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Pourquoi Hitler fait vendre

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Jeudi, 14 Janvier, 2016 - 05:58

Texte de Pascale Hugues

Décodage. Alors que tout semblait avoir été dit sur le Führer, le IIIe Reich reste toujours un thème porteur. Le succès populaire de films, livres ou expositions ne cesse de le prouver. Cependant, a-t-on le droit de faire de Hitler un personnage de comédie, jusque dans la bande dessinée? Voilà la question sur laquelle butent les Allemands.

Hitler fait recette. L’étonnant et énorme succès en Allemagne du livre et du film Il est de retour n’en est qu’une preuve supplémentaire. Et éclatante. On a baptisé cela la «hitlérite», comme une maladie contagieuse. Le phénomène n’est pas nouveau. Il y a longtemps que les rédacteurs en chef des grands magazines allemands savent que faire leur une sur Hitler est une garantie de forts tirages. Ainsi, quand le Spiegel et le Stern titrent leur couverture avec Hitler, ils voient leurs ventes augmenter de 25%. Avec les maladies, le IIIe Reich et son Führer sont le thème dont leurs lecteurs sont les plus friands.

Septante ans après la fin de la guerre, alors que les Allemands se livrent depuis la fin des années 60 à une Vergangenheits­bewältigung (c’est avec ce mot imprononçable pour les étrangers qu’ils décrivent le travail minutieux qu’ils ont accompli sur leur passé), Hitler les fascine toujours autant. Comment décrypter ce phénomène de société?

Tout semblait pourtant avoir été dit. Pendant des années, Guido Knopp, l’historien attitré de la télévision allemande ZDF, diffusa une série de documentaires fictionnalisés brossant le portrait d’Adolf Hitler sous toutes ses coutures: Hitler, un bilan. Ils voulaient tuer Hitler. Hitler et ses aides de camp. Hitler et ses femmes. «Pourquoi pas Hitler et ses bergers allemands?», lança un critique exaspéré par l’audimat exponentiel de celui qui fut baptisé par les uns «le prof d’histoire numéro un de la nation» et par les autres «le pornographe de l’histoire».

Les séries de la BBC consacrées à l’Allemagne nazie, diffusées quasiment en boucle sur la chaîne Phoenix, sont elles aussi très regardées. Et, chaque année, un film au moins ayant pour toile de fond le national-socialiste sort sur le petit et les grands écrans allemands. Au printemps, Elser brossait le portrait de Georg Elser, qui fomenta en 1939 un attentat manqué contre Hitler. Cet automne, parallèlement à Il est de retour, c’est le film Fritz Bauer, un héros allemand, sur le procureur général qui fit la chasse aux anciens nazis dans l’Allemagne frappée d’amnésie collective des années 50, qui remplit les salles. Une fresque historique qui force à se poser une question douloureuse pour la génération des retraités allemands: pourquoi avons-nous balayé nos compromissions sous un tapis de silence et de refoulement après la guerre? Comment se fait-il que tant d’anciens ardents sympathisants soient restés à leur poste et devenus des rouages incontournables du nouveau système démocratique de la République fédérale? Que les inventeurs de la machine de mort comme Eichmann n’aient pas été inquiétés?

L’engouement pour Hitler ne se limite pas au cinéma. Au rayon «IIIe Reich» des librairies, les étagères ploient sous le poids des livres, souvent d’énormes pavés, consacrés aux heures noires de l’histoire allemande. Cette soif de savoir ne semble pas encore être assouvie. La semaine prochaine à Berlin, l’historien allemand Peter Longerich présentera sa nouvelle biographie de Hitler: 1295 pages qui viendront compléter deux autres œuvres de référence, celle de son collègue britannique Ian Kershaw et celle du publiciste allemand Joachim Fest.

Ces clichés insultants

Hitler est parmi nous, ironisent ceux qui observent ce phénomène. Et si les Allemands se piquaient d’oublier leur «catastrophe», leurs voisins se chargeraient bien vite de leur rappeler leur sombre passé. Ils ne se privent pas, quand ils ont envie d’asséner un coup bas à l’Allemagne, de puiser dans l’arsenal facile des clichés germanophobes. Combien de tagueurs, tout au long de la crise de l’euro, ont dessiné des croix gammées sur les murs d’Athènes et de Madrid et gribouillé une petite moustache drue au-dessus de la lèvre supérieure d’Angela Merkel? La moustache de Hitler est aux Allemands ce que le béret est aux Français, le chapeau melon aux Anglais et le canotier de gondolier aux Italiens. Sauf que ces clichés-là sont autrement plus flatteurs que la moustache de Hitler. Le béret, le melon et le canotier sont certes des symboles très réducteurs et totalement anachroniques, mais ils ne sont absolument pas méchants. Imaginez un instant la réaction des Français si on leur collait à tout bout de champ le képi et les moustaches grises de Pétain, le grand collaborateur, et si on métamorphosait constamment les Italiens en Mussolini dictateurs?

La chancelière, elle, se tait. Elle choisit d’ignorer cette insulte. Nous vivons dans une démocratie, dit-elle. La liberté d’expression est sacrée. Chacun a la possibilité d’exprimer son opinion et d’user de la satire, lance-t-elle, impassible, à l’intention de ses détracteurs. Quel chemin de décomplexion de l’identité nationale a parcouru cette République pour oser cela! A l’occasion de l’anniversaire de la fin de la guerre cette année, les Allemands sont même allés jusqu’à s’autocélébrer: une démocratie bien huilée, une capitale qui a échappé aux fantômes qui la hantaient et qui est devenue l’une des villes les plus branchées de la planète, une économie en bonne santé alors que celle de plusieurs de leurs voisins européens est malade. En 2006, ils se permettaient même de fixer des petits drapeaux noir-rouge-or sur le toit de leur voiture pour soutenir leur équipe durant la Coupe du monde de football. Un signe qui serait anodin dans tout autre pays européen mais qui, en Allemagne, avait des allures de transgression. Plus à l’aise avec eux-mêmes, les Allemands allaient-ils mettre fin à cette introspection forcenée à laquelle ils se sont livrés pendant des décennies?

Les conservateurs du Musée de l’histoire allemande à Berlin ne sont pas encore revenus du succès de l’exposition Hitler et les Allemands en 2010. Pour la première fois, une exposition était consacrée à la symbiose entre Hitler et son peuple. Le grand écueil d’une telle entreprise: donner l’impression que l’on fait l’apologie de l’homme Adolf Hitler en exposant dans des vitrines des fétiches à sa gloire. Une exposition qui, redoutaient certains, pourrait être totalement contre-productive et attirer des néonazis nostalgiques du régime honni.

«Comment Hitler a-t-il été possible? C’est la question à laquelle nous essayons de répondre dans cette exposition, expliquait à l’époque Rudolf Trabold, porte-parole du musée. Notre réponse: Hitler fut une surface de projection pour tous les rêves des Allemands. Nous essayons de montrer l’interaction entre Hitler et les Allemands.» La vraie question porta néanmoins sur l’interminable file d’attente qui s’étira pendant des mois à l’entrée du musée: pourquoi les Allemands témoignent-ils toujours autant d’intérêt à Hitler, cet homme «quelconque» qui a si radicalement changé leur vie et l’image de leur pays? Cet engouement est-il malsain? Peut-être cherchent-ils toujours désespérément à comprendre comment cet homme a pu exercer une telle fascination sur leurs parents et leurs grands-parents. Et d’où vient ce besoin de se référer sans cesse à Hitler ? Cette «étrange fixation»? Cette obsession persistante pour le passé?

Un sujet de comédie?

«Je crois qu’il s’agit là d’un phénomène qui permet à l’identité allemande de se définir, explique Rainer Rother, directeur de la cinémathèque à Berlin et auteur d’un livre sur les représentations de Hitler au cinéma. Hitler est une composante de base de la République fédérale et de l’Allemagne unifiée: cela ne doit plus jamais arriver ! Nous n’avons pas le droit de refouler cette période. Au contraire, nous devons analyser les raisons de cette catastrophe, et chaque génération doit se poser cette question.»

A-t-on le droit de se moquer de Hitler? D’en faire un personnage de comédie, comme dans le film Il est de retour? Voilà la question sur laquelle butent les Allemands. A force d’être omniprésent et surtout d’être tourné en dérision, Hitler ne risque-t-il pas d’être trivialisé? Ne va-t-on pas faire croire aux générations à venir qu’il n’était qu’un gentil tonton, un peu benêt avec ses tics, ses gesticulations de pantin désarticulé et sa petite moustache? Mais pas bien méchant. Inoffensif en réalité. Un personnage de comédie chargé d’amuser la galerie. Hitler semble débarqué d’une autre planète. On en oublierait presque que, derrière ce guignol, il y a toute une machine d’extermination qui a mis le monde entier à feu et à sang et tout un peuple qui l’a soutenu.

«Tourner une comédie sur Hitler est beaucoup plus difficile que de réaliser une fresque historique, rappelle Rainer Rother. La satire sur Hitler a une longue tradition. On pense tout de suite au Hitler de Charlie Chaplin. Au film To Be or Not to Be d’Ernst Lubitsch et à Springtime For Hitler de Mel Brooks. Dans ce cas, se moquer de Hitler, le ridiculiser, débouche sur un triomphe. Mais, pour les Allemands, rire de Hitler est extrêmement difficile. Il y a vingt ans, un réalisateur allemand et non juif n’aurait jamais osé le sarcasme et la parodie. Cela aurait été une telle provocation ! Un tabou absolu!»

Quand le dessinateur Walter Moers fait d’Adolf, «la vieille truie nazie», le héros de trois tomes de bande dessinée, les esprits s’échauffent. A-t-on aussi le droit de réduire le plus grand criminel de l’histoire à un personnage de bande dessinée? Dans la version dessin animé, Ich hock’in meinem Bonker (J’attends dans mon bunker), Adolf apparaît tout nu assis sur les toilettes ou encore allongé dans la mousse de sa baignoire en compagnie de sa chienne Blondie, d’un petit canard en plastique et d’une bouteille de rosé. «Adolf, vieille truie nazie, capitule enfin», chante le chœur rap reggae. Et Adolf de répondre avec cet accent autrichien immédiatement identifiable: «Nein! Je ne capitulerai jamais! Il n’en est pas question!» Un hit sur YouTube.

Trop, c’est trop, estime Daniel Erk, auteur du livre Il y a rarement eu autant de Hitler. Il s’insurge contre cette métamorphose de Hitler en icône pop. Chacun a son mot à dire sur le Führer. Pour Daniel Erk, ce jeu perpétuel avec le dictateur est une «banalisation du mal». Une allusion au livre de la philosophe Hannah Arendt. Que l’on fasse de Hitler un monstre inhumain ou un pantin ridicule, l’effet de distanciation est le même: il n’a rien à voir avec nous ni avec la fascination que nous avons éprouvée pour lui dans les années 30.

Le risque de l’oubli

Or, une grande majorité des arrière-grands-parents et des grands-parents des Allemands d’aujourd’hui a soutenu avec enthousiasme le Führer. Certains ont tendance à l’oublier et se réjouissent de pouvoir ainsi s’affranchir de Hitler. «Cette focalisation sur Hitler, tantôt personnage comique, tantôt incarnation du mal, risque de faire oublier les faits historiques, écrit Daniel Erk. Pourquoi parler du soutien massif apporté par les Allemands aux nazis? Pourquoi s’étonner aujourd’hui encore des profondes tendances antisémites de la société allemande, si un cinglé est rendu comme seul responsable? C’est une occasion rêvée pour les Allemands de se disculper de toute faute et de toute responsabilité. Hitler est le seul coupable de la guerre et du génocide.»

Difficile de louvoyer entre le trop et le pas assez de Hitler. D’autant que les enquêtes réalisées auprès des Allemands sont révélatrices de ce tiraillement. Septante ans après la libération d’Auschwitz, 81% des Allemands aimeraient «laisser derrière eux» l’histoire de la persécution des juifs et s’atteler aux problèmes actuels de leur pays. Le sondage réalisé par la Fondation Bertelsmann au début de l’année révèle également que 58% des Allemands (67% des moins de 40 ans) souhaitent qu’un trait définitif soit tiré sur le passé.

Les personnes interrogées insistent sur le fait qu’elles ne veulent pas nier l’histoire, mais œuvrer pour une identité nationale plus positive. Alors que les témoins de l’époque sont en train de mourir, les Allemands sont confrontés à une difficile épreuve: comment perpétuer le souvenir du IIIe Reich sans en minimiser la portée. Et toujours la même question: comment ne pas oublier?

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