéluctable, à devenir celui ou celle qui fait mentir la résignation, cet autre nom de la lâcheté?
Les vagues de commémoration de la Seconde Guerre mondiale sèment dans les consciences de petits cailloux. Angela Merkel est Allemande, elle sait mieux que d’autres dirigeants européens comment se mit en place l’incroyable politique d’extermination des juifs par les nazis. Après les exécutions dans les fossés creusés par les victimes, les Einsatzgruppen passèrent au gazage en camions dont le pot d’échappement était tourné vers le compartiment intérieur.
Il y avait déjà eu au printemps ce communiqué du Haut-Commissariat pour les réfugiés alertant l’opinion sur le plus grand mouvement migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, puis il y eut ces photos de colonnes de migrants cheminant vers les frontières de l’Union, rappelant les hordes de réfugiés jetées sur les routes entre 1939 et au-delà même de 1945, puis il y eut fin août ce camion à la frontière autrichienne rempli de corps, et puis jusqu’à la nausée la photo d’un petit garçon échoué sur une plage où ceux de son âge bâtissent des châteaux de sable pendant que leurs parents profitent des vacances.
Choc du réel
Ainsi en 2015, septante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il recommençait à se passer des horreurs dont on s’était juré qu’elles ne se reproduiraient plus jamais sur sol européen, et dont tant de traités et de lois préviennent précisément noir sur blanc la résurgence.
L’effroi des images, le rappel glaçant des pires moments de notre histoire, mais aussi la douleur d’une rencontre, celle d’une petite Palestinienne à qui la chancelière allemande a cherché à expliquer pourquoi elle ne pourrait pas obtenir l’asile en Europe, jusqu’au moment où celle que l’on appelle «la femme la plus puissante du monde», cette scientifique froide et toujours rationnelle, s’est peut-être laissé submerger par un sentiment d’absurdité: à quoi bon sauver l’Europe à tout bout de champ de la débâcle financière si on ne peut pas venir en aide à une adolescente en détresse? Choc du réel.
Les montagnes de la dette grecque ne sont restées qu’une abstraction jusqu’au jour où on a vu des foules à la soupe populaires, et des retraités privés de médicaments. Soudain la «crise des réfugiés» s’est concentrée dans le visage en pleurs de Reem.
Pouvoir moral
Alors ce 4 septembre, Angela Merkel décide d’ouvrir les frontières aux réfugiés, parce qu’elle croit aux valeurs européennes, elle croit que le continent est le plus grand espace de libertés garanties du monde, et qu’il a vocation à incarner la possibilité pour chacun de vivre libre et dignement.
La chancelière a compris mieux que d’autres ce qu’est l’Europe, son pouvoir moral de référence, et pourquoi tant de gens affluent vers elle. C’est en Europe ou comme en Europe, selon les standards de dignité et de respect des personnes définis sur notre continent, que la plupart des gens sur la planète veulent vivre.
L’Europe n’a pas le monopole de valeurs qui sont universelles, mais elle en est la matrice historique, car elle est une source d’inspiration multiculturelle, elle offre une méthode de réconciliation des ennemis, elle est l’illustration d’une certaine marche de l’histoire. Elle a appris que les frontières ne tiennent pas, qu’elles sont des leurres sécuritaires. On avance par l’échange et la coopération, en ne laissant personne derrière soi.
Inlassablement, Angela Merkel tient bon, malgré les critiques, elle répète que oui, on réussira à gérer l’afflux de réfugiés et les problèmes qui en découlent. «Wir schaffen das», dit-elle avec la certitude tranquille de celle qui est désormais en accord avec ses principes et ses valeurs. Et son «nous» vaut autant pour les Allemands que pour les Européens.
L’Europe est attaquée de l’intérieur comme de l’extérieur, mais elle a retrouvé son sens. Après avoir pratiqué des politiques d’austérité jusqu’à l’absurde, au nom de logiques technocratiques et comptables, l’Union a retrouvé son âme: apporter aux hommes, aux femmes et aux enfants un refuge sûr et prospère.
C’est la solidarité et non l’indifférence qui est une valeur européenne.
En 2016 et dans les années à venir, l’Europe devra affronter un défi sécuritaire sans précédent depuis sa fondation. Mais elle est armée de ses valeurs. Elle ne faillira pas.
Mettons toutes nos forces dans l’Europe pour qu’elle se maintienne au premier rang des pôles de libertés.