Rencontres. Elle fustige le régime érythréen, lui le défend. Elle a rarement mis les pieds dans le pays, il y va plusieurs fois par année. Feux croisés entre deux fervents partisans que tout oppose, sauf une passion pour ce petit pays d’Afrique de l’Est d’où viennent la majorité des réfugiés vivant en Suisse.
Catherine Bellini
L’éternel défenseur du régime
Toni Locher, 67 ans, travaille à un rapprochement entre la Suisse et l’Erythrée et croit à un retour volontaire sans risque des réfugiés.
Il est la voix suisse d’Asmara. L’homme au catogan, consul honoraire d’Erythrée et gynécologue en Argovie, a beau afficher des airs de hippie, il reste un ardent défenseur d’un des pays les plus autocratiques d’Afrique et relativise régulièrement son irrespect des droits de l’homme, arguant que d’autres Etats ne font pas mieux. C’est lui qui a servi de guide aux parlementaires partis début février pour un voyage aussi bref que controversé dans la Corne de l’Afrique. Parce que Toni Locher ouvre des portes. Les autorités l’écoutent avant de décider si oui ou non elles accorderont un visa à un visiteur suisse. Les journalistes doivent passer par lui et il nous avait avertis d’emblée, quand nous l’avions rencontré l’an dernier dans son cabinet à Wettingen: «Ceux qui comparent l’Erythrée à la Corée du Nord ne reçoivent pas de visa. Ça ne servirait à rien, leur opinion est déjà faite.»
Aujourd’hui, il dit avoir été étonné par les réactions négatives envers ce fameux voyage de parlementaires. «Comment peut-on s’indigner du fait que Susanne Hochuli, conseillère d’Etat responsable de l’asile en Argovie, elle qui doit justifier l’installation de nouveaux centres pour les réfugiés dans les communes, ait souhaité se rendre dans le pays d’où viennent la majorité des demandeurs d’asile?» Et de poursuivre: «Personne n’a critiqué l’Allemagne qui a envoyé son ministre du Développement visiter l’Erythrée.» Le consul honoraire précise qu’il n’a pas «initié» ce déplacement mais que les politiciens l’ont approché. D’ailleurs, Philipp Müller et Gerhard Pfister, respectivement président du PLR et futur président du PDC, voulaient aussi être du voyage, mais leur agenda ne le leur aurait pas permis.
Quant aux attaques des ONG contre lui, Toni Locher en a l’habitude. Comme quand l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés l’accuse de jouer le jeu de l’UDC qui veut renvoyer les réfugiés érythréens, sans tenir compte des dangers qu’ils encourent. Et les critiques formulées par Veronica Almedom (lire ci-contre), il affirme n’y accorder aucune importance. En revanche, le fait que la jeune Genevoise ait été nommée à la Commission fédérale des migrations l’agace au plus haut point: «Un véritable affront pour l’Erythrée. Si on veut améliorer les relations diplomatiques avec cet Etat, pourquoi choisir une jeune activiste militante qui n’a aucune qualification dans les thèmes complexes de la migration érythréenne vers la Suisse ou du difficile processus d’intégration?»
Lui, il connaît le pays et c’est peu dire. Ami du régime et du président Issayas Afeworki, sa sympathie remonte à 1971, à sa rencontre à Addis-Abeba avec des étudiants qui luttaient contre Haïlé Sélassié, dernier empereur d’Ethiopie. C’était l’époque du mouvement de libération de l’Erythrée et Toni Locher n’était pas le seul «tiers-mondiste» à s’enflammer pour le socialisme africain. Et pour ce pays qui aspirait à un idéal d’autarcie, d’indépendance et d’égalité. D’autres, tels le vert genevois Ueli Leuenberger, nourrissaient alors des espoirs similaires.
En 1977, il foulera cette terre pour la première fois. Fasciné par le «modèle érythréen», il ne s’en détournera plus, malgré la dérive du régime vers une dictature qui prive ses citoyens de leurs droits humains et démocratiques, de leurs libertés, et les astreint à un service national qui peut durer des décennies. Depuis, Toni Locher préside le Comité suisse de soutien à l’Erythrée (SUKE). Il apporte un soutien financier et organisationnel, par exemple à la maternité d’Asmara ou à des projets pour handicapés.
D’ailleurs tous, y compris ses détracteurs politiques, saluent le travail qu’il fournit en matière d’aide au développement. Et le renvoi des réfugiés? Toni Locher admet que c’est «la question brûlante que les parlementaires n’ont pas tranchée». Lui se dit convaincu que la plupart des jeunes partent pour des raisons économiques, qu’ils ne seront pas poursuivis s’ils rentrent et que le régime va s’améliorer. Le Dr Locher serait-il adepte de la méthode Coué ou aveuglé par son amour pour l’Erythrée?
Valérie de Graffenried
Militante jusqu’au bout des ongles
Veronica Almedom, 27 ans, dénonce les exactions du régime d’Asmara. Et défend les Erythréens qui fuient le régime.
De Toni Locher, le consul honoraire d’Erythrée, elle dit: «Au premier abord, il semble être un humaniste plutôt passionné, mais à force de creuser on prend conscience de sa tendre complicité avec les tyrans d’Asmara.» Puis: «Il joue vraiment avec le destin des Erythréens; il aggrave considérablement la cause des droits de l’homme sur place en accordant sans cesse de la crédibilité à un gouvernement criminel qui n’a pour loi que l’arbitraire.» Douce, délicate, avec sa voix plutôt fluette, Veronica Almedom est surtout déterminée. Et courageuse.
Méfiez-vous du calme apparent qui se dégage de cette jeune femme élancée qui a tout d’une fashion victim: elle est coriace, tenace, et ne se laisse pas impressionner. Elle fustige sans crainte les exactions du régime d’Asmara, les pressions subies par la diaspora érythréenne en Suisse – la fameuse taxe des 2% sur le revenu –, et monte régulièrement au créneau dans les médias. Son but: dénoncer, mais aussi casser les préjugés, briser l’omerta qui caractérise sa communauté. Une attitude qui lui a valu d’être récemment nommée à la Commission fédérale des migrations comme experte de l’Erythrée.
Veronica Almedom, 27 ans, diplômée en communication, est née à Rome. Elle est arrivée en Suisse à l’âge de 6 mois, avec sa famille. Ses parents ont fui l’Erythrée adolescents, à 17 et 14 ans, en pleine guerre contre l’Ethiopie. C’était au début des années 80. Elle a un passeport suisse – elle est naturalisée depuis 2006 – et trois voyages en Erythrée à son actif, en 2001, 2004 et 2010. Son passeport érythréen, cela fait dix ans qu’elle a décidé de ne pas le renouveler.
La jeune femme est très active dans la campagne Stop Slavery in Eritrea, qui dénonce notamment l’enrôlement de force dans l’armée (le service national). Son dernier voyage dans son pays d’origine l’a marquée. «J’étais sous le choc: mon quartier, à Asmara, était presque vide. A cause des emprisonnements arbitraires, mais aussi en raison du nombre important de ceux qui décident de fuir pour rejoindre l’Europe.» Selon Amnesty International, l’Erythrée dénombre plus de 10 000 prisonniers politiques, arrêtés arbitrairement et détenus sans jugement dans des conditions «atroces». Et chaque mois ce seraient près de 5000 personnes qui fuient le pays.
Forcément, son sang n’a fait qu’un tour en entendant les propos «naïfs», dit-elle, des politiciens suisses de retour d’un voyage en Erythrée. Non, martèle-t-elle, les Erythréens ne peuvent pas être considérés comme de simples «migrants économiques». «Ils fuient une dictature; le régime autoritaire mis en place par Issayas Afeworki fait régner la peur jusque dans les foyers.»
Veronica Almedom, qui vit à Genève, est en fait un peu la porte-parole des sans-voix. Car les Erythréens restent discrets, peu enclins à hausser le ton, à dénoncer les ponctions subies par le consulat à Genève ou les rançons exigées par les kidnappeurs du Sinaï pour libérer des proches. C’est d’ailleurs parce qu’aucun Erythréen n’a ouvertement osé porter plainte contre le système de l’impôt révolutionnaire que le Ministère public de la Confédération a décidé de ne pas donner suite à une procédure ouverte par fedpol.
Et si la pasionaria de la cause érythréenne, qui souhaite rester discrète sur sa vie privée et professionnelle, exagérait? Et si elle refusait de voir la moindre évolution du régime à force de le critiquer depuis des années? Elle répond du tac au tac: «Vous voyez des efforts concrets? L’Erythrée est toujours le seul pays du monde qui n’applique pas sa Constitution. Et Asmara n’a pas réduit le service national à dix-huit mois, comme pourtant annoncé à la communauté internationale il y a plus d’un an et demi. Asmara n’a pas non plus libéré les dizaines de milliers de prisonniers politiques qui n’ont pas vu leurs familles depuis plus de vingt ans». D’autres exemples? Elle en a plein.