Metin Arditi
Comment réconcilier les peuples, les religions? Il y a bien sûr la rencontre autour d’un repas. Mieux encore: la culture. Musique ou littérature peuvent servir de passerelle, par exemple entre Juifs et Arabes ou entre Turcs et Arméniens. Des projets sont en cours, découvrons-les.
Tout avait commencé par cette histoire de mi bémol.
Non… En fait, tout avait commencé bien avant, au bar d’un hôtel parisien, un soir d’octobre 2008. Une histoire de Juif et de Palestinien qui se rencontraient pour la première fois et se demandaient combien de temps ils tiendraient avant que n’éclate la première dispute. Leurs craintes étaient fondées. Ils n’avaient pas jeté un coup d’œil à la carte que déjà les hostilités s’ouvraient sur une question touchant à l’honneur de la mère: la cuisine. La meilleure du monde est celle d’Istanbul, avais-je lancé, certain de tendre une main pacifique. Après tout, l’Empire ottoman, l’Empire tout court, n’avait-il pas légué à la Palestine les secrets de ses palais (chacun notera le subtil jeu de mots) et, parmi eux, ceux de ses immenses cuisines? A cette époque, Istanbul, Beyrouth, Haïfa, Jérusalem, c’était un même pays… Le temps était celui de la cohabitation et de la tolérance. L’âge d’or de l’Orient…
«Vous plaisantez! me lança mon interlocuteur d’un ton sec, en y mettant tout son poids – et quiconque connaît de vue Elias Sanbar, poète à ses heures, historien, diplomate, mais aussi homme à la carrure de rugbyman, comprendra ce que j’ai ressenti. La meilleure cuisine se trouve à Beyrouth!» Le ton ne laissait aucune place à l’ambiguïté. J’essayai de me montrer courageux et murmurai: «Il me semble qu’à Istanbul…» Certain désormais de sa victoire, mais homme de cœur, Sanbar vint à ma rescousse en me lançant un «Je vais vous dire…» tellement oriental, si doux, pour ne pas dire tendre, tellement proche, dans le ton, de ce que me disait toujours mon père – «Je vais t’expliquer…» – que je sentis poindre à la fois les prémices d’un armistice et celles d’une réelle affection. «La meilleure cuisine d’Orient est faite à Alep», me dit-il, en guise de paix des braves.
Les uns à côté des autres
Istanbul, Beyrouth, Haïfa, Alep… Bien des frontières séparent aujourd’hui ces villes. Il fut un temps où elles étaient toutes merveilleuses. Ceux de Beyrouth, Alep et Istanbul partageaient une même civilisation. Un même rapport à l’autre. Juifs, Arabes, chrétiens et musulmans semblaient faits pour s’entendre. D’ailleurs, ils s’entendaient. Ils vivaient les uns à côté des autres. Ils s’aimaient.
Je rencontrais Elias Sanbar pour l’inviter à faire partie du Conseil culturel de l’EPFL, mais nous consacrâmes tout le repas à discuter d’un sujet bien éloigné de notre ordre du jour: l’éducation musicale des enfants dans les camps de réfugiés en Palestine. J’appris l’existence d’une liste d’attente colossale. Des enfants qui n’avaient jamais eu de contact avec la musique occidentale souhaitaient, précisément, traverser des frontières et se rapprocher de l’Occident, considéré depuis là-bas comme le summum de la culture, une myopie qui partait d’un bon sentiment. Le repas se termina dans la grande amitié (je me souviens de notre sélection: deux fois gaspacho et deux fois le grand assortiment de sushis, l’Orient extrême, en quelque sorte).
Je retrouvai Elias Sanbar six semaines plus tard, à la première réunion du Conseil culturel, mais nous étions nombreux autour de la table, et nos échanges furent de pure forme.
Notre contact suivant eut lieu le 20 janvier 2009 très exactement, lors d’une réunion du Bureau de l’OSR, place du Cirque, à Genève. Ce fut une remarque de ma collègue Sylvie Buhagiar qui le déclencha. «Hier, me dit-elle, j’ai suivi un débat sur Arte à propos de la guerre de Gaza. Il y avait Elias Sanbar, et je me suis dit que, dans une vie antérieure, vous deux avez dû être des frères.» Le mot m’avait beaucoup touché, comment ne pas le partager avec qui de droit? De retour chez moi, j’écrivais à Sanbar: «Voici ce que tu dois désormais assumer, mon cher Elias: dans une vie antérieure, il paraît que nous étions des frères.» La réponse vint dans la foulée, brève et splendide: «Cher Metin, Pourquoi antérieure? Je t’embrasse, Elias.»
Là, il fallait faire quelque chose, c’était évident, comme dans un couple, lorsque chacun comprend qu’une barrière a été franchie et qu’il est temps «d’aller plus loin», de «sauter le pas…». Donc nous le sautâmes. Quelques semaines plus tard, nous passions chez le notaire déposer les papiers… Ainsi fut créée la Fondation Les Instruments de la Paix – Genève, son propos – son objet social, comme on dit – étant de «favoriser l’éducation musicale des jeunes en Palestine et en Israël».
Depuis, la fondation s’est montrée fidèle à ses objectifs. En Palestine, en collaboration avec les Conservatoires nationaux de musique Edward Saïd, et avec la participation active du Conservatoire de musique de Genève, elle multiplie ses activités. A Jérusalem-Est, Bethléem, Ramallah et Gaza, elle finance l’achat de très nombreux instruments, prend à sa charge quatre professeurs à plein temps, envoie des professeurs du Conservatoire de musique de Genève pour des master class, des concerts, met à disposition un chef d’orchestre pour faire travailler l’Orchestre des jeunes de Palestine, envoie des stagiaires de la Haute école de musique de Genève pour achever leur formation pédagogique (l’une d’elles a par la suite terminé ses études à Genève, avant d’être nommée professeure au Conservatoire de Jérusalem-Est). La fondation a mis sur pied, à Bethléem, le seul centre de Palestine de réparation et de fabrication d’instruments à cordes (que Didier Burkhalter a inauguré le 6 mai 2013), elle finance des chœurs d’enfants dans quatre camps de réfugiés dans la région de Ramallah, et ainsi de suite. En Israël aussi, la fondation est active, travaillant avec trois écoles. En un mot comme en mille, tout roule.
Et voilà que, il y a deux ans, dans ce contexte idyllique, nous est tombée dessus la question du mi bémol.
De la musique à l’écriture
Nous nous étions posé la question souvent: à quoi bon tous ces efforts pour la musique? La réponse s’imposait d’elle-même. La musique adoucit les mœurs. Elle rend les gens heureux, leur donne l’occasion de se «remettre en ordre», elle les expose à sa beauté, leur offre des instants de joie. Tous ces bienfaits pris ensemble débouchent sur un sentiment précieux dans les zones de conflit: la dignité. Mais il est vrai, aussi, que si la musique apaise, elle laisse de côté les sources de divergence. Personne au monde n’est contre le mi bémol… Toutes les formes d’art nous aident à nous connaître, bien sûr; toutes sont indispensables à nos vies. Mais il n’y en a qu’une, si l’on souhaite aller au fond des choses. C’est l’écriture romanesque. Parce qu’elle est fondée sur le verbe, et que rien n’est plus puissant, plus précis, plus éclairant ou plus dévastateur que le mot juste. Et parce qu’elle est romanesque, précisément, elle ajoute la ruse à la force. Elle nous aide à gérer nos face-à-face difficiles avec nous-mêmes en nous faisant croire que ce personnage n’est pas nous, qu’il s’agit de quelqu’un d’autre.
Ce qui est vrai pour le lecteur l’est plus encore pour celui qui tient la plume. Une belle histoire, ce sont des personnages vivants, crédibles, en lesquels le lecteur retrouve une partie de lui-même. C’est dire si l’auteur doit au préalable les pénétrer, les écouter. Se mettre à leur place… «Madame Bovary, c’est moi», disait Flaubert. J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait là d’un mot d’auteur. Jusqu’à ce que je me colle à l’écriture romanesque, pour comprendre, enfin, que si Flaubert n’avait pas été, lui-même, Madame Bovary, son roman n’aurait pas été le chef-d’œuvre que nous connaissons. C’est en se fondant sur ce mot qu’est née l’idée d’un concours d’écriture romanesque. Que Juifs et Arabes écrivent une fiction, de sujet libre, ayant trait à la situation locale (c’était la première contrainte), chacun se mettant dans la peau de l’autre (c’était la seconde).
Au lendemain de la troisième guerre de Gaza, je contactai l’Université de Tel-Aviv, la plus grande des universités israéliennes, et proposai à l’un de ses dirigeants d’organiser un tel concours au sein de son institution. Sa réaction fut enthousiaste. Je lui demandai, dans la foulée, s’il voyait un inconvénient à ce que l’on élargisse le concours à d’autres universités. Il me proposa dans l’instant de l’organiser lui-même. Dix jours plus tard, j’étais à Tel-Aviv, entouré des représentants des cinq grandes universités du pays, dont toutes ont d’importantes minorités d’étudiants arabes, et qui toutes se montraient chaleureuses à l’idée du concours. On l’appellerait In the Other’s shoes: Jews and Arabs in Israel. Leur seule réserve touchait à mes attentes quant au nombre de participants. Elles risquaient d’être déçues. Le pays sortait de la guerre de Gaza, et les esprits étaient encore marqués par elle. Qui, dans chacun des camps, voudrait, ne serait-ce que pour un exercice d’écriture, se mettre dans la peau de l’autre? «Vous aurez une douzaine de textes par université», disaient d’une seule voix mes interlocuteurs. Mais douze fois cinq faisant 60, je me suis dit que cela serait malgré tout un exercice intéressant. Le concours fut lancé le 30 octobre 2014, les textes devant être rendus le 1er mars de cette année.
Le 2 mars, l’Université de Tel-Aviv me téléphonait. Il y avait au total 530 textes… A la lecture, il apparut que la qualité littéraire des histoires soumises était très variable. En moyenne, le niveau n’était pas stratosphérique. Beaucoup de participants n’avaient jamais écrit de fiction. Mais sans doute était-ce cet aspect qui nous réjouissait le plus: malgré la difficulté inhérente au concours, 530 citoyens israéliens, juifs ou arabes, avaient fait l’effort de se mettre dans la peau de l’autre. A mes yeux, l’exercice n’avait pas de prix. Il y eut quinze lauréats et, parmi eux, l’auteur du meilleur texte fut une Israélienne palestinienne de 27 ans, Asala Moughrabia Moussa, dont chacun releva le talent, les qualités d’écoute et l’immense dignité dans la description de son statut d’Arabe vivant en Israël.
Avec la Turquie et l’Arménie
Nous avons décidé de recommencer, et même d’amplifier. Au cours de l’année académique 2015-2016, le prix vivra deux développements importants: son élargissement au Proche-Orient et son extension à une autre zone de conflit.
Les paramètres du prix tel qu’il a été organisé l’an passé entre Juifs et Arabes seront élargis. Le sujet, d’abord. Son thème sera «Vivre dans la même maison». Ce choix n’est pas fortuit. Il y a en Israël des Arabes et des Juifs. Mais aussi des juifs et des juifs. Des pratiquants, des orthodoxes, des colons messianiques et des laïcs. Des orthodoxes sionistes et d’autres qui ne le sont pas. L’importance des partis religieux est grande dans la mécanique des coalitions qui définit et dicte la politique en Israël. C’est peu dire que, pour le pays, la question de la cohabitation est au cœur de son destin. Un second paramètre, important, consistera à laisser chacun choisir sa langue d’écriture. Les textes pourront être rendus en arabe comme en hébreu et chaque université instituera en son sein deux jurys, l’un pour la langue arabe, l’autre pour l’hébreu. Enfin, une sixième université, l’Open University of Israel, se joindra aux cinq autres.
Quant au choix d’une autre zone de conflit, il ne nécessita pas de longues réflexions. Ce serait Turquie-Arménie. Mon attachement à la Turquie est naturel, j’y suis né. Mon attachement à l’Arménie est aussi logique. Ma mère a grandi dans le quartier arménien d’Ankara. L’associé de mon père durant quarante ans était Arménien. A Istanbul, la communauté arménienne était proche de la communauté juive. Et puis, au-delà des sensibilités personnelles, l’Arménie est un pays très attachant, riche d’immenses talents, en proie à mille difficultés. Son peuple lutte sans relâche et depuis toujours. Etendre le concours au cas Turquie-Arménie était donc naturel.
Il fallait ensuite définir un sujet. La question posée aux étudiants des deux bords devait affronter les difficultés du dialogue sans les exacerber. La proposition d’écriture fut la suivante:
Un dialogue difficile
L’histoire se passe en 2025. Deux étudiants font connaissance à l’Université de Genève. L’un(e) est Arménien (ne), l’autre Turc (que). Qui sont-ils? Quelle est leur histoire? Que se disent-ils? Quelles réflexions se cachent-ils? Comment leur relation va-t-elle évoluer? A chaque participant de l’imaginer.
Encore fallait-il convaincre les uns et les autres de participer à un concours qui incarne le rapprochement, alors que les contentieux sont nombreux. Au Proche-Orient, Juifs et Arabes s’invectivent sans cesse, mais au moins ils se parlent. Ici, la situation est inverse, il n’y a aucun dialogue. Comment en lancer un? Par où commencer?
Par la Turquie, bien sûr. Le pays est puissant, sûr de lui. Il aime se montrer courageux. Si l’une ou l’autre de ses grandes universités réagit positivement à l’idée du concours, au moins une question serait évitée en Arménie: «Et les autres, seront-ils d’accord?» Les rendez-vous sont pris pour la semaine du 12 octobre. Je serai à Ankara la veille, le dimanche 11. Si ce n’est que le 10, un attentat fait plus de 100 morts au centre-ville. J’arrive dans une Ankara en état de choc. Mais le sang-froid de mes interlocuteurs est impressionnant. Tout le monde joue le jeu. A Ankara, l’Université d’Etat (77 000 étudiants) et, quelques jours plus tard, à Istanbul, l’Université Sehir (4000 étudiants) réservent au projet un accueil chaleureux. A propos du titre du concours: «Un dialogue difficile», Arzu Ilgen, professeur au département de français de l’Université d’Ankara et coordinatrice du projet, me fait une contre-proposition formidable: «Ilk dialog». Premier dialogue. C’est plus positif.» Une semaine plus tard, une autre université stambouliote, Sabanci, se joint aux deux premières. Sa responsable suggère un titre légèrement différent, qu’elle prononce dans son anglais parfait: «A Challenging Dialogue.» Le vrai défi. Sans doute qu’une quatrième université viendra compléter le tableau. C’est enthousiasmant.
Semaine suivante, l’Arménie. Ici, l’éventualité de tout projet en lien avec la Turquie soulève des montagnes de réserve. Le dialogue entre Juifs et Arabes, à côté, c’est du gâteau. A l’analyse, il apparaît que trois obstacles sont à franchir. Le premier touche à l’intérêt du projet lui-même. Très vite, des deux universités contactées (l’une est l’Université d’Etat d’Erevan, la plus grande de toutes, l’autre l’Université américaine d’Arménie), aucune ne conteste la pertinence de l’exercice. Le second obstacle tient à la sincérité de la démarche. Là aussi, très vite, les doutes sont levés. Le programme mis en place au Proche-Orient tient lieu de garant. La troisième crainte est la plus difficile à dépasser. Elle touche au risque d’une instrumentalisation de la démarche. Dans l’hypothèse où un certain nombre de participants suggérerait de «tourner la page et penser au lendemain», leurs textes pourraient être interprétés, en Turquie, comme une invitation à renoncer à toute reconnaissance du génocide, à dire «Oublions le passé, l’heure est venue de se réconcilier». La question du suivi des textes, de leur contrôle, de l’identité des membres du jury international qui sélectionnera le meilleur d’entre eux, tout cela suscite des inquiétudes dont il a fallu prendre la mesure et auxquelles il était impératif de répondre, en proposant pour les différentes phases du projet, en particulier pour ce qui touche à la circulation des textes, des règles de fonctionnement précises.
Cinq jours de réunions et d’échanges avec dirigeants, professeurs et étudiants furent bien utiles pour convaincre, apaiser, clarifier. Les rencontres en auditoire furent denses, par moments combatives, toujours sincères et fortes. Cinq jours durant lesquels nous nous retrouvions autour de la table, pour déjeuner ou dîner. Chaque repas était l’occasion de constater combien la cuisine arménienne est plurielle, faite de mélanges ottomans, turcs, géorgiens, iraniens, libanais. Elle les a assimilés au cours de multiples migrations. Oui, la cuisine d’Arménie chante l’histoire du pays.
Enfin la décision fut prise, par tous, d’aller de l’avant.
Restait à intégrer au projet l’une de ses composantes essentielles: la diaspora. L’Arménie compte 3 millions d’habitants, la diaspora plus du double. Elle a soutenu le pays dans tous ses moments difficiles. Elle l’a tenu à bout de bras après les tremblements de terre de 1988 et pendant les années de guerre du Nagorny-Karabakh. Elle est la seconde âme du pays. Elle a une légitimité à être interrogée.
Par l’intermédiaire de Robert Kopp, professeur à la Sorbonne, je rencontre Valérie Toranian, rédactrice en chef de La Revue des Deux Mondes et figure emblématique de la diaspora arménienne de France. Il lui semble que les communautés de Paris et de Marseille constitueraient une bonne base de recrutement. Il conviendra, là aussi, d’expliquer, clarifier, motiver.
Le 2 janvier, tout va démarrer. Entre Juifs et Arabes. Entre Turcs et Arméniens. Chacun se mettra dans la peau de ses personnages. Il y apportera sa personnalité, son sang et sa chair, ses émotions. En pénétrant l’autre, il le mettra à sa sauce, forcément. Après quoi il lui faudra bien le humer, le prendre en bouche, le goûter…
Peut-être finira-t-il par l’aimer, qui sait?