Douglas Kennedy
Portrait. Spécialement pour «L’Hebdo», le célèbre écrivain américain Douglas Kennedy explique pourquoi un milliardaire brutal et vulgaire est capable de séduire un électorat pétri de valeurs bibliques.
Les Etats-Unis sont à n’en pas douter le pays le plus religieux du monde dit développé. A en croire les instituts de sondage, à peu près 68% de la population adulte croit en Dieu et, parmi ceux-là, ils ont été 48%, récemment, à déclarer leur foi dans les anges (qui, comme nous le savons tous, veillent sur les Américains avec la plus grande bienveillance). Mais, alors que ces statistiques pourraient faire lever les yeux au ciel à tout Américain laïcisé (le soussigné compris), les faits sont là: les Etats-Unis ont entamé leur existence sous forme de théocratie coloniale, fondée par les puritains, avec une vision de la nature humaine résolument hobbesienne.
Du coup, il n’y a rien de surprenant à ce que la psyché américaine ait toujours été imprégnée d’une Weltanschauung hypermoraliste, sans parler d’une croyance messianique dans l’infaillibilité de son projet national. En route vers les terres sauvages, le futur gouverneur de la Massachusetts Bay Colony, John Winthrop, dit à ses coreligionnaires puritains souffrant du mal de mer: «Nous serons comme une ville au sommet de la montagne, les regards de tous seront braqués sur nous.»
Les exégètes de la Bible auront noté que Winthrop avait emprunté cette phrase au sermon sur la montagne de Jésus (Matthieu 5:14): «Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée.» Mais si vous voulez identifier les racines de la vision hypernationaliste toujours en vogue d’une Amérique vue comme le terrain de jeu préféré de Dieu, ne cherchez pas plus loin que la déclaration de Winthrop à quelques milles du littoral de ce qui allait devenir la Nouvelle-Angleterre.
L’impulsion à faire le bien selon le script américain a évolué dernièrement en des triomphes aussi grandioses que le plan Marshall (qui a largement reconstruit l’Europe après la Seconde Guerre mondiale) et des désastres tels que le Vietnam et les errements en Amérique centrale durant les années 80 reaganiennes. Et il ne fait pas de doute que pour remporter la Maison Blanche, un candidat doit aujourd’hui – c’est la moindre des choses – proclamer une certaine affinité avec le Tout-Puissant. Avec une proportion aussi considérable de la vox populi américaine confessant sa foi, un candidat qui se dirait athée impénitent se retrouverait vite hors jeu. Même un agnostique serait considéré avec beaucoup de suspicion, comme quelqu’un qui n’avoue pas ses intentions en matière spirituelle.
Tout cela reflète les affrontements culturels d’usage entre une Amérique sécularisée et une autre profondément chrétienne. Mais s’il existe une foi unificatrice qui parcourt toute la classe politique américaine, c’est bien l’argent. Comme le soulignait un jour Lewis Lapham, l’ancien rédacteur en chef remarquable de Harper’s Magazine (une des revues les plus exigeantes des Etats-Unis), en Amérique, l’argent est la «religion civile». L’argent est, dans notre mentalité, une force tellement dominante parce que nous formons un édifice profondément commerçant: «Le business de l’Amérique, c’est le business», pour citer Calvin Coolidge, un président conservateur des années 20. Sans parler d’une culture fondée sur le darwinisme social.
Vu que les Etats-Unis n’ont pas grand-chose en guise de filet de sécurité social – au point qu’une bonne partie du pays taxe toujours de socialiste notre modeste version d’un système de soins de santé Obamacare – il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux qui ont réussi soient pareillement vénérés. Après tout, le capitalisme américain aime mettre en valeur sa devise de gladiateur: que le plus fort survive! Devenir riche aux Etats-Unis est perçu comme une forme supérieure de perspicacité. Devenir non seulement riche mais aussi célèbre est même plus noble aux yeux du plus grand nombre, vu que la célébrité est fille de cette religion civile qu’est l’argent. Dans son ouvrage Théorie de la classe de loisir écrit en 1899, le grand économiste et sociologue américain Thorstein Veblen l’a parfaitement saisi: «La possession de richesse confère de l’estime; c’est une caractéristique enviable.»
Le monde selon Trump
En un temps où la ploutocratie américaine est devenue une force aussi dominante, où l’accaparement n’est plus maîtrisé, où la folie du court terme parmi les banques a failli en 2008 nous jeter dans la grande dépression de 1929 et où Wall Street continue d’agir sans contrôle selon ses propres règles, il y a aussi dans la culture un courant de pensée selon lequel celui qui crie le plus fort mérite le plus d’attention. Intégrez à cette recette de succès le puissant attrait du lucre et de la renommée et vous commencerez à comprendre pourquoi Donald John Trump, homme d’affaires, entrepreneur, promoteur immobilier, auteur, personnage de téléréalité et grande gueule dans tous les domaines, devient inopinément le candidat républicain irrésistible de la campagne 2016 à la présidence.
En cette année où la course à la plus haute récompense politique américaine a été marquée par une vague de psychose, le recours à la peur et la quête du plus petit dénominateur commun, il n’est pas étonnant que, au sein d’une escouade de candidats républicains connus pour leur caractère belliqueux, Donald Trump se soit distingué comme le champion absolu: il est le gars bourré de fric qui a la plus grande gueule de tous.
L’Amérique a une longue tradition de présidents qui ont aussi écrit. Thomas Jefferson s’est fait un nom pour son éloquence. Les mémoires de Theodore Roosevelt sont le récit féroce et bien écrit d’une existence singulière et aventureuse. Profiles in Courage, de John F. Kennedy, a remporté en 1957 le prix Pulitzer de la biographie. Les rêves de mon père de Barack Obama est une quête superbement non sentimentale et moralement complexe de ce Kényan que fut son père absent. Et, bien sûr, tout occupant du bureau ovale de l’ère moderne a écrit son autobiographie après avoir quitté la Maison Blanche.
A cet égard, il convient de relever que Donald Trump est lui aussi un auteur publié et que son ouvrage The Art of the Deal est demeuré cinquante et une semaines au sommet de la liste des bestsellers du New York Times. Ce livre l’aida également, au fil des coups immobiliers et d’une masse de déclarations retentissantes, à devenir une star. On sait que les Américains aiment les ouvrages de développement personnel. Ils sont une des pierres angulaires du marché actuel de l’édition. Et les Américains sont très sensibles à ces bouquins du style «améliorez-vous» qui livrent des réponses simples à des questions existentielles compliquées. The Art of the Deal de Trump fourmille de lieux communs qui empestent la platitude.
Du genre: «Mon style de négociation est plutôt simple et direct. Je cible très haut, puis je ne cesse de presser, presser, presser pour obtenir ce que je veux.»
Ou: «Un des problèmes quand tu as du succès est qu’il s’ensuit fatalement de la jalousie et de l’envie. Il y a des gens – je les classe parmi les losers de la vie – dont l’accomplissement et la satisfaction consistent à tenter de stopper les autres. Pour moi, s’ils avaient quelque réelle capacité, ils ne se battraient pas contre moi, ils feraient eux-mêmes quelque chose de constructif.»
Et pour ceux d’entre vous qui se demandent comme un président Trump gérerait la complexité tout en nuances de la politique étrangère, lisez: «Au fil des décennies, j’ai lu des centaines de livres sur la Chine. Je connais les Chinois. J’ai fait beaucoup de fric avec les Chinois. Je comprends la mentalité chinoise.»
Vu son approche clairement anti-intellectuelle, il est très improbable que Trump ait lu des centaines de livres sur la Chine pendant sa carrière dans les affaires. Mais notez son commentaire précédent, où il utilise le terme très américain de «loser». Dans le monde selon Donald Trump, il y a un gouffre aussi profond que le Grand Canyon entre les gagnants et n’importe qui d’autre: «Montrez-moi un type dénué d’ego et je vous montrerai un loser.» Tout comme lorsqu’il assure que tout, sur notre planète si peuplée et si divisée, peut être résolu par une négociation d’homme à homme: «Si l’on te fait du tort à plusieurs reprises, le pire que tu puisses faire est de l’accepter. Réplique!»
Un enfant du Queens
Quelles sont exactement les influences qui forgent cette vision du monde? Une des clés du personnage Donald Trump est qu’il est un authentique New-Yorkais, un de ceux qui incarnent l’endurance combative et l’arrogance du «money talks, bullshit walks» (ndlr: c’est l’argent qui commande) d’une ville où l’ambition et la nécessité d’être extraordinaire sont vues comme une vertu par ceux qui veulent prendre l’ascenseur qui indique «up». Mais Trump n’était pas un rejeton des nantis de Park Avenue.
Il n’a pas non plus fréquenté les écoles privées de l’élite (Collegiate, Trinity, McBurney, Horace Mann) qui produisent les princes de la ville. Il a été élevé dans le Queens, un quartier caractérisé par son mélange de classe laborieuse et de petits-bourgeois. Ses plus belles propriétés de Forest Hills, Kew Gardens et Jamaica Plain sont qualifiées d’excentrées par les Manhattaniens, qui se moquent aussi des résidents nouveaux riches de ces quartiers.
La famille Trump était ainsi. Son père, Fred, était promoteur immobilier. Donald Trump a grandi dans une maison de style pseudo-Tudor qui, malgré ses prétentions anglophiles, ne se situait pas moins dans le quartier de second choix de Queens. Il a fréquenté une des meilleures écoles privées du coin, d’où il a été éjecté à 11 ans pour «problèmes comportementaux». Conformément à la tradition du milieu du XXe siècle, il fut envoyé à l’académie militaire pour apprendre à vivre.
Ça a semblé faire l’affaire puisque, après avoir arrêté l’université moyenne de Fordham, il est passé à la célèbre école d’économie de Wharton, où il étudia – on ne s’en étonnera pas – la promotion immobilière. Après son diplôme en 1968, il succomba brièvement à un flirt désastreux avec le show-business avant de rallier l’entreprise de papa. Cela dit, en trois ans, il lâcha la promotion immobilière à petit budget, spécialité de son père, et se tourna vers un terrain de jeu à l’ambition verticale: Manhattan.
Pour être promoteur immobilier à Manhattan, il faut cette caractéristique spécifiquement new-yorkaise que l’on nomme chutzpah (audace en yiddish, un des nombreux mots yiddish entrés dans le dictionnaire). Trump avait de la chutzpah à la pelle. Avec d’abord son premier grand coup: la mue de l’hôtel Commodore en faillite, proche de Grand Central Station, en un cube scintillant de verre baptisé Grand Hyatt. Trump commençait ainsi à appliquer son sceau sur le paysage de gratte-ciel de sa ville natale.
L’instinct du boxeur
Le catalogue des affaires immobilières de Trump et sa façon de faire essaimer son empire à Las Vegas, Atlantic City et même Istanbul et Bakou sont assaisonnés d’opérations ratées, de plusieurs faillites, de diverses questions sur le montant d’impôts qu’il payait et, bien sûr, sur la fortune accumulée (entre 2,8 et 5 milliards de dollars, selon le journal que vous êtes en train de lire). Trump ne se voyait pas comme un simple constructeur d’immeubles mais comme l’Entrepreneur suprême. Et, à l’instar de tout surhomme d’affaires pressé, il a eu son lot de faillites et de démêlés judiciaires. Reste que l’homme a l’instinct du boxeur qui, frappé ou touchant l’adversaire, est assez vif pour rester campé sur ses deux pieds. Vivant dans l’opulence, tempêtant contre l’adversaire et assurant sans cesse sa propre pub, il a créé cette image de ploutocrate en parfaite harmonie avec l’éthique «la cupidité, c’est bien» des années Reagan.
Il n’est pas un Rockefeller ni un Carnegie ni plus récemment un Bill Gates estimant que la richesse comporte sa part de responsabilité, en termes de philanthropie sociale ou culturelle. C’est l’histoire inédite et rustre d’un milliardaire entièrement vouée aux totems du succès. Comme Trump le soulignait lui-même: «Ce qu’il y a de beau en moi, c’est que je suis très riche.»
Sa vie privée – trois mariages, cinq enfants, une supposée liaison avec Carla Bruni dans les années 90 –, un penchant pour les femmes canon, des allusions autoglorificatrices à ses prouesses sexuelles («Mes doigts sont longs et magnifiques, à l’instar de diverses autres parties de mon corps, comme cela a été bien documenté») n’ont fait qu’ajouter à son image de fanfaron macho impénitent. Surtout lorsque s’y ajoutent des affirmations du genre: «Vous savez, ce que les médias écrivent n’a vraiment aucune importance tant que vous avez une jeune et superbe paire de fesses sous la main.»
Puis il s’est vu en personnalité incontournable de la télévision, grâce à un programme baptisé The Apprentice dans lequel Trump s’improvise à la fois Dieu le Père et bourreau lorsqu’un groupe de candidats au monde des affaires tente de l’impressionner pour remporter un emploi convoité dans son entreprise. Ce fut une formule incroyablement populaire de 2003 à 2015. Le baiser de la mort de Trump pour congédier un candidat qui ne fait pas l’affaire («You’re fired», vous êtes viré) est entré dans le langage courant. Même effet pour l’image de Donald Trump, sorte de magnat vieille école du XIXe siècle capable de faire ou défaire ceux qui osent quérir sa munificence. Il y a eu quelque chose de bizarrement victorien dans The Apprentice, où un homme doté d’un immense pouvoir joue à la fois le pourvoyeur de faveurs et le videur sans foi ni loi de quiconque ne répond pas à ses attentes.
De manière révélatrice, l’émission a fait de Trump une personnalité nationale encore plus célèbre, honnie par l’intelligentsia américaine, tournée en bourrique par les comédiens et satiristes les plus ironiques, mais aussi – et c’est ce qui étonne – révérée par un immense auditoire TV, fasciné par son pouvoir, sa cruauté, sa confondante arrogance et son assurance.
L’assurance est considérée comme un grand atout au sein d’une part significative de l’électorat américain. Le refrain de George W. Bush «C’est moi qui décide» aura peut-être été l’objet du mépris et de la dérision des Américains instruits mais, dans l’Amérique profonde, il a été compris comme une affirmation de force et d’assurance, de résolution et de détermination. Voyez combien l’approche générale de Barack Obama a été plus nuancée et prudente dans ses déclarations publiques: tandis que les actifs urbains applaudissaient une aussi respectable réserve, le président actuel a été durement critiqué par les bateleurs de Fox News pour ne pas être suffisamment résolu.
Si vous voulez vraiment de l’esprit de décision, essayez plutôt le travers trumpien consistant à frapper au-dessous de la ceinture, la négociation émaillée de «Vous êtes viré!». Pour mes semblables de «l’Amérique qui réfléchit», la perspective que ce magnat des casinos et des appartements au luxe ostentatoire, de ce tromblon gueulard qu’on dirait affecté du syndrome de la Tourette tant il aime énoncer des horreurs puisse devenir président paraissait parfaitement hors de question.
Deux visions d’une Amérique
J’écris ces lignes quelques jours après les primaires du Michigan où Trump, toujours champion des républicains, a remporté une victoire significative en convainquant une quantité de cols-bleus. Sur une carte électorale où les bastions démocratiques sont les Etats bleus et les Etats républicains sont rouges, les Etats qui pourraient pencher indifféremment vers l’un ou l’autre lors de l’élection sont les Etats dits violets. Ils sont les champs de bataille dans la course à la Maison Blanche. Floride, Ohio, Pennsylvanie, Virginie et, justement, Michigan sont les conquêtes arithmétiques qui décideront de la présidence.
Ronald Reagan a accédé au bureau ovale en 1980 en battant le rappel des prétendus démocrates reaganiens: la classe laborieuse, souvent religieuse, socialement conservatrice. Des électeurs «Nous voulons une Amérique forte», qui ont passé du côté républicain, séduits par un langage simple et par les valeurs traditionnelles que l’ex-star des westerns de série B incarnait si brillamment. Le Michigan fut un des instruments de la victoire de Reagan sur la vision plus nuancée, apparemment moins autoritaire de Jimmy Carter. Comme le demandait récemment le magazine conservateur The American Spectator: «Les démocrates reaganiens deviennent-ils des démocrates trumpiens?»
Pour comprendre la séduction croissante de Trump, il ne suffit pas de factoriser un homme à la détermination manichéenne qui brosse à grands traits la politique étrangère ou intérieure, qui répond aux questions sur les thèmes majeurs en assurant qu’il peut tout arranger. Nous devons aussi tenir compte des batailles culturelles qui se sont déchaînées en Amérique depuis que Richard Nixon a inventé la notion de majorité silencieuse: une manière de distinguer les vrais Américains des élites urbaines, des antiguerres, des tenants de la contre-culture qui ont tellement marqué l’environnement socioculturel de 1968, quand Nixon faisait campagne pour son second mandat à la Maison Blanche. Il n’y eut jamais un tel sentiment d’abîme entre une Amérique laïque, tournée vers l’extérieur, socialement progressiste (telle qu’incarnée par les Clinton et Obama) et la vision chrétienne, antiavortement, pro-valeurs familiales épousée par les candidats républicains en vue de leur nomination.
Pour bien des observateurs, les déclarations libertines de Trump sur les femmes et le sexe – son faible pour Hugh Hefner – devaient à coup sûr ruiner ses projets, vu l’aile évangélique dominante du Parti républicain dont le vote est la clé de la désignation. Le fait qu’il soit, dans le meilleur des cas, un presbytérien très occasionnel ne devait pas non plus contribuer à sa cause. Mais, à la grande surprise des observateurs politiques et des républicains eux-mêmes, Donald Trump surpasse à ce jour, parmi les électeurs évangéliques, son adversaire conservateur ultrareligieux, le sénateur Ted Cruz. Comment expliquer le phénomène?
Il n’y a guère de doute que les évangéliques aiment la manière qu’a Trump de diaboliser les musulmans. Mais Ben Domenech, commentateur politique du Daily Beast, pense que le soutien de la droite chrétienne à Donald Trump est plus ancré dans une guerre des cultures: «Trump n’est pas l’un des leurs, ils le savent, mais ils pensent qu’il est en leur faveur en un temps où leur foi et leur croyance sont devenues politiquement incorrectes. Ils savent qu’il se fiche d’être traité de bigot, et c’est essentiel dans le marasme politique actuel. Ils se fichent de savoir s’il est bon, ils attachent de l’importance au fait qu’il se bat pour tout ce qui est en désaccord avec l’opinion de l’élite aujourd’hui, notamment eux-mêmes.»
Le mariage homosexuel, le système de santé national, la légalisation de l’herbe dans divers Etats, une politique étrangère moins interventionniste et belliqueuse ont, en effet, vu nombre de socio-conservateurs et de faucons néoconservateurs se plaindre du virage à gauche du pays. Quand bien même, du point de vue social-démocrate européen, l’administration Obama est profondément centriste. Vu que Hillary Clinton devrait être – sauf immense revers – désignée par le Parti démocrate, la question se pose: même si elle gagne aisément le vote des élites urbaines, de la classe moyenne instruite et des Afro-Américains, est-elle en mesure de mobiliser les électeurs à col bleu des Etats violets, dont pas mal semblent apprécier la version tonitruante du discours patriotique sommaire de Trump?
Le possible basculement
Le vote des moins de 25 ans sera décisif de ce point de vue. Obama avait été un candidat hautement adaptable, un homme qui, dans sa brillante campagne pour faire voter, savait galvaniser aussi bien les étudiants que les fainéants. Dans cette procédure d’élection-ci, c’est Bernie Sanders qui séduit cette portion essentielle du vote démocrate. Si Hillary le bat pour la nomination – ce qui semble vraisemblable – elle pourrait être vue par les jeunes comme trop liée à l’establishment et à Wall Street, loin de respirer le charisme à la fois énergique et cool auquel Obama a fait recours pour ses deux élections. L’apathie des électeurs est un énorme problème aux Etats-Unis: à peine plus de la moitié de ceux qui s’enregistrent pour voter le font effectivement.
L’indifférence des jeunes adultes, additionnée à l’avènement de Trump et au fait qu’un parti obtient rarement un troisième mandat consécutif à la Maison Blanche, fera-t-elle basculer l’élection? Est-il possible que la planète se réveille le 9 novembre 2016 avec un président nommé Trump? Il y a beaucoup de munitions à disposition contre «The Donald», comme on le surnomme souvent par dérision. Mais, à la différence du patricien prévenant John Kerry, dont l’aspiration à la Maison Blanche fut paralysée face au très vulnérable George W. Bush en raison de son inaptitude à répliquer sur le ton machiavélique nécessaire, Trump s’est fabriqué une armure en téflon. En tant que tel – il déteste l’admettre – il est hyperdoué pour détourner de sa personne le tir en rafales des critiques. On espère bien sûr qu’il y a dans ses armoires assez de linge sale que les démocrates pourront exposer à la vue de tous.
Mais un duel Clinton-Trump n’est aucunement joué d’avance pour les démocrates. Et il vaut la peine de rappeler qu’en 1980, quand la campagne démarra sérieusement, Carter avait dans les sondages un avantage de 24% sur Reagan. Or, Reagan l’a finalement emporté en novembre avec un confortable 10%. Car, bien sûr, tout le monde avait sous-estimé la séduction de cet acteur de westerns ultraconservateur.
Sur ce point, Trump a montré ce brin de subtilité en matière de survie: «Ma devise est: venge-toi toujours. Si quelqu’un te baise, baise-le abondamment à ton tour.»
Si vous vous demandez comment il est concevable qu’une démocratie aussi évoluée, un géant économique tel que les Etats-Unis, un pays qui déborde aussi bien de talent et d’intelligence que d’ignorance et de haine des intellectuels pourrait élire un Donald Trump, rappelez-vous ce que disait Daniel Boorstin, un des géants de la pensée américaine de l’après-guerre. Historien, il était fasciné par le recours à l’illusion dans notre nation et par la façon dont nous l’utilisons comme rempart à la monotonie de la vie quotidienne. Son chef-d’œuvre, Le triomphe de l’image: une histoire des pseudo-événements en Amérique, reste un texte fondateur sur la façon dont les Américains préfèrent l’attrait des simulacres à la substance. En un temps où un rustre maître de l’image pourrait être élu au poste suprême sur une planète très troublée, ses mots ont l’inquiétante clarté du clairon.
Traduction Gian Pozzy
Retrouvez sur notre site le portrait de Hillary Clinton par Douglas Kennedy