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Méfiance suisse envers un livre «stérile»

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Jeudi, 14 Janvier, 2016 - 05:55

Décodage. Curieusement, aucune étude ne s’est penchée sur la diffusion et la réception de «Mein Kampf» en Suisse entre-deux-guerres. L’ouvrage, jamais interdit, était accessible à tous. Mais à part des critiques ou défenseurs isolés, il a été peu lu et commenté à l’époque de la «défense nationale spirituelle».

Suggestion à un étudiant en histoire, surtout à l’heure où le livre tombe dans le domaine public: effectuer une recherche sur la diffusion et la réception en Suisse de Mein Kampf lors des années qui ont suivi sa parution en Allemagne, dès 1925, et en France, dès 1934. Alors qu’une telle étude pourrait nous en apprendre long sur l’attitude suisse envers Hitler avant la guerre, aucune recherche de ce type n’a été menée, à notre connaissance et à celle des spécialistes que nous avons consultés. A Lausanne, Hans Ulrich Jost, une autorité sur l’histoire de la Suisse pendant les guerres mondiales, s’en veut presque de ne pas y avoir pensé: «Cette lacune aurait dû m’interpeller! Mais laissez-moi regarder mes fiches…»

Un jour plus tard, le professeur Jost livre le fruit de ses recherches. Il est maigre: «Mein Kampf n’a pas suscité beaucoup d’intérêt dans le grand public avant la guerre. Il n’était pas pris au sérieux et pas beaucoup lu. Autrement, comme cela s’est passé ailleurs, des esprits éclairés auraient vu ce qu’il contenait de dangereux. La presse, même des titres comme la Politische Rundschau, préférait de loin traiter de la menace communiste que de celle des nazis.» A Bâle, son collègue historien Georg Kreis, lui aussi spécialiste de l’impact des guerres mondiales en Suisse, abonde dans le même sens: «Un tel livre ne pouvait pas correspondre à la sensibilité de l’époque. On comparait Hitler à Napoléon: un fou autocrate qui se précipitait vers sa propre chute.»

Intérêt dès 1933

L’historien fribourgeois Matthieu Gillabert, qui s’est intéressé à la propagande nazie en Suisse, nuance la réception du livre chez nous: «L’ouvrage sort au moment où les nazis font encore des scores modestes. Ils ne représentent pas un phénomène médiatique intéressant et Hitler n’est pas encore une figure charismatique. Il se bat pour le leadership, jusqu’en 1933. Mein Kampf devient dès lors une ressource pour expliquer le phénomène. La propagande nazie et, parfois, certains critiques représentent ce régime comme une religion avec un nouveau Christ (Hitler) et une nouvelle bible (Mein Kampf).»

Le pacifiste Leonhard Ragaz, dans la Neue Wege, cite régulièrement le livre pour expliquer l’idéologie nazie. Notons qu’en novembre 1925, peu après la sortie de Mein Kampf en Allemagne, la NZZ publie une critique sarcastique de l’ouvrage: «Ces ruminations stériles témoignent d’un agitateur qui s’est retrouvé propulsé sur le devant de la scène de manière artificielle, incapable de la moindre réflexion posée et qui ne comprend plus le monde.»

Quelques années plus tard, le ton change, en particulier chez les admirateurs des régimes autoritaires. Hans Ulrich Jost rappelle le jugement de l’aristocrate fribourgeois Gonzague de Reynold dans L’Europe tragique (1934): «Il y a, dans ces quelque huit cents pages, du génie. On y sent un homme et cet homme est sympathique.» Ou l’attitude ambiguë du germaniste Emil Staiger dans la Neue Schweizer Rundschau, qui tirait parti de Mein Kampf pour rapprocher les écrivains classiques de la nouvelle Allemagne et demander que l’on accorde du crédit aux «hommes nouveaux». Dans le même temps, Carl Gustav Jung trouve que Hitler est «le porte-parole des dieux comme jadis» et accueille dans la revue Zentralblatt für Psychotherapie un éloge de Mein Kampf par Matthias Göring, le cousin psychiatre du dignitaire nazi.

Exemplaires dédicacés

Pendant ce temps toujours, le commandant de corps de l’armée suisse Ulrich Wille Junior et sa sœur Isi reçoivent des exemplaires dédicacés de Mein Kampf de la part du Führer. Leur mère, née Clara von Bismark, demande que le livre «soit sur la table» en Suisse. L’ouvrage, qui n’a jamais été interdit dans le pays, reste alors peu diffusé. Même s’il est accessible à tous dans les bibliothèques mises sur pied par la propagande nazie, comme dans les lieux de cure, à Davos par exemple.

La circulation de la traduction française du livre, publiée en 1934, est sans doute également restreinte en Suisse romande. «Mon père avait fait tirer environ 10 000 exemplaires de Mein Kampf dans ces années-là, relève François-Xavier Sorlot, le fils du directeur, à l’époque, des Nouvelles Editions latines. Il en avait déposé auprès de la Maison du livre français, un diffuseur qui a sans doute dû en envoyer dans les librairies Payot en Suisse. Et mon père, dès la parution de la traduction, l’a fait parvenir à tout ce que l’époque comptait comme politiciens ou chercheurs importants dans l’espace francophone.»

Pas de trace d’une éventuelle édition suisse de Mein Kampf à la Bibliothèque nationale à Berne. En revanche, trois éditions différentes du livre sont présentes dans les collections. Dont l’édition originale en deux volumes, de luxe, tirée à 500 exemplaires, signée par Adolf Hitler. Une rareté acquise pour 600 francs en 1950 par la BN, qui provient du Consulat général de Suisse à Munich.

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