Mehdi Atmani
Emploi. L’entreprise allemande affiche un taux de rotation du personnel sans précédent. Adepte de nouvelles techniques de management, elle crée dans son sillage tout un prolétariat numérique.
La page «emplois» de Zalando a de quoi faire rêver n’importe quel jeune Européen au chômage. De l’expert en e-marketing au simple opérateur de centre d’appels, l’entreprise allemande recherche plusieurs centaines de candidats pour une embauche immédiate à temps plein. En ce 1er février 2016, à Berlin, c’est la rentrée des classes. Devant le siège de Zalando, des flèches indiquent le chemin à suivre pour ces nouvelles recrues. Ces newbies, comme on les appelle à l’interne, sont plusieurs centaines à intégrer, le premier de chaque mois, l’armée Zalando. A la vue de la file d’attente de nouveaux arrivants qui se crée devant l’entrée principale, on s’interroge sur son attrait. Puis on apprend qu’un employé ne travaille en moyenne pas plus d’un an dans l’entreprise, celle-ci affichant un taux de rotation du personnel sans précédent.
Suppression des cadres
Chez Zalando, la moyenne d’âge des employés est de 29 ans. Le recrutement majoritairement jeune et fluctuant, sous couvert de culture internet, permet d’économiser sur les coûts de personnel. Beaucoup trouvent leur compte dans cette gestion des ressources humaines, notamment dans le management intermédiaire. A l’image de Dominik Rief, propulsé à la tête des marchés suisse et autrichien dès son arrivée dans la société, Zalando mise sur l’autonomie, le développement personnel, la responsabilisation et la rapide évolution interne de son personnel. «Nous voulons donner à l’employé un espace dans lequel il ne se limite pas à exécuter son travail, mais apprend de nouvelles choses», explique Robert Gentz, le cofondateur de la firme.
Dans le jargon managérial du géant de la mode en ligne, ce développement personnel a un nom: Radical Agility. Une politique de gestion des ressources humaines empruntée au modèle holacratique appliqué par le leader américain de l’e-commerce Zappos. L’holacratie vise à la suppression de tous les postes de cadres. Cette forme de structure horizontale répartit le pouvoir de décision entre tous les employés de l’entreprise. Le but? Une plus grande autonomie dans l’organisation du travail. Chez Zappos, l’holacratie n’a pas été du goût de tous, puisque 14% des employés ont claqué la porte.
Chez Zalando, on ne jure que par la Radical Agility. Les employés à qui nous avons posé la question n’y trouvent rien à redire. Difficile pourtant de parler librement en présence de la responsable communication de l’entreprise. Le discours officiel masque une réalité. Dans le giron de Zalando évolue tout un prolétariat numérique aux tâches répétitives. C’est le cas des managers d’affiliation, des graphistes, des responsables d’optimisation de moteurs de recherche ou encore des agents de centre d’appels. Beaucoup d’entre eux sont recrutés pour des stages, avec contrat à durée déterminée ou en free-lance.
Perceptions opposées
Pour les recruter, Berlin est un lieu stratégique. Le pouvoir d’attraction de la capitale allemande auprès des vingtenaires offre à Zalando une manne de travailleurs bon marché, internationale, qualifiée, peu exigeante en termes de salaires et donc peu susceptible de se syndiquer. Au centre d’appels, le salaire net pour 42 heures de travail réparties sur sept jours, de 7 h à 22 h, avoisine 1100 euros par mois. Sous couvert de l’anonymat, des employés évoquent «la surveillance» et «la pression» exercées par les chefs d’équipe pour atteindre les résultats.
L’anonymat ne suffit pas à délier les langues. Même auprès des anciens employés. «Nous avons signé une clause de confidentialité qui nous interdit de parler publiquement des conditions de travail», explique L. D. Ce jeune Suisse a rejoint Zalando France en qualité de Community Manager. Il y est resté deux ans. «Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a pas que des bons côtés.» Quels sont ces points plus sombres? «Je ne peux pas vous le dire.» A l’entendre, la Radical Agility est un mythe.
Pas pour Sarah. Après son master en management à l’Université de Genève, cette jeune Suissesse souhaitait absolument partir travailler à l’étranger, «dans une entreprise renommée, dans le but d’acquérir une expérience significative. J’appréciais beaucoup l’Allemagne, j’avais déjà séjourné à Berlin pour un semestre Erasmus.» Dans la capitale, elle multiplie les postulations. «Mais c’est chez Zalando que les choses se sont déroulées le plus rapidement.» Très vite, Sarah intègre l’équipe chargée du développement du marché suisse et autrichien.
Encore aujourd’hui, la jeune femme dit avoir «énormément apprécié ses conditions de travail. La faible hiérarchie permet d’avoir beaucoup plus de responsabilités et de trouver un sens à ce que l’on fait. On peut y gravir des échelons certainement plus rapidement que dans d’autres entreprises. Beaucoup saisissent l’occasion d’y progresser. Une fois qu’ils ont atteint un bon niveau, ils peuvent rentrer dans leur pays et avoir une excellente place», explique Sarah. «Au premier abord, Zalando peut paraître très cool. L’entreprise a néanmoins des exigences très élevées en termes de compétences. Tous ceux qui viennent pour des vacances ou les rabais sont vite repérés. Et repartent aussi vite qu’ils sont venus.» Un constat qui n’est pas partagé par tous.
«Sklavendo»
Au mois d’avril 2014, un reportage en caméra cachée de la chaîne allemande RTL, à Erfurt, dans l’un des centres logistiques de Zalando, entache l’image du numéro un de la mode en ligne. La journaliste s’y est fait embaucher pendant trois mois. Elle filme ses journées en qualité de magasinière. Les télé-spectateurs découvrent des salariés mis sous la pression permanente de chefs d’équipe peu compatissants envers des employés exténués par des temps de repos réduits au strict minimum. La journaliste estime entre 15 et 20 kilomètres la distance parcourue chaque jour entre les étagères de l’entrepôt pour aller chercher les articles commandés. A la suite de ce reportage, la presse allemande a rebaptisé Zalando «Sklavendo».
A l’époque, l’entreprise allemande réagit immédiatement sur Facebook et son site internet: «De notre point de vue, la présentation des faits ne correspond pas du tout à la culture au sein de l’entreprise et à l’état d’esprit des salariés», écrivait-elle, tout en promettant d’étudier «les points sur lesquels ces critiques sont justifiées et s’il s’agit d’erreurs systématiques ou d’erreurs individuelles». Zalando a, depuis, entamé une procédure en justice contre la journaliste de RTL pour rupture du secret professionnel. Face à cette mauvaise publicité, le numéro un européen du shopping en ligne tente de relever la tête. Il cite une enquête interne réalisée en partenariat avec un institut de sondage indépendant. On y lit que 88% des salariés de Zalando ont du plaisir à y travailler.