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Marcel Gauchet: «La démocratie, c’est le traitement des problèmes par la vérité. La République, en France, a du mal à être démocratique.»

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Jeudi, 31 Mars, 2016 - 05:44

Interview. Mal à l’aise dans la mondialisation, dirigée par des élites défaillantes, incapable de dégager des solutions: tel est le constat sévère dressé par Marcel Gauchet à propos de la France.

Le philosophe et historien Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la prestigieuse revue Le Débat, se penche dans un livre d’entretiens sur «le malheur français». Un lamento et un constat, que ce penseur de la démocratie et de ses crises nous invite à «comprendre», en profondeur. Il propose des réponses aux défis de la France. Le principal enjeu? Elle-même! C’est une réforme globale qu’il faut, et c’est par le sommet qu’elle doit commencer, tant les élites sont sclérosées, dénonce l’auteur. La méritocratie républicaine des origines s’est transformée en une méritocratie «héréditaire et censitaire», tonne-t-il. Révolutionnaire, Marcel Gauchet?

L’une des questions soulevées le plus souvent en ce moment a trait à la «place de l’islam» dans les sociétés occidentales. Les attentats commis par des fanatiques islamistes renforcent le poids de cette question, alors même que nous devons veiller à ne pas faire d’amalgames. Abstraction faite des dérives djihadistes, pensez-vous que l’islam soit compatible avec l’universalisme français, votre livre portant avant tout sur la France?

Mais oui, et il faut apporter une réponse universaliste au problème que pose l’islam, problème qui n’est pas que français. L’islam est une religion qui s’est développée dans un contexte civilisationnel très particulier. Aujourd’hui, il s’exporte, ce qui est très nouveau. Personne ne sait très bien comment s’y prendre. Tout ce qui a été fait comme réglementations et législations est adapté en réalité au cadre chrétien, dans le cas européen ou américain.

Nous sommes devant un nouvel objet. L’absurdité totale serait de s’enfermer dans le localisme en disant: «On est chez nous, et c’est comme ça.» L’ouverture que suppose la mondialisation, c’est de redéfinir un universalisme de rang supérieur. Le nôtre n’en était pas un, il était adapté à des circonstances très particulières. Maintenant, élaborons un véritable universalisme, capable d’inclure l’islam. On y arrivera, je suis assez optimiste là-dessus.

Vous devez un peu diverger sur le sujet avec votre ami Alain Finkielkraut.

Oui. (Il sourit.)

Que faire de la revendication multiculturaliste qui, poussée à l’extrême, est parfaitement contraire à l’universalisme français, lequel est par définition opposé au relativisme des valeurs?

Je suis très critique vis-à-vis du concept de multiculturalisme. C’est à mon avis un concept ethnocentrique d’Occidental. Je m’explique. Pour un Occidental, une religion, c’est une culture. Cela témoigne qu’il ne sait pas ce qu’est une religion. Il l’a su, mais l’a oublié. Si vous dites à un vrai croyant de quelque obédience spirituelle que ce soit que sa religion est une culture, il ne vous comprend pas. Pour lui, c’est infiniment plus que cela, c’est un cadre existentiel et civilisationnel.

Nos sociétés sont confrontées à un défi qui tient à l’ouverture à des civilisations et à des organisations religieuses très différentes. La notion de multiculturalisme est très insuffisante pour y faire face. Elle n’est d’ailleurs pas comprise des gens dont nous voulons le bien. On croit leur faire plaisir en considérant leur religion comme une culture. Or, pour eux, c’est la vérité divine. On s’accommode assez facilement des différences culturelles. Les différences religieuses, c’est une autre affaire: ça va beaucoup plus loin et c’est beaucoup plus difficile. Je parlerai plutôt donc de multireligieux. Nous sommes condamnés à une dose de multireligiosité.

Comment abordez-vous la question du voile musulman?

C’est encore une autre question, qui n’est pas celle de l’islam en tant que tel, où la prescription du voile est très floue. Nous sommes là devant une certaine dynamique du monde musulman, très problématique, que je considère à biens des égards comme une dynamique identitaire régressive. Elle n’est pas religieuse. De ce point de vue là, la loi française de 2004, qui interdit les signes religieux ostensibles à l’école, me paraît en réalité comporter un signe très positif à l’égard des jeunes musulmans. Nous disons aux musulmans: «Vous êtes ce que vous êtes, ça ne nous regarde pas, mais ici vous êtes comme les autres.» Or, dans l’évolution actuelle du monde musulman, ce qui est redoutable, c’est le repli sur soi dans un séparatisme identitaire qui va au rebours de ce que nous pouvons souhaiter.

Que pouvons-nous souhaiter?

Un islam qui se pose de lui-même comme une composante du monde moderne et des différentes nations où il est aujourd’hui inscrit en Europe.

Venons-en au cœur du «malheur français». Qu’y trouve-t-on?

Sur le fond, ce malheur me semble lié aux conditions particulières dans lesquelles la France est entrée dans la mondialisation. Elle vit très mal – et elle n’est pas la seule dans ce cas – l’espèce de provincialisation généralisée qui en découle. La France est un pays universaliste qui s’est pensé comme un laboratoire de l’invention politique. Elle se trouve renvoyée à sa particularité et elle le vit avec peine.

Quoi d’autre affecte la France?

Quelque chose de plus fondamental encore: la France est prise à contrepied, de façon radicale, par les règles du jeu global, par rapport à ce qu’a été son modèle historique. Celui-ci a très bien fonctionné pendant les trente glorieuses: l’Etat social, la planification, etc. Mais aujourd’hui la place de l’Etat, la place de l’économie, la place de la politique, alors même que les Français sont l’un des peuples les plus politiques du monde occidental, sont remises en cause. L’importance accordée à l’initiative privée, au marché, à l’argent heurte un modèle construit autour de la chose publique. Il y a donc en France une sorte de sentiment d’être nié dans son être le plus propre par le cours des choses, et l’impression de ne pas y trouver sa place.

Pensez-vous que les Français, qui estiment avoir perdu beaucoup de leur souveraineté, puissent s’en refaire une sur le dos, si l’on peut dire, de l’Europe?

Le problème est que l’Europe ne pèse plus grand-chose dans le monde et qu’elle ne cherche pas à peser. La France, elle, ne compte plus beaucoup dans l’Europe telle qu’elle fonctionne. «The Dispensable French», titrait récemment un éditorial de l’hebdomadaire britannique The Economist sur l’Europe. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la tentation de jouer en solitaire soit forte. Il y a de toute façon peu à y perdre.

Ne faudrait-il pas revoir le mythe républicain de la méritocratie, qui paraît bien essoufflé?

La méritocratie, qui ne profite qu’à l’élite, ne fonctionne plus, en effet. Son programme théorique est très loin de ses applications pratiques. Si elle en était une vraie, je pense qu’il y aurait beaucoup moins de problèmes. Je suis pour lui donner sa pleine capacité, afin de faire rentrer dans le système économique des gens de toute origine. La grandeur de ce pays, c’est d’être l’un des premiers avec les Etats-Unis à avoir posé le principe selon lequel n’importe qui peut devenir Français.

On voit bien, avec l’exemple de la diversité, que le problème n’est pas tant de détruire le modèle de la méritocratie que de l’adapter à des circonstances sur lesquelles il n’a pas de prise. Il faudrait revoir les systèmes de formation et ne plus faire du diplôme le juge de paix de l’ascension professionnelle. La réalité française d’aujourd’hui, c’est le ghetto des riches et le ghetto des pauvres.

Comment réduire ces ghettos?

La France est le pays des principes, et c’est très bien sur certains plans. Sauf que, quand on ne raisonne que principes, on ne regarde jamais la question sous-jacente qui est la plus importante: comment les applique-t-on? En France règne le système des grandes écoles, clé de voûte de la méritocratie théorique. En réalité, c’est un modèle aristocratique, où la méritocratie est d’un genre très spécial, puisqu’elle est héréditaire et censitaire. On voit bien que notre système de formation souffre de filtres extrêmement puissants qu’il faut remettre complètement à plat. La République, en France, a du mal à être démocratique.

Il s’agit donc d’identifier les problèmes. Or, cette démarche de vérité se heurte, regrettez-vous, au politiquement correct. Que voit-on aujourd’hui qu’il serait convenable de ne pas nommer?

L’une des questions les plus problématiques pour nos sociétés est celle de la délinquance et de la criminalité. Il y a là-dessus un refus de penser, tout simplement. Ce refus a un effet d’exaspération sur les gens qui subissent, au plus près, dans les zones de pauvreté, les conséquences du crime et de la délinquance. C’est l’exemple même de ce que nos sociétés n’arrivent pas à penser et, du coup, pas du tout à maîtriser, alors que cela découle de l’affaiblissement, dont on peut tous se réjouir par ailleurs, des contrôles sociaux au profit de la liberté individuelle. Plus il y a de libertés, plus il y a de déviance globale, c’est normal. Il n’y a donc pas à faire de cette question un tabou.

Quel sens donnez-vous à l’instauration de l’état d’urgence en France, prolongé en février de trois mois?

L’Etat et les opposants idéologiques à l’état d’urgence sont semblablement à côté du sujet. L’état d’urgence est une réponse symbolique à un problème concret. On l’inscrit dans la Constitution. Mais qu’est-ce qu’on en a à faire? En quoi cette mesure de papier répond-elle au problème pratique que nous avons sous les yeux? Qu’est-ce que les gens ont retenu des attentats? Les attaques des terrasses de cafés et du Bataclan, bien sûr, auxquelles il faut ajouter désormais les attentats de Bruxelles.

Mais ils en ont principalement retenu deux choses: premièrement, l’assaut spectaculaire, le 19 novembre à Saint-Denis, contre le cerveau présumé des attentats, Abdelhamid Abaaoud, révélant tout à coup l’existence, à quelques kilomètres du centre de Paris, d’une zone de non-droit propice à tous les trafics; ensuite, les images de Molenbeek, cette commune bruxelloise par laquelle sont passés les terroristes. On découvre à l’intérieur de nos sociétés des secteurs entiers soustraits au contrôle des autorités. Ce n’est pas l’état d’urgence qui va résoudre ces problèmes.

Iriez-vous jusqu’à approuver l’internement préventif de personnes «radicalisées»?

Non. On a en France une longue expérience, si je puis dire, en ces matières. De toute façon, on n’internera jamais les bons. Il faut inventer un modèle où la connaissance des situations et des données sociales est l’essentiel. Si, au lieu de truquer systématiquement les chiffres de la délinquance et de la criminalité, on disposait d’un espace public où toutes ces questions pourraient être discutées, ce serait déjà un premier pas vers l’apaisement.

Les gens vivent dans le sentiment, et c’est paradoxal dans nos sociétés hyperconnectées, qu’on leur cache la vérité. M. Trump, le candidat en tête des primaires républicaines, est en train de faire un tabac aux Etats-Unis avec, comme premier argument, celui de dire les choses telles qu’elles sont. Cette quête de la vérité est un défi pour les organes d’information. Or, en France, l’information, qui peut être de la communication d’Etat, n’est pas de l’information, c’est de la direction de conscience.

Le problème avec la vérité est sa tendance, à partir d’un constat, à préjuger parfois de solutions réactionnaires, ou qualifiées comme telles.

Si ce que vous disiez était vrai, cela voudrait dire que le réel est réactionnaire et que nous devons nous cacher la réalité pour ne pas devenir réactionnaires! C’est quand même une position difficile à soutenir. Je pense au contraire que la démocratie, c’est le traitement des problèmes par la vérité. Dès lors que les gens ont l’impression que les problèmes qui les tracassent sont sur la table, le pas décisif est fait.

S’il y a aujourd’hui un malheur français, c’est au regard d’un bonheur passé. Quel a été l’âge d’or de la France?

La France a un parcours particulièrement chaotique. Son problème est d’être partie de très haut, avec ce siècle de Louis XIV où elle est la première puissance mondiale et où elle exerce un magistère culturel incontesté. Après, elle n’a pu que perdre en poids politique et en influence, et réagir périodiquement contre cette perte. C’est le rythme accidenté de son histoire: diminution et réaffirmation. Les Français n’ont cessé de courir après une grandeur perdue. Le dernier épisode qui leur a bien réussi étant l’épisode gaullien. Beaucoup vivent dans la nostalgie de ce moment, sauf que sa formule est dépassée. Ils ont à refaire un nouvel effort pour se réinventer dans la continuité de ce que fut leur passé.

Quelle serait la permanence française, son essence, si l’on peut dire, à travers les siècles?

La raison, sans doute. Par son histoire, la France a un rapport très particulier à la raison publique et à l’échange rationnel. Cela prend parfois des formes pathologiques, parce que cela donne éventuellement une vision des principes qui ne tient compte d’aucune réalité, nous en avons beaucoup d’exemples en ce moment. Mais cela produit aussi, quand cette faculté critique est à son meilleur, une capacité d’affronter la réalité qui a été toujours la clé des grandes réussites françaises. 

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