Décryptage. Un nombre grandissant de jeunes Américains ne se sentent ni homme ni femme. Ils revendiquent le droit de piocher dans les attributs des deux sexes, comme bon leur semble.
Vêtue d’une robe rouge vif et de sandales en cuir compensées, la silhouette longiligne dégage une impression d’élégance, rehaussée de lèvres carmin et d’un collier de perles. Mais, à y regarder de plus près, quelque chose cloche. Le teint pâle du visage laisse transparaître une barbe de trois jours, la voix est grave, virile, et les cheveux sont coupés courts, une mèche soigneusement rabattue sur le côté.
Jacob Tobia se définit comme un membre d’un troisième genre, qui transcende les codes de la masculinité et de la féminité. «Lorsque je m’habille le matin, je choisis simplement ce que j’ai envie de porter, sans réfléchir s’il s’agit d’un vêtement d’homme ou de femme», explique l’Américain de 24 ans. Il s’est toujours senti différent. «Enfant, ma journée idéale consistait à courir dans la forêt et jouer avec des bouts de bois, puis à regarder un film de princesse», glisse-t-il.
A la puberté, il comprend qu’il est gay et fait son coming out. «Mais je n’ai pas ressenti le soulagement que j’aurais dû éprouver, se souvient-il. Il manquait quelque chose.» Il songe alors à changer de sexe. «Mais je ne me sentais pas entièrement femme et ne souhaitais pas abandonner ma part de masculinité, détaille-t-il. Devenir trans m’aurait simplement enfermé dans une autre case.»
Coincé dans une petite ville de Caroline du Nord, il ne trouve pas les mots pour décrire ce qu’il ressent. Ce n’est qu’à 17 ans qu’il entend parler du concept de genderqueer, une étiquette inventée pour décrire les membres de la communauté LGBT qui ne s’identifient avec aucun genre en particulier. Il s’en éprend immédiatement.
Aux Etats-Unis, de plus en plus de jeunes adhèrent à cette vision d’un corps sans genre. Une multitude de termes sont apparus pour décrire le phénomène: genderqueer, mais aussi gender-neutral, neutrois, agender, genderfluid ou pomosexual (une contraction entre postmoderne et sexuel). Certains, comme Jacob Tobia, aiment juxtaposer les symboles féminins et masculins. D’autres rejettent ces attributs, adoptant plutôt un look androgyne.
Une orientation sexuelle fluide
C’est le cas de Micah Lévy. «Je ne me sens ni homme ni femme, raconte cette informaticienne de San Francisco. Beaucoup de gens ne savent même pas à quel genre j’appartiens lorsqu’ils me rencontrent.» Elle a commencé à prendre des hormones masculines et a subi une mastectomie, mais elle s’est arrêtée à mi-chemin. Cette ambiguïté lui vaut parfois des commentaires acerbes. «Ce serait plus simple à comprendre pour les gens si je changeais simplement de sexe, rigole-t-elle. Cet entre-deux les met dans une situation inconfortable.»
La plupart des adeptes de ce troisième genre sont gays ou transgenres, constate Riki Wilchins, une activiste transgenre qui a publié un ouvrage sur la question*. «Mais la majorité refuse de se définir en fonction de ces étiquettes qui renvoient à une compréhension binaire du genre, souligne-t-elle. Leur orientation sexuelle est complètement fluide.»
Jacob Tobia aime les garçons, mais n’exclut pas de tomber amoureux d’une fille. Ou d’un homme transgenre. Ou d’une femme transgenre. Micah Lévy vit avec sa petite amie, mais ne se sent pas pour autant lesbienne, puisqu’elle ne se sent pas femme.
Comment expliquer cet éclatement des codes masculins et féminins? Si les sociétés non occidentales ont de tout temps hébergé des expressions non binaires du genre – qu’on songe aux ladyboys thaïlandais, aux hijras indiens ou aux vierges sous serment des Balkans – elles sont plus récentes chez nous.
«L’émergence de la question du mariage gay, puis de celle des droits des transgenres dans le discours public américain a ouvert les vannes autour des notions de genre, estime Lonny Shavelson, qui a produit un film, Three to Infinity, sur ce thème. Il est devenu plus facile pour les jeunes d’exprimer une identité qui sort de la norme.» Cette diversité fait désormais partie de la pop culture: la starlette Miley Cyrus s’est à plusieurs reprises déclarée genderqueer.
Colin Self est emblématique de cette génération. «J’ai grandi dans une famille d’artistes, entouré de personnalités ambiguës, comme ma prof de théâtre transgenre, relate ce grand musicien blond aux cheveux longs et à la voix légèrement perchée. Je n’ai jamais eu besoin de faire de coming out.»
Aujourd’hui, il multiplie les identités. «Mon apparence physique est une performance, que je façonne en piochant dans une boîte à outils composée des attributs de la masculinité et de la féminité, dit-il en renouant son chignon. Ma génération a grandi avec une multitude d’avatars en ligne, dont certains ne sont même pas humains: il n’est pas étonnant que nous refusions de choisir un seul genre.»
Une attitude décomplexée
Cette attitude décomplexée a donné lieu à un certain nombre d’avancées. Plus de 150 universités américaines ont introduit des toilettes et des logements neutres en matière de genre. L’Université du Vermont a fait un pas de plus: elle permet aux étudiants de se choisir de nouveaux nom et prénom, que les professeurs doivent utiliser. Les membres du troisième genre privilégient «ils» ou «xe». Facebook et OK Cupid ont pour leur part introduit l’an dernier une cinquantaine de nouveaux descripteurs, comme agenre, androgyne, allosexuel ou pansexuel.
Mais, malgré ces progrès, tout n’est pas parfait. «La plupart des gens commencent tout juste à saisir ce qu’est un gay ou un trans, souligne Lonny Shavelson. Ils peinent à comprendre cette nouvelle identité qui n’a pas de définition claire.» Sans compter que cela les oblige à remettre en question leur propre identité, fondée sur une séparation nette entre les sexes.
En novembre 2013, trois adolescents ont mis le feu à Sasha Fleishman, un jeune Californien qui aime porter des jupes et des vestons, dans un bus. Il a survécu, avec des brûlures au troisième degré.
Même au sein de la communauté LGBT, le débat fait rage. «Certains activistes plus âgés ont le sentiment que nous décrédibilisons leur cause, note Micah Lévy. Ils nous accusent de ne pas prendre les questions de genre au sérieux, de ne pas les ressentir avec la même intensité qu’eux.» Il y a une part de jalousie aussi: à l’époque où ils ont fait leur transition, l’étiquette genderqueer n’existait pas. Certains ont dû renoncer à une part d’eux-mêmes qu’ils n’étaient peut-être pas prêts à abandonner.
* «Genderqueer: Voices From Beyond the Sexual Binary». Alyson Books, 2002.