Portrait. Stéphanie Pahud signe un livre qui interroge la notion de norme. Ça tombe bien: elle-même, trop jolie et trop médiatique, cadre mal avec l’image qu’on se fait d’une universitaire féministe. La porte de la normalité est plus étroite qu’il n’y paraît.
Etait-elle plus grande que les autres, cette photo dans Le Matin? Ou alors cadrée autrement? Eh bien non: tous les contributeurs de feu la rubrique «L’invité(e) du jour», parue dans le quotidien orange de 2011 à 2014, ont eu droit à une image rigoureusement de même taille, cadrée en plan américain. Mais celle de Stéphanie Pahud, linguiste médiatique, s’est durablement imprimée dans l’imaginaire des Romands. Le chemisier noir transparent, le tatouage couronne d’épines sur le biceps droit, le rouge à lèvres flamboyant ont eu un effet de marque. Appelons-le l’effet BHL: comme le philosophe français, indissociable de sa belle crinière et de sa chemise blanche, la blonde linguiste en noir est une femme de tête dont le corps – splendide, ça aide – a boosté la notoriété.
Une linguiste avec un corps, ce n’est pas très normal. Ça tombe bien, le dernier livre de Stéphanie Pahud a pour titre LANORMALITÉ. Et il invite tout naturellement aux travaux pratiques sur la personne de son auteure: à quoi est censée ressembler une linguiste normale, féministe de surcroît? Mais, surtout: qu’est-ce que la réponse à cette question dit de celui qui l’émet? Si la linguiste s’habille comme un homme, elle tombe dans le cliché: a) de l’intello qui a sacrifié sa féminité sur l’autel de la carrière; b) de la lesbienne à talons plats. Si elle porte un rouge à lèvres flamboyant, elle a vite fait, comme Stéphanie Pahud, de déclencher des réactions certes intéressantes à étudier, mais dont la violence, parfois, laisse pantois. Après une apparition télévisée sur le plateau d’Infrarouge en 2014, la maître d’enseignement à l’Ecole de français langue étrangère de l’Université de Lausanne s’est carrément fait traiter de pute par un téléspectateur allumé.
Normalisation, l’Âge d’or
Où l’on voit que la porte de la normalité est étroite. Nettement plus étroite que ne le laisse présumer le discours émancipatoire d’époque. Ça tombe bien, c’est le propos central du livre de Stéphanie Pahud: jamais la liberté individuelle n’a été aussi célébrée. Et pourtant, écrit l’auteure, «même l’absence de normes est aujourd’hui codifiée». Jamais une société n’a produit, à bas bruit, autant de supports de conformité. «C’est très sensible chez les jeunes, explique-t-elle à une table de bistrot où elle effleure à peine sa salade d’une fourchette distante. En famille, les enfants sont soumis à moins de contraintes, mais ils sont aussi devenus plus influençables par les modes et les groupes.»
Au bout du compte, l’ère de liberté accouche d’une insidieuse «aggravation de la normalisation»: ce noir et paradoxal constat est partagé par plusieurs sociologues et philosophes contemporains. Stéphanie Pahud se pose en passeuse éclairée de cette réflexion cruciale. Elle s’applique aussi à dévoiler quelques ressorts et avatars de la recrudescence normative. Un phénomène d’autant plus vicieux qu’il ne dit pas son nom – «bousculer l’ordre établi» est une formule aussi à la mode que bidon, note Sebastian Dieguez, contributeur de l’ouvrage.
La néonormalisation nous enveloppe douillettement, elle agit comme un refuge, analyse Stéphanie Pahud: «Comme si, dans un climat d’insécurité, on avait besoin de normalité pour se protéger. Comme si l’individu contemporain, obligé de construire sa cohérence tout seul, se précipitait dans des cases pour se rassurer.» Il va sans dire que personne ne l’y pousse: nous sommes à l’ère glorieuse de la norme librement consentie.
Dire d’où l’on parle
Mais revenons à notre objet d’étude. Personne, autour de Stéphanie Pahud n’ira prétendre – plutôt mourir! – que l’habit compte et influence son jugement. C’est pourtant le cas, c’est même un vrai cas d’école. Prenez le rouge à lèvres de la linguiste: il est clairement trop rouge par rapport à la mise standard de l’universitaire féministe. «Déplacé», dit-on.
Ça tombe bien. Notre décodeuse professionnelle ne feint pas d’ignorer que, «quand on parle, on émet un message, mais on donne aussi une image de soi». Elle ne rêve pas non plus sottement d’une société sans codes vestimentaires. Mais, justement, être déplacée, c’est sa «marge de jeu», sa respiration: «Tout en restant dans le respect de mes interlocuteurs, je revendique le corps comme espace de créativité.» Son rouge à lèvres dérange les féministes? Ça tombe bien: pour elle, le corps féministe est un corps qui «dé-range». Les effluves gothiques de ses chiffons noirs contrastent avec la «bécébégéitude» des universitaires (bien) nés sous le même pommier? Normal, cette première de classe est une déplacée de naissance: née à Yverdon, d’un garagiste et d’une secrétaire.
Quoi d’autre? Stéphanie Pahud a 40 ans cette année et un fils de 3 ans qui s’appelle Kim, qui «n’aime que les voitures» et, non, sa maman n’essaie pas de les lui arracher pour mettre des poupées à la place. Si vous voulez en savoir plus sur elle, vous serez comblé en lisant son blog (hystériesordinaires.com). Ou son livre, car là aussi elle se met en «je»: elle explique notamment les raisons personnelles qui l’ont poussée vers son sujet. «Suis-je normale?» est une question qui la travaille depuis l’enfance. Et le dire, c’est battre en brèche ce mensonge qu’est «la pseudo-neutralité scientifique». «Dès le début de nos études, on nous apprend à dire d’où l’on parle, c’est le b. a.-ba de l’éthique scientifique. Mais en général, cela se limite à spécifier quelle discipline est la nôtre, à quelle école on se rattache: je trouve que ce n’est pas suffisant.»
Un livre polyphonique
Le livre de Stéphanie Pahud n’est donc pas normal non plus. «Pas normal au sens statistique de la pratique dominante» en matière de publications académiques, analyse Pascal Singy, qui fut professeur de l’auteure, a contribué à l’ouvrage et salue sa forme atypique. Le bouquin, aussi inégal que stimulant, ne mêle pas seulement analyse scientifique et récit personnel, mais aussi contributions d’universitaires et de personnalités comme Frédéric Recrosio ou Ariane Ferrier. «Ce décloisonnement, c’est une manière de s’ouvrir à la cité, une forme d’engagement, dit Pascal Singy. Stéphanie Pahud a compris le fonctionnement des médias et elle utilise son savoir-faire pour faire passer des messages, notamment celui de la place due aux minorités.»
Oui, la linguiste aime les médias. Elle sait torcher un titre qui claque, genre: «Ce que la langue fait aux sexes. Et l’inverse». Et quand Bernard Rappaz, chef de l’actualité RTS, déclare que l’élection de Guy Parmelin marque le «triomphe de la normalité», elle prend son téléphone, ce qui n’est pas académique du tout, pour lui demander ce qu’il entend par là.
Après Le Matin et Les quotidiennes, la décodeuse signe une chronique mensuelle dans La Région Nord vaudois et vient d’entamer une participation à la nouvelle émission de Fred Valet sur la chaîne BeCurious TV. Dans le premier numéro de Cause!, elle tient des propos pertinents sur le «prêt-à-s’engager».
Et y arbore aussi un T-shirt rouge raisonnable, pas moulant pour un sou. Peut-être un peu lassée, quand même, d’attirer les commentaires malveillants sur sa mise? Comprendre le fonctionnement des médias est une chose, maîtriser complètement les effets d’une image en est une autre. Cette photo dans Le Matin? «Aujourd’hui, peut-être, je ne choisirais plus la même tenue.»
«LANORMALITÉ» Stéphanie Pahud, L’Age d’Homme, 326 p.