Hommage. Pour célébrer les 25 ans de la disparition de l’artiste, Fribourg propose une cinquantaine d’événements, expositions ou colloques, d’un bout de l’année à l’autre. L’occasion aussi d’examiner la modernité d’un sculpteur-dynamiteur à l’influence toujours vive.
Pour Jean Tinguely, «l’immobilité n’existe pas, tout bouge en permanence». Le constat est si pertinent qu’il vaut pour la propre postérité de l’artiste. Sa mémoire va et vient avec une intensité variable, avec des hauts et des bas, des ralentissements et des accélérations, des grincements et des coups de marteau sur l’enclume du temps.
Vingt-cinq ans après sa disparition, Fribourg – la ville comme le canton – a décrété que 2016 serait une année Tinguely. Une cinquantaine de manifestations, événements, expositions, colloques ou hommages rythmeront l’année, dans une programmation in aussi bien que off. Il y aura des décorations de vitrines, en souvenir du premier métier de Jean Tinguely, aussi bien que l’organisation d’un Grand Prix, ou plutôt un cortège automobile qui réanimera l’amitié qui liait le sculpteur à Jo Siffert. Il y en aura pour tous les districts du canton, dans les deux langues, que Tinguely parlait couramment.
«Pas assez fait»
«J’ai longtemps entendu dire que Fribourg n’en avait pas assez fait pour Tinguely», note Natacha Roos, responsable de la Culture à la Ville de Fribourg et membre du comité d’organisation de l’année Tinguely2016. «Nous voulions d’abord rendre hommage à cet immense artiste. Mais aussi inscrire l’événement dans notre volonté de rendre la culture accessible au plus grand nombre, de réunir la population autour d’un projet d’envergure, d’accroître le rayonnement de la ville et du canton en Suisse et à l’étranger. C’est aussi un moyen de renforcer les collaborations de plus en plus nécessaires entre les milieux culturels, touristiques et économiques.»
Pas assez fait? Doté d’un budget de 700 000 francs, Tinguely2016 est la preuve que Fribourg ne néglige pas la mémoire de son grand machiniste, figure majeure de l’avant-garde des années 1960. En ville, l’Espace Tinguely - Niki de Saint Phalle ou la fontaine Jo Siffert perpétuent son souvenir. Les Fribourgeois n’ont pas oublié le moustachu costaud qui aimait se promener sur les marchés, s’habiller en armailli, partager une fondue avec des éleveurs, et qui ne put retenir son émotion lorsqu’il reçut la bourgeoisie d’honneur de la ville en 1985 («A moi le voyou, l’enfant terrible, le criminel presque»).
Il est vrai que Tinguely, né le 22 mai 1925 à Fribourg, s’est établi avec sa famille à Bâle deux ans plus tard, y passant sa jeunesse avant de s’installer à Paris en 1952 avec sa première femme, l’artiste Eva Aeppli. Mais il est revenu en terres fribourgeoises dès 1968, prenant ses quartiers dans l’ancienne auberge de l’Aigle-Noir, à Neyruz. Malgré ses incessants voyages, l’artiste est resté ancré dans le canton jusqu’à son décès, le 30 août 1991. Une disparition qui a occasionné des funérailles populaires comme la ville en a rarement connues. Et qui suivait de quelques semaines la clôture d’une rétrospective Tinguely au Musée d’art et d’histoire de Fribourg au succès sans précédent (100 000 visiteurs).
Pas d’huile dans les rouages
Et pourtant. Il y a longtemps eu un décalage entre l’importance artistique de Jean Tinguely et sa reconnaissance dans son canton. Dès le milieu des années 1950, le Fribourgeois dynamite les courants alors dominants de l’art avant de se lancer, avec ses machines en mouvement, dans une critique sarcastique de la société de consommation. Il est vite célébré en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon. A Fribourg, rien.
La Ville a résisté pendant des années à son don d’une fontaine dédiée à Jo Siffert, avant de finalement l’accepter en 1984, mais a failli l’enterrer dans un centre commercial en 2014. Le canton a seulement acquis deux sculptures du vivant de l’artiste. Bref, comme l’indique Olivier Suter dans son récent livre sur l’anti-musée de Tinguely à La Verrerie, ville et canton ont «raté leur rendez-vous artistique avec le sculpteur». L’huile manque toujours dans les rouages de l’officialité. En 1991, grâce à la vente d’œuvres lors de sa rétrospective, Jean Tinguely avait confié aux autorités une somme d’un demi-million pour l’achat ultérieur de travaux de jeunes artistes fribourgeois. Le fonds, intouché depuis lors, roupille dans les caisses du canton. Contrairement à ce que pensait Tinguely, l’immobilité existe bel et bien.
Il y a une vingtaine d’années, les édiles fribourgeois ont laissé filer l’idée d’un grand musée Tinguely à Bâle, qui avait certes pour elle le mécénat de l’entreprise Roche, ainsi que sa forte tradition humaniste et culturelle. Heureusement, l’Espace Tinguely a pu être ouvert en ville de Fribourg, notamment grâce au don de sculptures par Niki de Saint Phalle, sa femme et exécutrice testamentaire.
Subversion durable
Une fois encore, ce fameux décalage entre l’artiste-démiurge et son canton est plus le fait d’autorités conservatrices que de la population. Yvonne Lehnherr, ancienne directrice du Musée d’art et d’histoire de Fribourg, et Caroline Schüster, actuelle directrice adjointe de l’institution, le soulignent de concert: la situation a considérablement évolué depuis l’arrivée d’une nouvelle génération de politiciens en ville. Même tardive, l’acceptation de l’importance de Tinguely, disent-elles l’une et l’autre, a donné l’impulsion nécessaire à la création, dans les années 1980, d’un centre d’art contemporain comme Fri Art ou d’un festival comme le Belluard.
Mais Tinguely dérange toujours. «C’est un excellent signe de son pouvoir subversif durable, relève Georges-Philippe Vallois, galeriste parisien spécialiste des nouveaux réalistes, l’avant-garde à laquelle appartenait le sculpteur. Les riches collectionneurs aiment avoir des œuvres qui les valorisent, comme celles d’Andy Warhol ou de Jeff Koons. En revanche, une machine suicidaire ou constituée de rebuts est plus inquiétante pour eux! La cote de Tinguely s’en ressent, même si elle progresse depuis quatre ou cinq ans. En Europe comme aux Etats-Unis, des collections de très haut niveau ont intégré ses sculptures. Il faut aujourd’hui compter entre 250 000 et 950 000 euros pour ses Méta-reliefs et Méta-matics, entre 20 000 euros et 1,5 million pour ses machines, entre 2000 et 20 000 euros pour ses dessins.»
Un nombre croissant de jeunes artistes, historiens de l’art ou curateurs s’intéressent à la modernité de Tinguely, pionnier de la mise en réseau de la création, à preuve ses nombreuses collaborations avec d’autres artistes, ou de l’intégration des médias dans sa stratégie artistique. «Sans compter cette relation étroite entre l’art et le monde, également très contemporaine», ajoute Barbara Til, commissaire de l’importante rétrospective Tinguely qui se tiendra dès le mois d’avril au Kunstpalast de Düsseldorf, puis dès octobre au Stedelijk d’Amsterdam. Une exposition dont l’ambition est précisément de proposer une nouvelle interprétation de l’œuvre de Jean Tinguely.
Tinguely 2016 le programme
Proposée par les autorités, les institutions culturelles, des artistes ou privés, l’année commémorative présente une cinquantaine d’événements.
Portée par la Ville et l’Etat de Fribourg en collaboration avec les institutions culturelles du canton, l’année Tinguely2016 englobe aussi les contributions d’artistes, écoles, associations ou personnes privées. Pas d’exposition majeure de Tinguely au programme (ce sera pour 2020 au Musée d’art et d’histoire), mais une constellation d’événements. En in aussi bien qu’en off.
- Le Musée Gutenberg revient dès le 17 février sur les artistes fribourgeois qui ont séjourné, depuis trente ans, à l’Atelier Jean Tinguely à Paris.
- Le centre Fri Art illustre dès le 26 août les notions d’antiart et d’antimusée chères à Tinguely.
- L’Espace Tinguely - Niki de Saint Phalle organise, les 19 et 20 mai, avec l’Université de Fribourg, un colloque scientifique sur les mythes et survivances de l’artiste.
- Un Grand Prix en forme de cortège et fête populaire illustrera les 3 et 4 septembre à Fribourg la passion de Tinguely pour l’automobile ainsi que son amitié pour Jo Siffert grâce à des chars, véhicules de collection ou encore l’autosculpture Le safari de la mort moscovite.
- Eikon, l’école d’arts appliqués, projettera en ville des reproductions d’œuvres issues des musées fribourgeois.
- Petits ateliers interactifs qui permetteront aux enfants de se familiariser avec le processus artistique du sculpteur, les «Caisses à outils» de Jean Tinguely tourneront dans les districts du canton durant l’année.
- Une collection de 60 affiches de Tinguely sera également présentée dans les districts.
- L’exposition de photos de Jean-Claude Fontana montrera, à la Bibliothèque cantonale et universitaire, la complicité entre Jean Tinguely et le pilote Jo Siffert.
- Le 21 mai, la Nuit des musées rendra hommage à l’artiste.
- Les commerçants de la ville décoreront, du 22 avril au 22 mai, leurs vitrines en accord avec cette année commémorative.
Informations: www.tinguely2016.ch