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Deux jobs sinon rien

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Jeudi, 14 Janvier, 2016 - 05:54

Texte de Séverine Géroudet

Enquête. Toujours plus de Suisses cumulent plusieurs professions dans des secteurs souvent complètement différents. Ces actifs d’un nouveau genre bouleversent les codes du travail, faisant passer leur épanouissement avant la stabilité d’un emploi à plein temps.

«Je voulais diversifier mes activités, par peur de m’ennuyer.» Ashkhen Longet, 25 ans, travaille à 75% comme responsable de la communication dans une société genevoise de gestion de risques et de patrimoine. En parallèle, elle a lancé à son compte une entreprise d’organisation d’événements et donne des cours d’anglais à des enfants. La jeune femme ne se reconnaît pas dans le modèle d’une carrière traditionnelle et ne se voit pas pratiquer le même emploi toute sa vie à plein temps. Elle préfère multiplier les activités pour dynamiser son quotidien et gagner ainsi une forme de liberté, qu’elle considère plus importante que tout aspect financier.

Ashkhen Longet est une «slasheuse». Le terme est né aux Etats-Unis en 2007, de la plume de Marci Alboher, auteur de l’ouvrage One Person/Multiple Careers: A New Model for Work/Life Success. Selon cette journaliste américaine, les «slasheurs» constituent un nouveau genre de travailleurs, qui ne se définissent plus par l’intitulé d’un seul poste, mais par leurs identités multiples.

Donner du sens

Depuis quelques années, le phénomène a traversé l’Atlantique et gagne de l’ampleur en Suisse, où il se manifeste de diverses manières. Il s’illustre notamment par l’explosion du temps partiel. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), le travail à temps partiel concerne aujourd’hui 36,5% des actifs, un taux élevé qui place notre pays en deuxième position du classement européen, derrière les Pays-Bas. La principale motivation qui pousse les Suisses à réduire leur temps de travail demeure certes familiale, mais parmi les raisons citées par l’OFS figure aussi l’exercice d’un autre emploi.

Toujours d’après l’Office fédéral, en 2014, 7,4% des personnes actives cumulaient deux, voire davantage d’activités salariées, principalement par nécessité, mais aussi par intérêt personnel. C’est le cas de Gabrielle Cottier, 33 ans, diplômée en lettres à l’Université de Genève: «J’ai toujours pratiqué deux métiers en parallèle pour éviter la routine. Je n’aime pas le côté rigide et répétitif, c’est pourquoi je recherche des emplois à temps partiel. Je préfère l’intérêt et la variété à la stabilité financière.»

On retrouve parmi les «slasheurs» de nombreux jeunes actifs, qui questionnent et prennent en compte leurs intérêts personnels avant de se lancer dans le monde professionnel. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la génération des 25-35 ans n’est pas la seule concernée par le phénomène. Après avoir travaillé une bonne partie de leur vie à plein temps dans une entreprise, beaucoup de quadragénaires et de quinquagénaires cherchent soudain à donner du sens à ce qu’ils font. «Des difficultés ou un sentiment de lassitude apparaissent, alors qu’il leur reste encore de nombreuses années de travail devant eux, observe Danièle Laot Rapp, du cabinet Coach et Vie. Ils doivent alors faire un choix s’ils veulent conserver ou retrouver le plaisir de travailler.»

L’image de l’artiste qui collectionne les petits boulots est aujourd’hui dépassée. Les créatifs ne sont plus les seuls à avoir plusieurs casquettes, la tendance gagne petit à petit d’autres corps de métiers, comme les services ou l’administration. Elle touche même des secteurs réputés très rigides. «Ceux que je rencontre sont en majorité actifs dans le domaine de la finance, du trading et de la gestion, dit ainsi Fabienne Revillard, du cabinet de coaching et business consulting AAA +. Ces cadres cherchent à diminuer leur temps de travail pour développer une activité parallèle qui donne une forme d’éthique et de profondeur à leur engagement professionnel. Ils se tournent vers l’écriture, l’enseignement du yoga ou encore la microfinance écologique, pour citer quelques exemples.»

La nécessité de se diversifier

Pour Marci Alboher, le phénomène des «slasheurs» est d’abord une réponse à la précarité de l’emploi. Avoir un travail unique toute sa vie n’est plus un symbole de sécurité sociale et financière. Ces personnes se rendent compte qu’elles doivent se diversifier, développer des compétences multiples et trouver de nouvelles manières de se sentir accomplies. Elles réagissent en quelque sorte au nouvel univers de l’entreprise. «Les carrières traditionnelles offrent moins d’attrait à l’heure actuelle, mais il y a aussi le fait que peu d’entreprises sont aujourd’hui encore en mesure d’offrir une stabilité à long terme, souligne Tibère Adler, directeur romand du think tank économique Avenir Suisse. Face à ce constat, les gens rebondissent et inventent de nouveaux schémas professionnels.» Il observe deux mouvements. D’un côté, des salariés qui multiplient les emplois à cause d’une nécessité économique induite par la réalité du marché de l’emploi. De l’autre, ceux qui le font par choix, plaçant leur développement personnel au premier plan.

Il est aujourd’hui possible de privilégier ce mode de vie, car les formes de travail sont en train d’évoluer. «On observe une plus grande flexibilité de la part des employeurs, concernant l’acceptation du temps partiel déjà, mais aussi dans l’organisation même des sociétés, poursuit Tibère Adler. Beaucoup d’entreprises, grâce à la révolution digitale et au télétravail par exemple, n’exigent plus autant de présence sur le lieu de travail. Seul le résultat importe.» Cette nouvelle souplesse permet alors à ceux qui le souhaitent de développer une autre activité en marge de leur emploi principal. D’après le spécialiste en ressources humaines Angelo Vicario, il était encore inimaginable il y a une quinzaine d’années de voir des entreprises actives dans des domaines tels que la finance accepter des temps partiels. «Cela prouve que les mentalités évoluent, et que les patrons qui laissent davantage de liberté à leurs employés y trouvent aussi leur compte. Cette flexibilité fait aujourd’hui partie de la politique de plus en plus de sociétés.»

Lui-même directeur d’entreprise, Angelo Vicario emploie 70% de ses collaborateurs à temps partiel, à des pourcentages divers. «Le fait de leur laisser la possibilité et le temps d’exercer une autre activité à côté, lucrative ou non, leur permet de s’épanouir. Et ils restent plus longtemps! En seize ans, ma société a connu un tournus de personnel particulièrement faible.»

Bien des «slasheurs» exercent une activité à leur compte, ce qui répond encore davantage à leur besoin d’accomplissement. «Ils sont motivés à travailler en indépendants pour organiser leur temps tout en conservant la sécurité d’un emploi salarié à temps partiel, observe la coach de vie Danièle Laot Rapp. Ils se façonnent ainsi un mode de travail sur mesure qui correspond à leurs valeurs et à leurs besoins.»

Vers la fin du salariat

Le sentiment de liberté procuré par une activité indépendante prime sur le sacrifice économique. «Gérer son temps comme on le souhaite est un véritable luxe, témoigne Valentine Ebner, professeure à la Haute Ecole d’art et de design de Genève à 60% et indépendante à 40%. Pouvoir mener d’autres expériences en dehors de son travail principal est très enrichissant.» Ceux qui gardent leur emploi de salarié ne le font pas seulement pour la sécurité économique. «Rester salarié permet de garder un pied dans le marché du travail, de se faire un réseau, d’échanger avec des collègues, car en tant qu’indépendant on est souvent très seul, dit Sophie Aubort, formatrice pour adultes salariée et coach indépendante. Je n’ai pas gardé mon emploi salarié pour des raisons financières mais parce que l’alliance de mes deux activités m’apporte un bon équilibre.»

Les «slasheurs» ne sont pas les seuls à refuser «d’entrer dans le moule» et à vouloir s’affranchir des formes de travail classiques. «Nous ne sommes qu’au début de cette évolution qui bouleverse le salariat traditionnel, constate Tibère Adler. Pour se libérer des charges sociales, certaines entreprises ne veulent plus non plus de salariés, à l’image d’Uber, qui n’emploie pas de personnel mais prélève une commission auprès de ses chauffeurs. Ce genre de modèle offre une flexibilité de l’emploi et permet le cumul de diverses activités. Cependant, l’entreprise transfère alors beaucoup plus de responsabilités à l’individu que dans le cadre d’un contrat de travail classique.»


«Nous sommes des inconscients heureux»

Sophie Aubort et Cédric Reynaud ont tous deux choisi de développer une activité indépendante en étant salariés à temps partiel. C’est le besoin de trouver un sens à leur parcours professionnel qui a poussé ce couple d’Yverdonnois à privilégier ce mode de vie. Employée à 70% dans une société de formation pour adultes, Sophie est aussi coach de vie à 20% pour sa propre société, Coaching Sophie. «Ces deux activités sont pour moi complémentaires et me permettent de trouver un équilibre, explique la jeune femme de 26 ans. Je ne voudrais pratiquer ni l’une ni l’autre à 100%, je ne me vois pas placer tous mes intérêts et mes attentes dans un unique emploi.» Elle ajoute que conserver un travail salarié offre la possibilité de garder un pied dans le marché de l’emploi, d’avoir des collègues, de se constituer un réseau. «C’est sain, car on est souvent très seul en tant qu’indépendant.»

Son mari, Cédric, 29 ans, cadre à 60% chez InnoPark et fondateur de la société Creativ ID, dédiée à l’aide à la création d’entreprise, est du même avis. «Travailler à temps partiel et développer une activité indépendante demande des concessions, notamment financières. Il faut par exemple faire le deuil de la maison et de la belle voiture, mais cela apporte une autre qualité de vie. Avec notre activité indépendante, nous pouvons gérer notre temps et partager par exemple davantage de moments ensemble.»

Le couple avoue faire figure d’ovni dans son entourage. Grands-parents et parents ne comprennent pas leur choix. «Leur vision du travail est tout autre, c’est une question de génération. Ils s’inquiètent pour notre situation financière et nous traitent d’inconscients. Nous leur répondons que nous sommes des inconscients heureux.»


«Si je n’avais qu’un seul emploi, je m’ennuierais»

Ashkhen Longet, Genevoise d’adoption âgée de 25 ans, a toujours cumulé plusieurs jobs. «A l’université, je travaillais déjà dans différentes structures en parallèle, plus par besoin de me diversifier que pour des questions d’argent. Lorsque j’ai terminé mes études, j’ai continué de fonctionner ainsi.» En 2014, son master d’espagnol en poche, cette polyglotte d’origine russe est embauchée dans une entreprise de gestion de risques et de patrimoine à 75%, en tant que responsable de la communication. En parallèle, elle lance avec une amie Dream Events, une société d’organisation de mariages et d’événements pour les juniors. Le week-end, elle donne des cours d’anglais à des enfants. «Tout est une question de volonté, de passion et bien sûr de gestion du temps. J’apprécie alors encore plus le temps libre auprès de mes proches. Par contre, ce sont souvent mes heures de sommeil qui diminuent!» 

La jeune femme n’imagine pas abandonner son emploi salarié pour se consacrer à plein temps à son activité indépendante: «Mon travail fixe m’offre une stabilité et la possibilité de progresser constamment au sein d’un collectif, tandis que mon temps partiel me permet de vivre d’autres expériences. Que ce soit en tant que salariée ou indépendante, je pense que je m’ennuierais dans un travail à 100%. J’ai besoin de déployer mon énergie dans des activités différentes. Cela me donne la possibilité de développer des compétences variées, d’allier plusieurs de mes intérêts et de faire des rencontres. Ces trois aspects sont pour moi aussi importants que la rémunération.»


«Je fuis le travail trop répétitif»

Valentine Ebner, designer de 46 ans, est engagée en 2003 à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD), à Genève, en tant que chargée de cours en design de mode, après avoir occupé un emploi à plein temps durant cinq ans dans un bureau de chasseurs de tendances à Paris. «J’avais compris que travailler à 100% ne me convenait pas. Comme les postes de chargés de cours sont limités à un certain pourcentage, cela m’allait donc parfaitement.» Pour combler son 40% restant, elle lance sa marque de linge de maison, Industrial Craft Design, constitue des dossiers de tendances pour des clients et effectue des recherches dans le développement de nouveaux tissus. «L’argent n’est pas mon principal moteur. Je me sens privilégiée, car je peux gérer mon temps comme je l’entends. Je travaille beaucoup, parfois le dimanche ou la nuit, mais je n’en ai pas l’impression. Le sentiment de liberté prime. Je vis seule et n’ai pas d’enfants, c’est peut-être aussi pour cela que je peux me le permettre.»

Au sein de la HEAD, Valentine Ebner est complètement transparente sur ses activités parallèles. «C’est même encouragé, tant que cela n’empiète pas sur le travail des enseignants. Et, justement, les divers projets que je développe en dehors nourrissent mes cours.» Depuis peu, elle enseigne également l’analyse des tendances à Renens, dans le cadre du nouveau master Innokick de la HES-SO. «Je planche encore sur de nombreux projets à 10 ou 15%. Je fuis le travail répétitif. Je reste toujours à l’affût pour remplir mes 40% de libre.»

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