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IMMERSIF Ma vie à 360 degrés

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Jeudi, 24 Décembre, 2015 - 05:58

Etait-ce une course d’école à Morat ou à Lucerne? Quoi qu’il en soit, mes premiers contacts avec les panoramas à 360 degrés remontent à loin. Cette impression de n’être pas au centre, mais dans l’image, projeté dans la bataille contre Charles le Téméraire, dans la retraite hivernale des troupes de Bourbaki. Cette ivresse de tourner jusqu’au tournis sur moi-même pour ne rien perdre de ce spectacle total.

Un demi-siècle plus tard, la fascination est toujours là. Me voilà encore à tourner sur 360°, un coup à gauche, un coup à droite, un regard en haut, un regard en bas, cette fois avec un masque en carton sur les yeux. Après avoir ouvert une application, j’ai glissé mon iPhone 6s dans une fente du dispositif muni de deux lentilles bombées, d’aimants et de bandes velcro. Le groupe U2 entame dans un stade vide sa Song For Someone, l’une des plus mauvaises de son répertoire, mais peu importe. Sur scène, la caméra aux yeux multiples est toute proche des quatre musiciens.

L’homme à la caméra

En fait, la caméra, c’est moi-même. Je modifie mon propre axe visuel pour apercevoir Bono, The Edge, Adam Clayton et Larry Mullen Jr. Je suis dans le stade vide, épaté par un effet 3D qui délimite enfin clairement la succession des plans. L’image est d’une qualité moyenne à bonne, un rien pixélisée. Sans tarder, me voilà téléporté dans le salon de musiciens amateurs qui, sur plusieurs continents, poursuivent à tour de rôle la ritournelle pop de U2. La vidéo est courte, mais à avoir trop tourné en posture debout avec mes œillères en carton, je suis pris d’un léger vertige lorsque je les enlève. Bienvenue dans le monde réel!

Ce que je viens d’expérimenter pendant quelques minutes ne s’appelle plus un panorama à 360°, mais la réalité virtuelle. La grande affaire du moment, ou plutôt de l’année qui s’annonce grâce à la commercialisation des masques VR (virtual reality) d’Oculus-Facebook, de Sony ou de HTC Vive. Un marché à plusieurs milliards de dollars qui promet, nous dit-on, de révolutionner le jeu vidéo, les médias, le cinéma, l’éducation, la thérapie ou le travail collaboratif.

Pas de tuba

Ces dispositifs «immersifs» évoquent des masques de plongée, sans tuba. Ils ont deux écrans disposés l’un à côté de l’autre pour assurer un effet stéréoscopique, ainsi que des capteurs, des accéléromètres, des gyroscopes. Certains, comme le HTC Vive, travailleront de concert avec d’autres capteurs disposés dans une pièce pour permettre au joueur-spectateur de se mouvoir dans un espace virtuel. D’autres prévoient des manettes, à l’image du Sony Morpheus, qui se branchera sur une Play­Station 4. L’idée forte restant de basculer dans une nouvelle expérience visuelle et sensorielle, non pas à distance d’un écran, mais en traversant le miroir comme Alice.

Pour l’heure, le moyen le plus simple et le moins onéreux de s’aventurer sur cette terre inconnue est le masque en carton de Google. J’en ai reçu un exemplaire l’autre jour par la poste, envoyé par Nestlé, via une agence de communication. Comme toujours, les stratèges de la publicité sont parmi les premiers à s’emparer des nouvelles technologies. «It all starts with a Nescafé», dit le slogan inscrit sur la boîte aux deux lentilles. Une manière de jouer à la fois sur le démarrage d’une journée avec un café soluble et d’une nouvelle plateforme de communication visuelle. Une fois l’application ouverte, la vidéo 3D me promène dans une plantation écoresponsable au Brésil, entre transport des travailleurs, cueillette des fruits et leur séchage. Rien de palpitant, mais plutôt efficace comme message déroulé à 360°, sous le soleil exactement.

Porno pionnier

L’expérience suivante est beaucoup plus sensorielle. Le porno est lui aussi friand des technologies inédites. C’est grâce à lui qu’ont pu s’imposer les tournages vidéo, les cassettes VHS, les micropaiements par internet, la vidéo à la demande, et cetera. L’industrie du sexe a aussi très vite testé la 3D, sans trop de succès cette fois. Mais voilà que la troisième dimension, sortie par la porte, rentre par la fenêtre de l’alcôve grâce à la réalité virtuelle. A cette différence près que le porno n’agit ici pas en pionnier, mais en «utilisateur précoce», à l’instar d’autres industries comme le jeu, les médias ou la pub, comme on vient de le voir.

La société parisienne Dorcel, spécialisée dans le porno chic, mais hard tout de même, est l’une des premières à proposer un film VR à la demande, au prix de 9,99 euros. Un court métrage, plutôt, long d’à peine sept minutes, ce qui fait cher le pixel libidineux. Le téléchargement du fichier est compliqué, exigeant un passage par un ordinateur, puis une application ad hoc qui permet un partage avec mon smartphone. J’ai dû demander de l’aide au spécialiste multimédia de Dorcel, c’est dire.

Une fois tout en place, mon point de vue est celui de l’acteur masculin allongé sur un lit, entouré d’une demi-douzaine de porn stars très vite dénudées. Elles prennent le supermembre du héros sans visage, se masturbent à deux ou en solitaire, alors qu’à l’arrière-plan un technicien imperturbable surveille l’écran de contrôle de la caméra pourvue de quatorze GoPro.

Torticolis

En général, les équipes qui tournent une séquence en réalité virtuelle prennent soin de disparaître de l’image à 360°, travaillant avec des commandes à distance. Pas ici, ce qui donne un côté encore plus expérimental à la suite de plans-séquences sexuels, tout en abaissant la température de quelques degrés.

Je tourne la tête dans tous les sens, à m’en fiche un torticolis, poussant le voyeurisme dans ses derniers retranchements musculaires. C’est une expérience étrange, ni distanciée, ni immersive. Bref: ni chaude, ni froide. A cause de la caméra qui est contrainte à l’immobilité absolue? Des protagonistes qui doivent, eux aussi, rester en place en obéissant à une scénographie écrite à l’avance? Mais la technique virtuelle est ici prometteuse. Si la VR doit se cantonner à l’avenir à quelques registres visuels, parions que le porno y figurera, aux côtés du jeu, de la formation, de domaines précis comme l’architecture et la conception automobile. Ou encore le traitement de pathologies comme le syndrome de stress post-traumatique et des phobies, où la visualisation de ce qui suscite la peur est primordiale.

Nouveaux réalistes

La réalité virtuelle, par masques interposés, devra également être empoignée par les artistes pour gagner en pouvoir de conviction. Porno à part, elle se destine pour l’heure surtout aux adolescents et jeunes adultes, prêts à basculer in corpore dans des jeux toujours plus saisissants, toujours plus englobants. Qu’en feront les nouveaux réalistes, artistes pop ou designers de demain?

L’an dernier, l’exposition des diplômés de l’ECAL à Lausanne proposait la remarquable installation de Simon de Diesbach, OccultUs. Pour suggérer que la réalité virtuelle est bien une expérience multisensorielle, le dispositif mettait le spectateur au centre, avec un casque Oculus Rift sur la tête. L’invité pouvait déclencher par le regard une série d’actions, aussitôt accompagnées par de forts bruits de verre, de chaînes ou de billes. Ces brusques effets sonores étaient produits juste à côté, dans l’espace réel, grâce à des dispositifs mécaniques. Sous le masque, à l’époque, je n’en menais pas large…

Lourdes prothèses

D’autant plus que ces prothèses anatomiques sont lourdes, disgracieuses et coupent du monde extérieur. La réalité virtuelle, c’est aussi l’épreuve de la solitude. A moins que Facebook, qui a acheté la start-up Oculus pour 2 milliards de dollars, n’ait une autre idée en tête. Comme de permettre à ses utilisateurs de réseauter grâce aux lunettes de réalité virtuelle. Ces dernières s’affineront à la longue, bien sûr, au point de ressembler à ce qu’auraient pu être les Google Glass si elles avaient été lancées sur le marché. Et l’aspect pataud, un rien ridicule, de ces masques disparaîtra de lui-même. Comme ont été oubliés les quolibets suscités par l’apparition des premiers walkmans («autiste!») ou des premiers smartphones.

L’Ecole d’art de Lausanne comme celle de Genève ne commencent qu’à intégrer la réalité virtuelle dans leur formation en communication visuelle, plus précisément en media design. A l’ECAL, lors d’une visite récente de L’Hebdo, des étudiants s’apprêtaient à partir pour un workshop à Rio de Janeiro avec une caméra VR fabriquée dans l’école, grâce à une imprimante 3D. A la HEAD, de futurs media designers ont testé ces derniers mois d’autres dispositifs d’immersion visuelle, dont un grand kaléidoscope qui avait remplacé ses miroirs biseautés par de petits écrans LCD.

Toujours à Genève, cette fois dans l’incubateur d’entreprises mis en place par la HEAD, l’équipe de l’Apelab met la dernière main à un jeu interactif en réalité virtuelle. Retenu pour le prochain festival Sundance aux Etats-Unis, en catégorie New Frontier, le jeu Sequenced évoque une BD animée à 360°, entre 2D et 3D. Entre les univers graphiques de Mad Max et de Miyazaki, l’action met en scène une jeune fille gardienne de l’ultime ville sur terre grâce à sa connaissance de la nature et de l’intelligence artificielle. Mais c’est bien le joueur, les yeux vissés aux écrans de l’Oculus, qui décide de l’action, grâce à son seul regard. Il suffit par exemple de pointer ce drone-papillon qui survole une petite rivière pour diriger la narration dans un sens. Alors qu’un regard sur un autre personnage aurait déclenché une cascade d’événements différents.

Espace en friche

Ce type de récits par embranchements successifs est l’une des grandes potentialités de la réalité virtuelle. Laquelle remet aussi en question les acquis de la mise en scène, du montage, de la perspective, du point de vue. S’ouvre dès lors un espace encore en friche, où tout est possible, même de passer par-dessus bord les vieilles règles du jeu vidéo, de l’animation, du cinéma. Sequenced sera diffusé par différents canaux (PlaySation 4, HTC Vine/Steam VR, iOS et Android, Samsung Gear VR…) dès l’été prochain, à raison de neuf épisodes. Le jeu s’adressera aux 13-17 ans, voire un peu plus âgés. Même moi-même, qui suis encore un peu plus âgé que cela, je serais tenté de plonger dans cet univers séquencé, sombre, post-COP21.

Reportage poignant

Et la presse? En novembre dernier, le New York Times a envoyé plus d’un million de masques Google en carton à ses abonnés aux Etats-Unis. Avec la proposition de découvrir quelques vidéos documentaires en réalité virtuelle, grâce à une application pour smartphones. Dont l’étonnant The Displaced, un reportage sur trois enfants réfugiés, tous chassés de leur pays par la guerre. Le récit intrique les destins d’Oleg, 11 ans, en Ukraine, de Chuol, 9 ans, au Sud-Soudan, et de la petite Syrienne Hana, 12 ans, au Liban. Les gosses racontent leur passé traumatisant et leur quotidien de déplacés. Les sous-titres s’affichent en 3D à plusieurs endroits de l’image circulaire, sans que cela nuise au visionnement du reportage.

L’ampleur du champ visuel prend tout son sens dans cette sobre description de la vie de trois enfants par temps de conflits armés, alors qu’ils ramassent des douilles dans des ruines, naviguent dans un marais, travaillent aux champs. Le spectateur est mis à contribution dans la narration, par simples invites visuelles ou sonores. Comme le bourdonnement d’un avion dans le ciel sud-soudanais. La tête se lève instinctivement vers les nuages, au-dessus de la grande plaine. Et voilà le gros transporteur, qui soudain lâche de gros paquets de vivres. La nourriture tombe sur le sol fraîchement labouré, les réfugiés courent pour s’en emparer au plus vite et les transporter sur leur dos vers les camps.

La caméra aux yeux en facettes est plantée au cœur de cette action: au regardeur de choisir tel détail, tel groupe de personnes, telle attention à donner à cette situation d’urgence. D’une durée d’une dizaine de minutes, ce reportage en plongée profonde dans la réalité non virtuelle de la guerre est la proposition «immersive» la plus convaincante qu’il m’ait été donné de voir, jusqu’à présent.

Miniplanètes

En attendant mieux encore pendant l’année 2016, je me suis mis avec les moyens du bord à créer mon propre monde à 360°. En tirant parti de la fonction photo de mon iPhone, avec l’aide d’applications qui transforment le paysage en miniplanète, le sol au centre, le ciel à la périphérie. C’est une activité ludique, englobante, addictive. Le début et la fin d’un cercle étant une seule et même chose, elle me rappelle les courses d’école vers les vertigineux panoramas de mon enfance, où tout semblait possible. La preuve.

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