Propos recueillis par Lothar Gorris
Interview. Face au choc qu’ont provoqué en Allemagne, et dans toute l’Europe, les agressions sexuelles de la nuit de la Saint-Sylvestre, l’écrivain allemand d’origine iranienne Navid Kermani avertit: notre vie va devenir plus inconfortable.
L’écrivain Navid Kermani a publié l’automne dernier dans le Spiegel, sous le titre «Irruption de la réalité», un long reportage sur l’exode sans fin de centaines de milliers de réfugiés vers l’Europe. Ces articles sont devenus un livre qui vient de paraître en Allemagne. Navid Kermani, 48 ans, habite depuis ses années d’étudiant à un jet de pierre de la place de la Gare de Cologne, théâtre des agressions sexuelles organisées de la Saint-Sylvestre.
Vous n’avez guère eu l’air surpris par les événements de Cologne…
De telles bandes sont un problème depuis des années, tout le monde le sait. Mais lorsqu’on se rend au café marocain, on s’étonne.
De quoi?
Du fait qu’apparemment les clients en savent plus que la police. Ils savent qui sont ces jeunes gens, ils disent qu’ils étaient déjà criminalisés et toxicomanes au Maroc. Que ce sont des enfants des rues, sans éducation ni liens familiaux, qui ont pris la route tout seuls. Pour le dire en une litote, les familles marocaines d’ici ne sont pas très heureuses de voir arriver ces types. Le quartier de la gare est multiculturel, avec son charme mais aussi ses problèmes qui se sont manifestés à la Saint-Sylvestre: alcool, drogue, attitudes de machos, désinhibition et, il faut le souligner, haine de la société majoritaire.
A ce point-là?
Disons que ceux qui forment le noyau dur ne sont pas venus ici pour accomplir des études de médecine. Ils viennent probablement parce que ici c’est plus facile: plus de revenus, moins de police et, le cas échéant, une police moins désagréable qu’au Maroc.
Désormais, tout le monde est choqué.
La diversité engendre des problèmes. Mais voudrions-nous retourner à une monoculture, à une communauté homogène? Je trouve l’Allemagne d’aujourd’hui plus passionnante, plus aimable que celle des années 50 avec son odeur de renfermé.
Et si les problèmes deviennent trop grands?
Les Allemands ne sont pas seuls à éprouver du ressentiment. Ecoutez les Marocains de la première génération parler de ceux de la seconde, les Turcs des Arabes, les Persans des Turcs, les laïcs d’Istanbul des Anatoliens pieux! Nous vivons dans un équilibre fragile et, lorsqu’il y a des attentats terroristes ou des événements comme à la Saint-Sylvestre, cela génère des peurs. L’histoire nous l’enseigne et nous le constatons aujourd’hui au Moyen-Orient: même dans un contexte paisible, l’identité se construit par opposition aux autres. Et en des temps d’insécurité ou de relégation sociale, cela ne se passe souvent pas paisiblement.
La diversité est toujours à la fois menacée et menaçante, tout peut basculer. Dès que les gens se sentent fragilisés et que la peur les étreint, ils exhibent leur prétendue identité et la retournent contre les autres. C’est presque naturel. Quant aux agressions sexuelles, c’était pareil en Yougoslavie, c’est pareil en Irak et en Syrie: les femmes sont toujours les premières victimes, les femmes des autres sont un gibier.
Et la police capitule…
Ce n’est pas la première fois. A Cologne, le NSU (ndlr: le groupe extrémiste Nationalsozialistischer Untergrund) a commis deux attentats dans ce quartier. La fille d’un épicier iranien a été grièvement blessée et la boutique a fermé. Les forces de sécurité ont failli, elles ont effacé les traces des nationalistes allemands et fait des victimes des criminels. Et rappelez-vous que 5000 hooligans du groupe HoGeSa ont manifesté des heures en plein centre de Cologne en 2014 avant que la police n’intervienne. Si la police manque de manière aussi répétée à sa tâche, il doit y avoir une erreur systémique. Mais alors, nous ne pouvons nous permettre une société multiculturelle avec autant de nouveaux arrivants et de propension à la violence.
Se peut-il que nous souffrions d’une illusion: d’accord, il y a des problèmes dans les villes mais, dans l’ensemble, ça marche?
Je crois qu’on a laissé une certaine criminalité se développer. S’il est impossible d’empêcher toutes les attaques terroristes, en revanche ce qui s’est passé à la gare de Cologne devait être évité. Si j’étais un policier en patrouille au milieu de jeunes hommes drogués et très agressifs, j’aurais des envies de meurtre contre mes chefs qui vont jusqu’à refuser des offres de renfort.
Vous avez parlé de bandes organisées, noyau dur de la nuit de la Saint-Sylvestre. Apparemment, il y avait aussi des réfugiés parmi elles.
Là, ce ne sont que des spéculations. Il semble qu’il y ait aussi eu des réfugiés sur place, qui buvaient et se sont dit inopinément que le moment était venu de se défouler. Du coup, nous désignons l’homme arabe en tant que tel. Ce culturalisme, cette espèce de racisme que soudain chacun s’autorise à exprimer me gavent. L’homme arabe, au secours! Ceux qui vivent ici se sont occidentalisés. J’ai grandi dans la foi musulmane et j’envoie quand même ma fille à l’école Montessori.
Reste que parmi les féministes on se demande si une éducation islamique communique des valeurs telles que le respect et l’égalité de la femme.
Le fait que je ne pelote pas les femmes n’est pas dû seulement à ma socialisation allemande. Dans une bonne partie du monde arabe, il y a de sacrés problèmes, surtout parmi les jeunes gens. Mais ils ne sont pas dus à un gène arabe. Ils tiennent à l’explosion démographique et à la libéralisation économique, qui entraînent l’enrichissement ostensible, toujours plus obscène, d’une minorité. Même avec des diplômes, les jeunes n’ont aucune perspective de travailler, d’avoir leur appartement et de se marier.
En même temps, le sexe hors mariage reste archi-tabou. Les technologies de l’information ont apporté des libertés de mouvement et la pornographie. Lorsqu’on y regarde de près, on commence à comprendre. Qu’en aurons-nous de plus si nous nous complaisons dans notre discours de supériorité et élaborons des théories sur les musulmans comme, autrefois, sur le nègre et le juif? On ne résoudra aucun problème social ainsi. Au contraire, les fronts se durciront, car un tel discours débouche sur la discrimination et sur un surcroît de ségrégation.
Mais les gens affluent toujours et nous ne savons toujours pas qui ils sont.
Pour piloter ce processus, nous ne devons pas contraindre les gens à l’illégalité. Autrement dit, il faut distinguer l’immigration de l’asile. L’immigration dépend des besoins de la société qui l’accueille, l’asile des besoins des requérants. Tant qu’ils n’auront presque aucun moyen de se qualifier pour l’immigration, ils tenteront l’asile. Et tant qu’il restera impossible de présenter une demande d’asile aux frontières extérieures de l’UE, aussi bien les réfugiés que les immigrants devront consacrer leurs avoirs, leur temps et leur courage à investir dans l’industrie des passeurs plutôt que dans leur formation et leur avenir.
«Wir schaffen das», nous y parviendrons, répète la chancelière Angela Merkel, qui a ouvert les frontières. Est-ce bien raisonnable?
Il faut prendre en compte qu’il y avait une situation d’urgence. Les gens étaient affamés et très mal traités en Hongrie. La Pologne et la Hongrie ont bloqué toute solution. On est en ce moment dans le provisoire et cela ne peut durer éternellement, tout le monde le sait. Sinon il y aura de nouveau des nuits comme à la gare de Cologne et peut-être pire encore. L’Allemagne ne peut résoudre ici les problèmes du Moyen-Orient. L’Union européenne ne sait pas réagir de façon appropriée aux défis internes et externes parce qu’elle est en désaccord sur des questions fondamentales. Il y a toujours plus de gouvernements qui rejettent les valeurs européennes, qui pensent que les femmes et les homosexuels n’ont pas les mêmes droits, que la liberté d’opinion et la séparation des pouvoirs ne sont plus très importantes. L’Europe n’a plus son moteur interne.
L’an dernier, il y a eu en Allemagne près de mille agressions contre des foyers de requérants d’asile.
Comment cette Allemagne douillette que vous et moi appelons de nos vœux pourrait-elle fonctionner? Nous sommes immergés dans le monde. L’économie n’est pas la seule à être globalisée. Les conflits de la planète le sont aussi. Il est illusoire de croire que l’on peut confiner ces conflits hors des frontières. La vie deviendra moins confortable ici aussi. La question est de savoir comment s’en accommoder.
Un monde dans lequel nous disons à nos filles qu’elles ne doivent pas sortir, c’est quelque chose que nous ne connaissons pas.
Nous avons vécu dans une bulle. Dans des mégapoles comme Karachi, Lagos ou Djakarta, les riches vivent dans des quartiers ultra-protégés. Le soir, ils s’assoient sous leur véranda et se racontent à quel point ce monde est devenu moche, combien ces sauvages du dehors sont barbares. Jusqu’au 11 septembre 2001, nous pensions que tout cela se jouait à l’extérieur. Puis le monde a fait irruption dans nos vies. Les pauvres ne sont pas seulement devenus plus pauvres, ils savent aussi à quel point les autres – c’est-à-dire nous – sont riches. Et comme à Djakarta nous considérons les sauvages avec morgue: si peu instruits, si peu émancipés, si peu écologiques, si peu démocratiques.
Croyez-vous sérieusement que nous ne pouvons pas préserver notre sentiment de sécurité et de liberté?
C’est ça qu’il s’agit de défendre. Et par conséquent ce n’est sans doute pas une bonne idée d’affaiblir l’Etat comme le font certains autres pays.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy