Le passé est à la mode. Faute d’entrevoir ce que promet l’avenir, la tentation est grande de regarder en arrière.
Ne parlons pas de cette propension poussée à l’extrême le plus fou et le plus criminel: ces djihadistes qui revendiquent le califat et des usages archaïques.
Chez nous, c’est infiniment moins grave, mais c’est troublant. Les nationalistes veulent rétablir la souveraineté dans une forme dépassée par la mondialisation. Et pour la part du rêve, ils ressortent de vieilles images idylliques. Tels les spots suisses qui font croire que les œufs de la Migros sont pondus par des poules qui gambadent dans la cour de la ferme, que l’appenzeller est brassé par des armaillis barbus. La France du Front national promet au peuple en colère de revenir aux temps d’autrefois où, raconte-t-on un peu vite, tout le monde était heureux.
Ce passé idéalisé a évidemment peu à voir avec l’histoire. Mais quelle histoire? Celle de nos livres d’école? Le récit officiel posé en certitude par le milieu académique peu remis en question. Selon qui raconte, selon les circonstances du moment, le regard peut s’attarder sur tel ou tel aspect, rester en surface ou plonger dans les profondeurs de la complexité. La plupart des gouvernements sont très attentifs à ce que l’histoire, surtout récente, reste dans les clous de la bien-pensance.
Ainsi la France l’a verrouillée pendant des décennies au chapitre de la Seconde Guerre mondiale. Gaullistes et communistes avaient bien fixé, dès 1945, ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas. Mais aujourd’hui, une nouvelle génération d’historiens, souvent indépendants, se montre plus curieuse, explore enfin des archives longtemps laissées dans les cartons. Bien que celles-ci ne soient pas encore toutes accessibles.
Et puis le temps a fait son œuvre. Il a fallu plusieurs décennies pour que les Allemands voient dans toute son ampleur l’horreur de leurs comportements dans la guerre qu’ils ont déclenchée en 1939. Les Français ont retardé plus encore le moment d’ouvrir les yeux sur les ombres et les trompe-l’œil de cette époque.
Un ouvrage collectif récent décortique quelques-uns des mythes qui se sont imposés dans le récit officiel 1. Exemple: la France a-t-elle vraiment contribué à la victoire des Alliés? Le chercheur Jean-François Muracciole a épluché les chiffres. Il apparaît que les Forces françaises libres, de juin à 1940 à juillet 1943, date de leur fusion avec l’ex-armée giraudiste, avaient reçu 70 000 engagements, alors qu’un pays plus petit, la résistance polonaise, comptait 150 000 soldats volontaires. Plus tard, l’armée libre joua un rôle en Afrique du Nord et lors du débarquement de Provence mais sans que son apport soit décisif: ce sont bien les Alliés américains et britanniques qui firent basculer ces fronts. Sans parler, de façon plus générale, de l’engagement massif de l’Armée rouge qui permit la défaite du nazisme.
Quant à la Résistance intérieure, aussi héroïque ait-elle été, elle n’a guère pesé sur le cours militaire de la guerre. Jusqu’en 1942, elle fut très minoritaire, avec 30 000 militants au plus, jusqu’à 400 000 à l’été 1944. Ceux-ci disposaient d’un appui de la population, mais ils furent pourchassés avec efficacité par les Allemands qui surent pénétrer nombre de leurs réseaux. Les maquis, dont le plus célèbre, celui du Vercors, tourna au désastre, n’ont jamais gêné l’occupant. A la différence de ce qui se passait dans les Balkans et dans l’Europe.
La confrontation des faits documentés et de la légende peut être décevante. Le film de René Clément La bataille du rail (1946) et les récits glorieux du Parti communiste ont fait croire que les cheminots français furent le fer de lance de la Résistance. Nombre d’entre eux s’engagèrent en effet, furent souvent emprisonnés et envoyés à la mort. Mais le fait est que les Allemands purent jusqu’au bout compter sur un réseau ferroviaire efficace malgré les sabotages.
Des chapitres inattendus
L’histoire n’est jamais figée dans une vérité dite scientifique et définitive. Sans cesse s’ajoutent des connaissances et des éclairages nouveaux. Ce qui irrite souvent à la fois les gardiens du savoir officiel et les idéologues, on l’a vu avec les polémiques qui ont suivi la publication du rapport Bergier sur les réfugiés juifs en Suisse et les fonds en déshérence.
Il ne cesse de s’ajouter des chapitres inattendus à nos récits scolaires.
Un film documentaire remarquable, diffusé il y a peu sur la RTS, raconte une histoire à peine croyable. Atterrissage forcé, du cinéaste lausannois Daniel Wyss, a retrouvé les survivants d’un épisode peu glorieux. Les pilotes américains forcés de se poser ou de s’éjecter sur le territoire suisse lors de leurs missions de bombardement en Allemagne et en Italie étaient internés. Ces soldats réfugiés, notamment lors de la débâcle française en 1940, furent plus de 100 000, de nombreuses nationalités. Ils étaient occupés à des travaux dans les campagnes et les chantiers. Les officiers, eux, vivaient à l’hôtel. Quelques dizaines d’entre eux s’échappèrent pour rejoindre leur armée. Arrêtés, ils étaient punis avec une brutalité inouïe dans le camp de Wauwilermoos, dans le canton de Lucerne. Il était dirigé par le capitaine Béguin, militant d’extrême droite, qui fut jugé en 1945 non pas pour les sévices infligés à ses prisonniers mais… pour escroquerie. Il puisait dans la caisse et affamait les malheureux. En 2014, huit survivants américains ont été décorés au Pentagone en souvenir de leurs souffrances. Aucun diplomate suisse n’assista à la cérémonie mais le film de Wyss la restitue, ajoutant des témoignages émouvants.
Une diplomatie hors pair
Des publications récentes ajoutent une note plus réjouissante au tableau. Un livre collectif, La guerre-monde 2, décrit cette période pays par pays. Le chapitre consacré à la Suisse, signé Antoine Fleury, rapporte avec minutie les pourparlers menés en permanence par des diplomates hors pair avec l’Allemagne et avec les Alliés. Avec le souci de la neutralité mais surtout dans le but de garantir les approvisionnements en charbon et en nourriture, en échange de fournitures d’armement et d’accès aux tunnels nord-sud. Notre dépendance de l’extérieur était quasi totale, ce que l’imagerie patriotique ne rappelle guère. Ce fut un incroyable exercice d’équilibrisme pour ne pas trop irriter les uns et les autres, obtenir d’eux les concessions indispensables. Avec ce qu’il faut de réalisme et de cynisme. Peu su aussi: il a fallu prêter des sommes considérables aux Allemands, dont la moitié fut remboursée en 1952.
Plus proche du terrain, l’enquête minutieuse du chercheur jurassien Christian Rossé qui vient de publier sur le service de renseignements suisse entre 1939 et 1945 3. On y découvre les incroyables va-et-vient à travers la frontière avec la France: espions, résistants, trafiquants, plus ou moins couverts par les Suisses. Les Américains, les Britanniques, les combattants français de l’intérieur ainsi que les agents allemands étaient très actifs sur le territoire de la Confédération. Au vu et au su des autorités qui interprétaient la neutralité avec la souplesse nécessaire. On se souvient que des émetteurs clandestins transmettaient, depuis Lausanne, Genève et Caux, des messages en direction à la fois de Londres et de Moscou. Mais ce réseau, dit de l’Orchestre rouge, dirigé par le Hongrois Alexandre Radó, fut démantelé, les antennes démontées, en 1943. Sur pression allemande? Rossé penche plutôt pour une décision propre des Suisses.
Ce travail met en lumière les difficultés de l’espionnage et du contre-espionnage. Au sein du service de renseignements dirigé par Roger Masson, Alémaniques et Romands ne s’entendaient pas, souvent en désaccord sur l’appréciation de la situation internationale. Les relations avec les douanes étaient exécrables. Ce qui n’eut pas de conséquences fâcheuses. Mais quel nid de vipères! Il fallait aussi démasquer les agents doubles. Tel Alfred Carnet, contrebandier de montres, d’or et de bijoux. Espion franco-allemand, qui se met à disposition de l’antenne neuchâteloise des SR, mais se fait démasquer: il travaille aussi pour l’Abwehr. Il sera condamné à mort, puis gracié pour avoir dénoncé trois agents suisses en France, arrêtés et
fusillés.
De vastes pans de l’histoire de la frontière restent à explorer. Notamment dans la région genevoise, au Tessin et aux abords de l’Autriche. On est étonné que les universitaires soient si rares à avoir épluché les tonnes d’archives disponibles, comme l’a fait Christian Rossé.
Tant de sujets intéressants à découvrir et en tous lieux. Le Vaudois Justin Favrod en apporte la preuve avec son magazine Passé simple 4 qui nous apporte dans chaque numéro des révélations sur ce que fut la Suisse à diverses époques, au plus près des réalités locales. Le lit-on dans les écoles à l’heure où les programmes tendent à réduire cette branche? Il le faudrait.
L’histoire doit être revue, réinterprétée
Mais pourquoi étudier, lire et relire l’histoire? D’abord parce qu’elle est sans cesse à revoir, à réinterpréter. Le grand intellectuel israélien Shlomo Sand, auteur d’un livre pénétrant qui a fait grand bruit, Comment le peuple juif fut inventé, vient de publier un petit ouvrage non moins roboratif: Crépuscule de l’histoire 5. Pour lui, ce sont les pouvoirs qui la dictent. Il s’agit de la lire «à rebours». Tourner le dos aux «lieux de mémoire» officiels. Défaire les mythes, des plus anciens aux plus récents, qui cadrent notre vision du monde. Il propose aussi de «s’éloigner du temps national». Aujourd’hui, les nations s’interpénètrent, c’est une approche plus large qui s’impose.
En quoi ce propos est-il actuel? Parce que les Européens en particulier, même s’ils manifestent des penchants nostalgiques, ne regardent en fait plus ni en avant ni en arrière. Ils flottent dans l’amnésie et leurs incertitudes ne sont même pas décapantes. Leur audacieuse entreprise de l’union n’a pas su trouver son récit et reste méconnue, dans ses péripéties contradictoires, de la plupart des citoyens. La France préfère s’étourdir dans l’exaltation de ses «valeurs nationales» à grand renfort de drapeaux et de Marseillaise. Quant à la Suisse, elle collectionne les cartes postales anciennes et les idées reçues, mais dans son passé – à épurer de la mythologie – elle ne puise guère les enseignements qui lui permettraient d’envisager l’avenir avec l’esprit libre.
1 «Les mythes de la Seconde Guerre mondiale». Sous la direction de Jean Lopez et Olivier Wieviorka. Ed. Perrin.
2 «1937-1947: la guerre-monde». Tome 1. Ouvrage collectif. Ed. Gallimard
3 «Guerre secrète en Suisse». De Christian Rossé. Ed. Nouveau Monde.
4 Passesimple.ch
5 «Crépuscule de l’histoire – La fin du roman national?». Ed. Flammarion.