Propos recueillis par Antoine Menusier
Interview. Le brûlot d’Adolf Hitler est à nouveau en librairie en Allemagne. L’historien français Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, est pour sa part favorable à une réédition en ligne.
«Mein Kampf», le manifeste d’Adolf Hitler écrit entre 1924 et 1925, a fait son retour dans les librairies allemandes le 8 janvier. Une première depuis 1945, qui s’explique notamment par l’extinction des droits d’auteur. Le livre, assorti d’un imposant appareil critique élaboré par une équipe de huit historiens, a été imprimé à 4000 exemplaires seulement, mais il a déjà reçu 15 000 précommandes. Curiosité malsaine, à l’heure de la «crise des migrants» et des comportements répréhensibles d’une partie d’entre eux? Quoi qu’il en soit, un luxe de précautions a entouré sa réédition dans un pays où le nazisme est une «tache indélébile». La vente de Mein Kampf en français – en cours de réédition chez Fayard – est prévue, elle, aux alentours de 2018. Cette perspective, qui suscitait la polémique avant les attentats de novembre, devrait perdurer. Johann Chapoutot ne pense pas qu’il soit judicieux de trouver le brûlot d’Hitler «en tête de gondole à la FNAC». Pour autant, il rejette la lecture diabolisée que certains font de ce qui reste le livre d’une dévastation. Interview.
On annonce le retour de «Mein Kampf» dans une nouvelle traduction française, et cela suscite des polémiques. Traduction, réédition: que comprendre à ce qui se passe?
D’abord, il faut dire que le calendrier de la réédition de Mein Kampf est dicté par quelque chose qui n’a rien à voir avec les historiens. Il est dicté par la déshérence des droits de l’auteur aux 70 ans de sa mort. Or, cela fait 70 ans que l’auteur, Hitler, est mort. On parle donc de la réédition de Mein Kampf pour des raisons qui, à la base, ont tout à voir avec une question juridique, et très peu, voire rien, avec l’historiographie. Ensuite, Mein Kampf a déjà été traduit en français. Il y a eu une première traduction en 1934, par les milieux maurrassiens, illégale et d’ailleurs attaquée devant les tribunaux français par Hitler. Puis une deuxième, en 1938, autorisée cette fois-ci, chez Fayard; une édition manipulée, puisque Hitler avait modifié son texte en l’expurgeant de tout ce qu’il y avait de violent sur la France. En 1938, le chef nazi est encore dans sa politique d’apaisement et de bonnes relations avec le voisin français, et c’est l’année des Accords de Munich.
Quel accueil, à l’époque, est réservé à ces traductions?
Un accueil assez limité. Cela ne provoque pas d’effervescence médiatique ou populaire.
Dans l’Allemagne d’avant-guerre, quelle évolution suit «Mein Kampf», dont la première parution date de 1924?
Dans les années 20, sa diffusion est assez limitée, quelques milliers, puis quelques dizaines de milliers d’exemplaires. A partir de 1933 et l’arrivée de Hitler au pouvoir, cela change, puisque le livre est diffusé par l’Etat. Des municipalités le donnent en cadeau à des nouveaux mariés. Là, c’est en millions d’exemplaires qu’il faut compter. Si sa diffusion est massive, les Allemands lisent peu Mein Kampf. C’est quand même 750 pages peu agréables à lire.
Peu agréables, stylistiquement?
Stylistiquement, ce n’est pas si mauvais que cela. Hitler est un autodidacte, certes, mais c’est quelqu’un qui a une grande mémoire, et notamment des mots, donc il a beaucoup de vocabulaire. En revanche, du point de vue du contenu, c’est un peu lassant, un peu répétitif, un peu obsessionnel et pas extrêmement intelligent. C’est aussi et surtout un texte qui suinte la haine et le ressentiment, et dont les diatribes racistes et antisémites sont pénibles à lire.
Chez les historiens, un débat oppose les intentionnalistes, pour qui le génocide juif est dans les pages de «Mein Kampf», et les fonctionnalistes, pour qui ce génocide résulte d’une succession de faits, d’aléas, de décisions. «Mein Kampf» contient-il l’intention d’exterminer les juifs?
Non, résolument non. Ce qui est exposé dans Mein Kampf, c’est une conception ethnoraciste, en allemand, völkisch. Une conception biologique de la nation comme race. Cela exclut tous les allogènes, les étrangers, qui doivent avoir un statut d’invités et non de membres de la communauté du peuple, la Volksgemeinschaft. Parmi ces allogènes, les juifs ont un statut tout à fait particulier, celui d’êtres nocifs. Ils sont considérés comme étrangers et dangereux moralement et biologiquement. C’est une vieille tradition antisémite, dont les nazis sont le réceptacle et les héritiers. Ce qui est exposé depuis 1920 dans le programme du parti nazi, c’est que l’Allemagne doit se débarrasser des juifs d’une manière ou d’une autre. Mais la manière qui est évoquée dans le programme de 1920 comme, quatre plus tard, dans Mein Kampf, c’est l’émigration ou l’expulsion des juifs. Pour tout dire, le débat entre intentionnalistes et fonctionnalistes est aujourd’hui dépassé. Ce qui fait plutôt consensus, c’est une forme de synthèse entre les deux positions. On peut parler d’un intentionnalisme révisé par le fonctionnalisme, ou l’inverse. Les historiens sont conscients que toute la machinerie administrative nazie n’est possible que sur le fondement d’une vision du monde qui ressortit pleinement à l’idéologie nazie. Il faut donc étudier l’une et l’autre.
Si «Mein Kampf» est important dans la formation idéologique de l’antisémitisme, est-ce qu’il a une importance opérationnelle lors de l’extermination des juifs?
D’abord, Mein Kampf n’est que l’un des vecteurs de l’idéologie antisémite, qui préexiste à ce livre. Ensuite, le rôle de Mein Kampf, au sein de l’économie très particulière du fonctionnement du IIIe Reich, est celui d’une clé de voûte ou d’un arbitre. Au sein du IIIe Reich règne une polycratie, des institutions y sont en lutte les unes contre les autres. C’est une sorte de darwinisme social administratif. Quand des instances se battent, ce qui généralement clôt le débat, c’est l’argument d’autorité: il est écrit que, dans Mein Kampf… C’est son seul rôle, en fait.
Le débat plutôt vif autour de la traduction et de la réédition de «Mein Kampf» montre qu’on a affaire à un tabou, pour beaucoup constitutif de nos valeurs démocratiques. «Mein Kampf» passe pour l’œuvre du diable. Il y aurait une malédiction à le traduire et encore plus à le toucher.
Ce tabou, cette fascination négative pour l’objet Mein Kampf est totalement absurde d’un point de vue historiographique. Il est une source comme une autre. Il doit être traité comme le texte d’un leader politique qui est en prison en 1924, qui veut se refaire et revenir sur la scène, et qui met en mots ses idées et ses obsessions. C’est tout. Mein Kampf n’est pas le graal du mal, c’est absurde de le décrire ainsi. En véhiculant cette idée-là, on est au fond tributaire ou victime de la propagande nazie, qui disait qu’un homme providentiel, une espèce de génie suscité par la nature, sorti des rangs du peuple allemand, avait élaboré un texte génial qui expliquait tout le passé, analysait tout le présent et prévoyait tout l’avenir. Mais ça, c’est la propagande nazie, ce n’est pas l’histoire.
Avez-vous été approché par Fayard pour la traduction et la réédition de «Mein Kampf»?
Pas pour la traduction, mais pour l’édition critique, c’est-à-dire la préface, la postface, les notes. Cela remonte à 2010. Avec quelques collègues, j’avais trouvé la démarche légitime d’un point de vue scientifique, voire opportune. J’ai, depuis, changé d’avis.
Pourquoi?
Au début, il me semblait pertinent, d’un point de vue civique et politique, et même historiographique, d’offrir au public une édition scientifique, critique, bordée par des historiens. Au fil du temps, alors que je rédigeais mon habilitation sur la pensée nazie, je me rendais bien compte que Mein Kampf était très marginal dans l’élaboration de cette vision du monde. Par ailleurs, si l’un des arguments en faveur de la réédition de Mein Kampf est que c’est utile pour comprendre le nazisme, on peut rétorquer qu’il y a d’autres choses à faire. Une anthologie critique, par exemple, qui réunirait des textes de médecins, de juristes, d’universitaires, de policiers, de militaires, de journalistes, de cinéastes, d’artistes de l’époque qui, beaucoup plus que Hitler, ont construit cette vision du monde nazie.
Dans un entretien, vous avez dit qu’on pouvait finalement se satisfaire de la réédition à venir de «Mein Kampf» en Allemagne. Sauf que tous les francophones ne parlent pas allemand…
Huit collègues de l’Institut für Zeitgeschichte, l’Institut de l’histoire du temps présent, à Munich, ont travaillé pendant quatre ans à une édition critique de 2000 pages, avec 5000 notes infrapaginales et l’aide de dizaines de spécialistes sur des points précis. En France, très clairement, nous sommes peu de spécialistes du nazisme. Cinq, c’est tout. Il faudrait dix ans pour que nous puissions aboutir à un résultat satisfaisant, du niveau de ce que vont faire les collègues allemands et qui le font à juste titre. Parce que Mein Kampf, en Allemagne, a une centralité qu’il n’a pas dans l’espace francophone, en France, en Suisse ou ailleurs. Je vois très bien, pour les Allemands, une forme de responsabilité historiographique, politique et morale à empoigner ce texte que possédaient presque tous les foyers allemands avant puis pendant la guerre. En tant qu’historiens, nous disposerons de ce travail-là. Nous lancer nous-mêmes, à corps perdu, dans cette entreprise-là, ne me semble pas pertinent. Il y a mieux à faire pour connaître et comprendre le nazisme.
Fayard cherche-t-il à faire un coup?
Un coup financier, certainement pas, parce qu’il me semble que l’éditeur a signifié que tous les bénéfices éventuels seraient reversés ailleurs. Fayard ne veut pas faire d’argent, comme on dit vulgairement, avec ça. Mais Fayard veut peut-être rattraper l’édition de 1938.
Une forme de tache morale pour l’éditeur?
La bonne solution dans ce cas-là, et elle a été proposée par des historiens comme André Loez ou Gérard Noiriel, pourrait être celle-ci: que la traduction en français de Mein Kampf, réalisée par Olivier Mannoni, soit diffusée en ligne avec, bien sûr, un appareil critique, et non pas proposée sous forme de livre. Cela nous éviterait d’avoir Mein Kampf à la FNAC, en librairie en tête de gondole.
Voulez-vous dire que, à l’époque actuelle où l’on constate un regain d’antisémitisme, et compte tenu du climat post-attentats, voir «Mein Kampf» trôner en librairie n’est pas l’idéal?
Vous répondez vous-même à la question. En effet, qui va acheter Mein Kampf en librairie, à la FNAC ou encore sur Amazon? Les historiens, sérieux, qui travaillent sur la période, lisent l’allemand et n’ont pas besoin d’une édition en français. Des professeurs d’histoire? J’entends l’argument mais, à ce moment-là, une édition en ligne permettrait de leur offrir, sur un portail dédié, non seulement le texte, mais également tout l’appareil critique. Vous avez un troisième type de public, des gens qui ont un intérêt ou une fascination un peu morbide pour le IIIe Reich. Je ne pense pas que ce soit la volonté de Fayard ni des historiens qui travaillent à ce projet de donner à lire à ces gens-là.