Sophie Gaitzsch
Interview. Les fermetures annoncées à Sainte-Croix ne sont pas une surprise, estime Laurent Tissot, professeur d’histoire économique à l’Université de Neuchâtel. La localité continue de subir les soubresauts du passé.
Sainte-Croix n’en est pas à son premier coup dur. Comment l’industrie locale a-t-elle évolué ces dernières décennies?
Sainte-Croix a connu un âge d’or de 1940 à 1960. Ses difficultés ont commencé dans les années 70. La région s’est alors retrouvée confrontée à deux défis: les avancées technologiques, qui ont rendu un certain nombre d’entreprises obsolètes, et la globalisation. Cette crise a provoqué le déclin de Paillard. Le fabricant des machines à écrire Hermès et des caméras Bolex a fini par fermer ses portes en 1989, après une longue agonie. La mort de ce fleuron local, qui a coûté de nombreux emplois, a été vécue comme un véritable traumatisme. La localité a perdu près de la moitié de sa population dans les années 90. Depuis, elle a repris quelques couleurs grâce au tourisme et à des entreprises spécialisées qui ont su résister, comme la manufacture de boîtes à musique Reuge.
Sainte-Croix ne s’est donc jamais remise de la crise des années 70?
Non. Dans ce contexte, les nouvelles fermetures d’ateliers ne constituent pas une surprise. Sainte-Croix est restée positionnée dans la branche la plus affectée ces dernières décennies: la petite mécanique. Les métiers peu qualifiés de ce secteur sont les plus exposés. Chaque fois que la conjoncture se durcit, des entreprises vont chercher à l’étranger de la main-d’œuvre meilleur marché. Le fait que la localité soit excentrée, loin des principaux axes commerciaux, joue également un rôle. De plus, contrairement à d’autres régions comme la vallée de Joux, Sainte-Croix n’a pas pris le virage de l’horlogerie alors que plusieurs comptoirs s’y étaient installés au XIXe siècle.
Le cas de Sainte-Croix est-il emblématique d’une tendance plus large?
Certainement. Le déclin de la petite mécanique a touché toute la Suisse romande. Des entreprises qui faisaient la fierté de la région et ont fini par baisser les bras face à la concurrence mondiale. C’est le cas du fabricant de machines à tricoter Dubied, à Couvet, dans le canton de Neuchâtel, des Ateliers de construction mécanique de Vevey ou encore des Ateliers de Sécheron à Genève, pour ne citer que quelques exemples. Il faut ajouter que le mouvement de désindustrialisation n’a pas concerné que la Suisse, mais tous les pays d’Europe occidentale. La sidérurgie en France ou l’exploitation du charbon au Royaume-Uni ont également connu des évolutions dramatiques.
La Suisse s’est-elle vraiment désindustrialisée?
Non, le secteur secondaire a conservé toute son importance. Plus que de désindustrialisation, il faudrait parler d’une certaine forme de configuration industrielle qui a chuté au profit d’une autre. La petite mécanique a été remplacée par l’électronique et la microtechnique. Mais ce processus de substitution s’est révélé douloureux.
Dans les années 70, la Suisse n’a pas su analyser sa situation de manière lucide. Il régnait alors une certaine autosatisfaction, l’idée que cela ne pouvait pas nous arriver. L’économie suisse a mis du temps à réaliser que le savoir-faire constituait le pivot de l’avenir industriel et technologique du pays. Elle a fini par miser avec succès sur les emplois qualifiés, la formation et la recherche ainsi que le développement. Cependant, il a fallu attendre vingt ans et l’essor important des années 2000 pour reconstruire les emplois disparus. Au passage, une génération entière de mécaniciens et d’ouvriers a été sacrifiée.