Zoom. Le script ou le lié? L’adoption par l’école zurichoise d’un modèle d’écriture simplifié relance le débat. L’enjeu crucial, c’est l’apprentissage du mouvement, tranchent les experts.
Après les Etats-Unis et la Finlande, Zurich «abandonne l’écriture liée» à l’école. La nouvelle a fait sensation en Suisse romande; la graphie comme l’orthographe sont des sujets à haute teneur émotionnelle.
L’affaire alémanique est moins spectaculaire qu’il n’y paraît. D’abord, Zurich n’est que le douzième canton germanophone à suivre les recommandations du Lehrplan 21 et à passer à la Basisschrift dans les petites classes. Surtout, cette «écriture de base», aux lettres inspirées des polices d’imprimerie, ne proscrit pas la liaison des vocables entre eux. C’est, en fait, une écriture semi-liée, comme celle à laquelle aboutissent, assez naturellement, la plupart des adultes (voir cidessous).
La Suisse francophone, elle, s’en tient à sa graphie liée et droite, dite «écriture romande» (voir notre titre), dont le modèle, plus sobre que la Schnürlischrift alémanique en voie d’abandon, a été officialisé en 1975.
Passer au script, c’est-à-dire aux lettres façon imprimerie toutes séparées? Non merci: Genève l’a fait, dans un geste qui se voulait pionnier, en 1937 déjà. Il en est revenu. Pourquoi? Parce que, «en écriture script, l’élément organisateur est la forme de la lettre; en écriture cursive, c’est le mouvement», explique un manuel qui entérine, en 2002, le revirement pédagogique du canton*.
La question de l’apprentissage de l’écriture à l’école se perd parfois dans des querelles folkloriques. Mais elle a un centre de gravité, qui concentre dans des enjeux majeurs. Se souvenir, à l’heure où notre environnement se dématérialise, que c’est tout le corps qui apprend et pas seulement les yeux est un de ces enjeux: «Par ordre d’importance, la première chose à expliquer, c’est pourquoi apprendre à tracer des mots à la main est essentiel», dit Edouard Gentaz, spécialiste du développement sensorimoteur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FAPSE) de Genève.
Alors, pourquoi? «Dans l’approche du langage écrit, la mémoire sensorimotrice et kinesthésique est tout aussi importante que la mémoire visuelle. L’imagerie cérébrale le confirme: apprendre le geste d’écriture est crucial pour l’acquisition de la lecture.» Des études récentes montrent que l’on se souvient mieux de notes prises à la main qu’au clavier.
Va pour l’écriture manuelle. Mais liée ou script, est-ce important? En d’autres termes: le corps qui apprend apprend-il mieux l’une que l’autre? Edouard Gentaz le pense, et Loyse Baillif, formatrice de futurs enseignants aux HEP Vaud et Fribourg, l’explique avec conviction: «La calligraphie de grand-maman et la nostalgie des bouclettes, on s’en fiche! L’important, c’est l’efficacité du geste et c’est ce que le corps recherche. Or, on ne parvient à cette efficacité que quand on a appris à former des lettres et des mots dans la dynamique d’un mouvement fluide. L’élan, c’est primordial. Je me lance avec la main et si je dois m’arrêter après chaque lettre, je casse l’élan.» L’argument d’efficacité est confirmé par la recherche: on écrit plus vite en cursif qu’en script.
L’autre avantage avéré de l’écriture liée n’est pas négligeable non plus: elle favorise l’assimilation de l’orthographe. Car cette dernière s’imprime également dans la mémoire kinesthésique aussi bien que visuelle. D’autant plus facilement que le mot est «perçu comme une entité lexicale clairement identifiable», poursuit Loyse Baillif. A contrario, «le plus gros problème de l’enfant qui apprend à écrire en script est la gestion des blancs: où commence et où finit le mot? C’est souvent peu clair.»
Les défenseurs du script, de leur côté, avancent un autre argument de poids: la quasi-totalité des documents écrits auxquels sont confrontés les enfants sont imprimés, disent-ils. A quoi bon leur enseigner à tracer des «k» et des «z» avec des bouclettes et les obliger à assimiler deux formes pour la même lettre?
Marie-Laure Kaiser, cheffe ergothérapeute au CHUV et spécialiste de l’écriture manuelle chez l’enfant, bien que favorable à l’écriture cursive, ne balaie pas pour autant cette objection: «Certaines lettres de l’«écriture romande» sont en effet très différentes de celles du script, et aussi plus difficiles à tracer. Et comme les petits Romands apprennent l’alphabet d’abord en script avant de passer à l’écriture liée, cela peut créer des confusions.» Mais cet inconvénient serait facile à balayer sans pour autant renoncer à l’écriture cursive: «Il suffirait de simplifier les «k», les «z» ou les «w» avant d’apprendre à les lier.» Un alphabet plus proche des caractères imprimés pour une écriture liée: on n’est pas loin de la Basisschrift…
Le parent pauvre de l’école
Marie-Laure Kaiser soigne des enfants qui présentent des troubles de l’écriture et forme également des enseignants. Et, au-delà des controverses sur le modèle à enseigner, sa préoccupation rejoint celle de Loyse Baillif et d’Edouard Gentaz: «Le nœud du problème, c’est que l’écriture est devenue le parent pauvre de l’école. J’entends des enseignants dire: «Quand on sait lire, on sait écrire», et je comprends pourquoi les troubles de l’écriture chez les enfants sont en augmentation. Le geste d’écriture exige un apprentissage complexe, qui nécessite un accompagnement et un feed-back explicite. Or le temps dédié à cet apprentissage diminue, il est peu investi.»
Loyse Baillif fait le même constat. Dans sa formation, elle recommande, comme Marie-Laure Kaiser, le passage par les «modalités tactiles» chères à Maria Montessori: l’enfant trace des lettres avec son doigt dans le sable, dans la mousse à raser étalée sur la table, en fermant les yeux pour se construire une «image mentale du mouvement». Mais elle constate que ces activités sensorimotrices ne sont pas prises très au sérieux: «Elles sont souvent perçues comme un truc pour amuser les enfants, bon pour l’école enfantine et vite abandonné au primaire, où l’on passe aux «choses sérieuses.» Marie-Laure Kaiser: «Ces exercices sensorimoteurs ont un fondement scientifique solide: quand on le leur explique, les enseignants eux-mêmes retrouvent une motivation.»
Alors, faut-il revenir aux heures interminables passées à remplir des pages d’écriture? Faut-il bannir les claviers de l’école? Certainement pas. Mais réinvestir l’écriture manuelle avec cohérence et créativité, à la lumière des neurosciences qui prouvent son importance pour la lecture, ça, oui. Loyse Baillif: «L’école serait bien inspirée de retrouver le sens de ce qu’elle défend.»
* «Ecriture liée, du mouvement global au geste fin», Genève, Département de l’instruction publique, 2002.