Dossier. Un Suisse sur quatre souffre de troubles du sommeil. Un constat préoccupant, lorsqu’on sait que bien dormir est indispensable au bon fonctionnement de l’organisme.
Pourquoi dort-on? A-t-on vraiment besoin de notre voyage quotidien au pays des songes? Et, surtout, pourquoi un quart de la population suisse, soit plus de deux millions de personnes, souffre-t‑elle de troubles du sommeil?
Insomnies, hypersomnies, apnées ou encore syndrome des jambes sans repos… La médecine a fait d’immenses progrès quant au diagnostic et au traitement de ces affections qui pourrissent littéralement nos nuits. Mais de nombreuses questions restent toujours un mystère pour la communauté scientifique, qui peine à percer tous les secrets de cette fonction biologique occupant un tiers de notre existence. Dans cette brume qui entoure encore les bras de Morphée, un point semble aujourd’hui certain: le sommeil n’a pas un but unique, celui de recharger nos batteries en réduisant la demande énergétique de l’organisme, mais apparaît au contraire comme indispensable au fonctionnement optimal d’une multitude de processus biologiques.
Sur le système immunitaire, tout d’abord. Celui-ci se construit en effet prioritairement pendant que nous dormons, car le cerveau sécrète alors en quantité plus importante de la dopamine et de la prolactine, deux hormones venant renforcer nos défenses. Pas étonnant, dès lors, que plusieurs études soient venues démontrer à quel point le manque de sommeil pouvait augmenter la vulnérabilité face à certaines maladies et prolonger la période de rétablissement. Une nuit de repos en moins suffirait déjà à troubler notre système immunitaire, en perturbant l’activité des granulocytes, ces globules blancs ayant pour fonction de combattre les ennemis de notre organisme.
Sur les fonctions hormonales ensuite, qui sont, elles aussi, affectées par la privation de sommeil. Les personnes dont les nuits sont chroniquement trop courtes voient ainsi leur habilité à nettoyer le glucose contenu dans le sang réduite de manière importante, avec pour conséquence, à terme, de favoriser l’apparition d’un diabète de type 2. De nombreuses recherches ont également démontré un lien entre la privation, même partielle, de sommeil et un risque augmenté d’obésité. La raison? Dormir moins de six heures par nuit induirait des changements notables au niveau de la régulation de l’appétit, par une hausse de la ghréline, l’hormone qui stimule la faim, et une diminution de la leptine, dont le but est de favoriser la satiété. Plus inquiétant, ce phénomène ne concernerait pas que les adultes, les enfants entre 6 et 9 ans au bénéfice de moins de dix heures de sommeil par jour étant 1,5 à 2,5 fois plus susceptibles d’être en surpoids.
Le système cardiovasculaire n’est pas en reste. Même chez les personnes ne présentant aucun facteur de risques (comme le surpoids, le tabagisme ou encore l’excès de cholestérol), après une certaine période passée à dormir moins de six heures par nuit, la probabilité d’accident vasculaire cérébral est multipliée par quatre en comparaison avec les personnes dormant entre sept et huit heures. En outre, un sommeil inadéquat est aussi associé à des risques augmentés d’hypertension artérielle, d’insuffisance cardiaque et d’infarctus.
Cerveau en première ligne
Mais l’impact le plus important du sommeil a sans conteste lieu sur le cerveau, notamment sur sa faculté à se régénérer. En 2013, des chercheurs du département de neurochirurgie de l’Université du Rochester Medical Center, dans l’Etat de New York, ont ainsi découvert que l’espace intercellulaire s’élargissait jusqu’à 60% durant la nuit, permettant ainsi une meilleure circulation du liquide céphalorachidien jusqu’à la moelle épinière, mécanisme permettant au précieux organe d’éliminer ses propres toxines. «Des données fiables prouvent que le manque de sommeil a un lien direct avec l’incapacité du cerveau à se désintoxiquer, appuie Claudio Bassetti, médecin-chef du service de neurologie de l’Inselspital, à Berne, et président de la Société européenne de neurologie. Ces substances peinent alors à être évacuées, avec pour possible conséquence d’accélérer le processus de dégénérescence des neurones.» Et ainsi faire le lit d’éventuelles démences, comme la maladie d’Alzheimer, ou d’autres pathologies neurologiques.
Notons que la mémoire est, elle aussi, influencée par le sommeil. Une bonne nuit permettrait de renforcer de manière sélective les souvenirs que notre cerveau juge de valeur, tout comme cela contribuerait à absorber de nouvelles informations et à consolider des apprentissages. Bien dormir jouerait également sur nos émotions. Lorsqu’on manque de sommeil, on formerait davantage de souvenirs des événements négatifs, ce qui conduirait à une impression biaisée, voire potentiellement déprimante, de la journée passée.
«Un sommeil désorganisé peut même engendrer une tendance à la dépression, complète Vicente Ibanez, médecin adjoint responsable du Laboratoire du sommeil des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Il faut donc être particulièrement attentif aux cas de dépression atypiques qui se présentent sans raison et consulter pour écarter un éventuel problème lié au sommeil.» On estime en effet qu’un tiers des personnes souffrant d’apnées du sommeil finissent par développer un syndrome dépressif ne répondant pas aux traitements classiques.
Quand dormir est un défi
A l’aune de ces découvertes, on comprend l’importance de bien dormir. Mais encore faut-il y parvenir. Car les facteurs pouvant perturber notre sommeil sont nombreux. Les aspects environnementaux, comme le bruit ou la lumière, le stress ou encore l’utilisation d’écrans avant d’aller se coucher sont en partie responsables de nos mauvaises nuits. Mais ils ne sont pas les seuls: des troubles du sommeil bien spécifiques sont également pointés du doigt.
Parmi eux, les problèmes d’insomnie représentent le motif de consultation le plus fréquent au sein de la trentaine de centres du sommeil présents en Suisse. Cette affection multiforme, qui touche plus d’un tiers des femmes et un quart des hommes, se traduit autant par une difficulté à commencer le sommeil que par des éveils nocturnes fréquents et prolongés, ou encore des réveils prématurés le matin. «L’enjeu principal est de savoir ce qui a déclenché l’insomnie, explique Vicente Ibanez, des HUG, car ses causes sont multiples.»
Une insomnie, qu’elle soit chronique ou aiguë, peut être engendrée par plusieurs facteurs, comme la présence d’une pathologie physique (maladie d’Alzheimer ou de Parkinson, insuffisance cardiaque et maladies pulmonaires…) ou psychologique (stress, anxiété, dépression), par exemple. Mais aussi par la prise excessive de toxiques (caféine, nicotine, alcool…), ou de certains médicaments pouvant perturber le sommeil, comme les bêtabloquants ou les anti-inflammatoires stéroïdiens.
«Certains patients insomniaques ont aussi une mauvaise perception de leur sommeil, ajoute Raphaël Heinzer, médecin responsable du Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil (CIRS) du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), à Lausanne. En venant consulter, ceux-ci nous assurent qu’ils n’ont pas dormi depuis des jours. Mais les polysomnographies (une juxtaposition de plusieurs examens réalisés sur une nuit et analysant notamment l’activité électrique du cerveau et du cœur, ainsi que le niveau d’oxygène dans le sang et le tonus musculaire, ndlr) nous démontrent parfois le contraire, soit un sommeil de qualité et de quantité normales. On parle alors d’insomnie paradoxale.»
Cet aspect bien spécifique de l’insomnie est encore un mystère pour le corps médical, car on ignore si ces personnes sont dans l’incapacité de juger de leur sommeil ou si les moyens habituellement utilisés en clinique ne sont pas suffisamment précis pour détecter des différences entre ces patients et les sujets sains. Une recherche menée actuellement au CHUV pourrait cependant apporter un éclairage sur la question. «On sait déjà que le sommeil n’est pas distribué uniformément à la surface du cerveau, explique Francesca Siclari, cheffe de clinique et neurologue au CHUV. En utilisant un électroencéphalogramme à haute résolution permettant de mieux visualiser la répartition des ondes du sommeil, nous aimerions savoir si on arrive à détecter, chez ces patients, des zones cérébrales qui dorment moins que d’autres, ce qui expliquerait une perception différente du sommeil.»
Mauvaises habitudes
Un événement particulier, comme un deuil, un accident ou la perte d’un emploi, peut également constituer l’élément déclencheur d’une insomnie. En règle générale, le sommeil retourne à la normale lorsque le facteur précipitant a disparu ou que l’on s’est habitué à sa présence. Mais, pour bon nombre de personnes, les difficultés de sommeil persistent sur plusieurs mois, voire des années, car un conditionnement négatif (comme une angoisse de ne pas dormir) s’est installé. Insidieuse, l’insomnie devient alors indépendante de ce qui l’a provoquée en premier lieu.
Hatice Minning Ciftici, 29 ans, en a fait l’expérience à l’arrivée de son premier enfant. «Durant plusieurs mois consécutifs, mon fils se réveillait toutes les heures et demie pour prendre le sein. Je n’arrivais pas à me rendormir entre les tétées et je devais ensuite enchaîner sur une journée de travail. Quand le premier a enfin commencé à faire ses nuits, l’arrivée du second est venue perturber cet équilibre, car ils ne dormaient pas de manière synchrone.»
Malgré un déménagement qui permet aux enfants de dormir dans des chambres séparées, la jeune mère continue à passer de mauvaises nuits pendant encore plusieurs années. «J’avais peur d’aller au lit, car je savais que j’allais voir les minutes défiler. J’étais devenue un zombie. Je souffrais de somnolences diurnes et de trous de mémoire de plus en plus fréquents. Il m’était impossible de conduire plus d’une demi-heure sans risquer de m’endormir.» Hatice refuse toutefois systématiquement les somnifères qu’on lui prescrit. C’est en consultant le laboratoire du sommeil du CHUV qu’on lui propose de suivre une thérapie cognitivo-comportementale, très efficace pour traiter les problèmes d’insomnie (lire l’interview en page 15). «Je dois avouer qu’au début j’étais sceptique, mais cela m’a permis de passer très rapidement de meilleures nuits.»
Apnées: les enfants aussi
Presque aussi fréquent que l’insomnie, le syndrome d’apnées du sommeil concerne une frange importante de la population suisse. Selon l’étude HypnoLaus, une très vaste enquête menée au CHUV sur plus de 2000 volontaires et dont les résultats émergent à présent, la prévalence des apnées du sommeil moyennes à sévères est de 23,4% chez les femmes et de 49,7% chez les hommes de plus de 40 ans. Un score qui tend par ailleurs à s’équilibrer à la ménopause. «Ces chiffres importants sont probablement dus au fait que les techniques de mesure sont devenues beaucoup plus sensibles, tempère Raphaël Heinzer. Mais ils posent aussi la question de la norme à laquelle on considère la quantité d’apnées comme problématique. Aujourd’hui, celle-ci est placée à quinze apnées par heure, mais il y a encore quelques années nous étions à une moyenne de cinq.»
A noter que les enfants peuvent aussi être touchés par les apnées du sommeil, majoritairement entre 3 et 7 ans. Les pauses respiratoires pendant la nuit, la somnolence diurne, les maux de tête au réveil ou les troubles de la concentration sont, tout comme chez les adultes, des facteurs devant alerter quant à la possible présence d’apnées. Chez les plus jeunes, celles-ci sont principalement provoquées par le gonflement des végétations ou des amygdales, bloquant le passage de l’air.
Chez l’adulte, les problèmes endocriniens et l’obésité (deux fois sur trois, les apnéiques sont en net surpoids) sont les causes les plus fréquentes d’apnées. Une recherche menée très récemment par l’Université d’Umea, en Suède, a par ailleurs permis de découvrir un nouveau type de fibres musculaires situées dans le palais. Présentes en plus grande quantité chez les ronfleurs, ces fibres, dépourvues d’une forme de protéines clés, pourraient expliquer pourquoi certaines personnes sont plus sujettes aux apnées du sommeil.
Conséquences graves
Quelles qu’en soient ses causes, le syndrome d’apnées du sommeil n’est pas à prendre à la légère. Dans le cadre de l’étude HypnoLaus, les chercheurs lausannois ont en effet pu souligner l’association directe – et cela en excluant tous les autres facteurs de risques – entre la sévérité des apnées et l’apparition d’hypertension, de diabète et le risque de dépression. Les accidents vasculaires cérébraux (AVC) sont aussi plus fréquents dans ce contexte, les apnéiques non traités ayant deux à trois fois plus de probabilités de développer un AVC. «Il existe également un lien clair entre la sévérité des apnées et l’apparition de troubles cognitifs, voire de démence», ajoute Raphaël Heinzer. Un immense problème car, une fois constituée, la démence due au syndrome d’apnées du sommeil se distingue difficilement de la maladie d’Alzheimer. A la différence que l’évolution des troubles cognitifs chez les apnéiques pourrait être ralentie, voire interrompue, par le port d’un masque de pression positive continue (CPAP), un dispositif maintenant ouvertes les voies respiratoires supérieures.
D’où l’importance de diagnostiquer et de traiter les apnées lorsque celles-ci engendrent des conséquences telles que des réveils nocturnes, de la somnolence diurne et des maladies cardiovasculaires. Dans ce sens, il est fondamental de commencer par essayer de perdre du poids, si nécessaire, mais aussi d’éradiquer tous les facteurs considérés comme aggravants, à savoir la consommation d’alcool avant de dormir, mais aussi l’utilisation de somnifères et de tranquillisants.
L’utilisation d’une orthèse d’avancée mandibulaire (sorte de gouttière, en partie remboursée par l’assurance maladie, permettant de maintenir la mâchoire inférieure en position avancée durant le sommeil, ce qui libère le passage de l’air) est adaptée aux patients présentant des symptômes modérés. Quant aux apnées plus sévères, il est conseillé de porter un CPAP pendant la nuit, à conserver aussi longtemps que les arrêts respiratoires sont jugés problématiques. «En cas de perte de poids importante, on refait un enregistrement nocturne pour réévaluer la gravité des apnées, complète le médecin du CHUV.
Si celles-ci ont baissé en dessous de dix ou quinze par heure, on essaie de stopper le CPAP pour deux semaines et, s’il n’y a pas de réapparition des symptômes, on peut arrêter le traitement. Mais il existe aussi des personnes maigres souffrant d’apnées du sommeil en lien avec un problème de structure anatomique de la gorge et de la mâchoire, dont les symptômes ne pourront pas s’améliorer avec une perte de poids.» Dans ce cas, la correction chirurgicale d’une malformation de la mâchoire, ou éventuellement une opération au niveau de la gorge (se révélant malheureusement souvent inefficace) pourra aussi justifier l’arrêt éventuel du traitement.
En outre, un nombre non négligeable d’apnées n’apparaissent que lorsque le patient est couché sur le dos. Il existe alors différentes méthodes afin d’empêcher le sujet de se retrouver dans cette position durant la nuit, à l’image de gilets munis de balles de tennis dans le dos, ou de ceintures vibrant lors de changements de position.
Sa petite valise contenant son CPAP sous le bras, Andrew* est impatient de dormir avec son nouvel appareillage. Cet Américain vivant en Suisse a déjà été traité pour ses problèmes d’apnées il y a quelques années aux Etats-Unis. Une perte de poids importante lui avait permis de dormir à nouveau sans masque. Mais peu après son arrivée en Suisse, le quadragénaire reprend près de 25 kilos, et ses problèmes respiratoires recommencent. «Il y a quelques semaines, je me suis réveillé au milieu de la nuit car mon cœur battait bizarrement. J’ai dû passer deux jours aux urgences en raison d’une fibrillation auriculaire», raconte Andrew, qui travaille lui-même dans le milieu médical.
La cause? Ses apnées du sommeil, comptabilisées à plus de 70 par heure. Un cas jugé très sévère. «Malgré les contraintes que cela représente, le fait d’utiliser un CPAP durant la nuit a considérablement changé ma vie lors de mon premier traitement. Je me réveillais moins fatigué et mes maux de tête ont rapidement disparu. Mes valeurs sanguines se sont également normalisées, notamment le taux de glucose. Ce qui est important étant donné que je souffre aussi de diabète de type 2.»
Dix-huit ans de souffrance
D’autres troubles, plus rares, peuvent également gâcher nos nuits. Outre les cas d’hypersomnie (une somnolence diurne excessive) et de narcolepsie (des attaques brutales de sommeil, quasi imprévisibles), deux affections pouvant être considérablement améliorées par un traitement médicamenteux adéquat, le syndrome des jambes sans repos figure également en bonne place quant à sa prévalence dans la population. Il s’agit d’un trouble neurologique caractérisé par des besoins impérieux de bouger les jambes en lien avec des sensations de brûlure, de picotement ou de fourmillement, et ce plus particulièrement durant les moments de détente. Comme les symptômes surviennent surtout le soir et la nuit, l’endormissement peut être beaucoup plus difficile, et il n’est pas rare qu’une insomnie chronique en résulte. Cette maladie, dont l’intensité varie beaucoup d’une personne à l’autre, touche environ 6% des Suisses. Très pénible, elle peut engendrer un état de détresse important chez les personnes concernées, car il faut parfois plusieurs années avant qu’un diagnostic ne soit posé.
Dix-huit ans, c’est précisément le temps qu’a souffert Carmen Jacquet sans trouver une explication à ses problèmes de sommeil. Un parcours du combattant, ponctué de rendez-vous infructueux chez différents médecins. «Le généraliste que j’avais à cette époque m’avait prescrit des somnifères mais cela ne fonctionnait pas, se souvient la septuagénaire. Je suis aussi allée voir des ostéopathes et des guérisseurs, mais sans succès. A force de me réveiller plusieurs fois par heure pour satisfaire ce besoin constant de bouger mes jambes, je suis presque tombée en dépression. J’avais des angoisses sévères. Je suis finalement allée consulter une psychiatre, qui m’a conseillé de me rendre au laboratoire du sommeil du CHUV. Mon syndrome a été diagnostiqué en une séance et on m’a prescrit des médicaments adaptés. Cela a changé ma vie.»
Le danger somnifère
Les personnes âgées sont également particulièrement concernées par les problèmes de sommeil. «Certains troubles arrivent avec l’avancée en âge, confirme Christophe Büla, chef du service de gériatrie et de réadaptation gériatrique du CHUV. Le sommeil est plus fragmenté, il est composé de moins de stades profonds, ce qui induit un risque augmenté de se réveiller pendant la nuit.» On observe également une tendance à une avance de la phase du sommeil responsable d’éveils précoces. Ce phénomène peut être lié à une perturbation de l’horloge interne ou à une réduction de l’exposition aux synchronisateurs externes, comme la lumière du jour (voir infographie). Les pathologies prostatiques, respiratoires ou cardiovasculaires, ainsi que la prise de certains médicaments sont également en mesure d’interférer avec le sommeil, notamment les diurétiques à longue durée de vie.
Chez les séniors, les nuits peuvent également être réduites en raison de l’installation de mauvaises habitudes durant la journée, notamment la pratique de nombreuses siestes. «Il est important de rétablir les cycles du sommeil chez les personnes âgées, en éliminant les siestes mais aussi en imposant des rythmes de coucher et de lever stricts, détaille Raphaël Heinzer. Cela permet d’augmenter la pression du sommeil et d’aller au lit en étant vraiment fatigué.»
Cette démarche visant à retrouver une hygiène naturelle du sommeil se révèle d’autant plus fondamentale qu’en Suisse trop de personnes âgées consomment régulièrement des somnifères. Selon l’Office fédéral de la statistique, 11,4% des 75 ans et plus prendraient tous les jours des benzodiazépines, et ce en ignorant bien souvent les conséquences extrêmement délétères de ces médicaments. Outre le fait qu’ils désorganisent le sommeil (celui-ci devient plus léger), les somnifères ont pour principal effet secondaire de provoquer des accoutumances très rapides, dont il est particulièrement difficile de se défaire.
Pis, leur sevrage crée souvent des effets rebonds se traduisant par des insomnies, voire par l’apparition d’états confusionnels aigus. «Chez les personnes âgées sous somnifères, la marche et l’équilibre sont aussi moins bons, les réflexes sont ralentis. Cela augmente les risques de chute et de fracture», ajoute Christophe Büla. Un rapport risque-bénéfice d’autant plus inacceptable que des études comparant les somnifères aux placébos ont démontré que le gain en minutes de sommeil sous benzodiazépines était quasiment nul sur une nuit.
Plus inquiétant encore, une étude démontre que les patients consommant régulièrement des benzodiazépines auraient un risque de mortalité presque deux fois plus élevé. Il faut en effet savoir que les somnifères diminuent la fonction respiratoire, ce qui peut notamment aggraver une insuffisance cardiaque ou respiratoire existante; ils péjorent également les problèmes d’insuffisance rénale en raison d’une accumulation de produits toxiques dans les reins.
Une recherche publiée dans le British Medical Journal en 2012 associerait même l’utilisation de somnifères avec un risque accru de développer la maladie d’Alzheimer après 65 ans. Bien que cette corrélation en soit encore au stade d’hypothèse, il a été démontré que les benzodiazépines augmenteraient le risque de déclin cognitif. «Quel que soit l’âge du patient, si l’on doit prendre des somnifères, il est important que cela soit sur une courte durée, explique Vicente Ibanez, responsable du Laboratoire du sommeil des HUG. Prescrire sur le long terme des benzodiazépines aux personnes âgées, c’est de la folie…»
Malgré différentes campagnes de prévention liées à la consommation de somnifères, le problème majeur réside bien souvent dans la pression exercée par le patient lui-même sur son médecin. «C’est pourquoi il est fondamental de donner des outils au corps médical, précise Nicolas Rodondi, médecin-chef à l’Inselspital, à Berne, et coordinateur d’un projet européen sur la surprescription de médicaments chez les personnes âgées. Malheureusement, il n’existe à l’heure actuelle aucune solution médicamenteuse de rechange vraiment reconnue pour les séniors. Et les conseils d’hygiène de vie ne sont pas faciles à vendre auprès d’un patient qui cherche à être immédiatement satisfait.»
D’autres remèdes?
Si aucun autre remède que les somnifères n’a encore été sérieusement étudié par la communauté scientifique, certaines pistes semblent néanmoins porteuses d’espoir dans la lutte contre l’insomnie et la consommation de benzodiazépines. L’une de ces voies est la prescription de mélatonine, cette hormone produite naturellement par le cerveau et agissant comme un signal du sommeil. Prise deux heures avant l’horaire habituel du coucher, cette substance, prescrite sur ordonnance, semblerait efficace pour combattre l’insomnie chez les personnes âgées, avec pour avantage d’éviter une dépendance à long terme.
Contrairement à d’autres pays, comme l’Italie ou les Etats-Unis, la Suisse n’autorise pas la vente libre de préparations à base de mélatonine. Et mieux vaut éviter de s’en procurer sur l’internet, car le risque existe de recevoir des gélules contenant une autre quantité que celle affichée ou, plus grave, des impuretés potentiellement toxiques.
Au rayon des découvertes récentes, une nouvelle classe de médicaments vient également d’être autorisée aux Etats-Unis. Contrairement aux somnifères classiques, qui reposent tous sur un mécanisme ayant pour effet d’atténuer la perception des stimuli atteignant l’organisme, ces produits d’un nouvel ordre agissent en bloquant de manière temporaire un neurotransmetteur chargé de maintenir l’éveil. Selon certaines observations, le sommeil serait de meilleure qualité que sous benzodiazépines. Mais il faut toutefois rester extrêmement prudent, car on ne connaît pas encore tous les effets secondaires de cette substance, commercialisée aux Etats-Unis sous le nom de Belsomra. En outre, il est important de ne pas tomber, comme pour les benzodiazépines, dans une prescription réflexe à long terme. Faute de quoi, les mêmes erreurs seront répétées.
Il est aussi possible de se rabattre sur des plantes réputées pour leur pouvoir soporifique, comme la valériane, le tilleul, la passiflore ou la camomille, le grand problème restant la difficulté à trouver des preuves scientifiques irréfutables de leur efficacité. Toutefois, il est communément admis que le principe actif du tilleul, le farnésol, favoriserait l’endormissement en se liant aux mêmes récepteurs que les benzodiazépines, effets secondaires en moins. Le parfum de la camomille activerait, quant à lui, des zones du cerveau permettant au sommeil de se déclencher rapidement. Enfin, une recherche récente, publiée dans la revue Sleep, a démontré que, parmi de nombreuses plantes analysées, seule la valériane semblerait vraiment efficace, notamment sur l’aspect sédatif et le raccourcissement du temps d’endormissement. Des résultats qui font probablement de cette plante, déjà prescrite par les médecins de la Grèce antique pour traiter l’insomnie, le meilleur des somnifères naturels.
* Noms connus de la rédaction