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Venezuela, les fractures de la révolution

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Jeudi, 31 Mars, 2016 - 05:45

Étienne Dubuis

Reportage. Dans le quartier pauvre de Julián Blanco, à Caracas, le régime de feu le Commandant éternel Hugo Chávez compte de plus en plus de détracteurs. Rencontres.

Une pente de plus en plus raide. Des lacets toujours plus serrés. Le minibus s’arrache nerveusement du quartier de Petare, dans l’est de Caracas, pour gagner celui de Julián Blanco, sur les hauteurs qui enserrent la capitale du Venezuela. Les gratte-ciel du centre-ville sont encore bien visibles en contrebas mais appartiennent déjà à un autre monde. Ici ne se dressent plus que de modestes bâtisses aux murs de briques et aux toits de tôle, l’architecture habituelle de ce que les gens du coin appellent des «barrios» et les urbanistes des «zones de développement non contrôlé».

Carmen Ofelia Machado est familière du quartier. Professeure à l’Université centrale du Venezuela, cette passionnée d’urbanisme, d’hydraulique et de sociologie y est souvent montée dans le cadre de ses recherches. Elle y possède aujourd’hui suffisamment d’amis pour y être accueillie à chaque visite et pouvoir y passer du temps sans trop craindre pour sa vie malgré la forte criminalité ambiante. Ce genre d’endroit la fascine, aussi bien comme objet d’étude que comme champ d’activité. S’ils sont les témoins de la débrouillardise humaine, ils recèlent aussi quantité de besoins insatisfaits. Besoin de sécurité, bien sûr, mais aussi d’infrastructures de toutes sortes.

Cette passion a poussé Carmen Ofelia Machado à collaborer, il y a quelques années, à une initiative prometteuse de feu le président Hugo Chávez, le Programme d’habilitation physique des quartiers. «L’élection de ce militaire à la tête du Venezuela ne me disait rien qui vaille, se souvient la chercheuse, mais son projet de meilleure intégration des barrios à la ville était prometteur. J’ai alors décidé de m’engager dans l’aventure.»

La jeune femme est attendue à la sortie du minibus par l’une de ses amies, Alba Lobelo, ouvrière à la retraite arrivée il y a quarante ans à Caracas de sa Colombie natale. C’était le temps où le Venezuela se portait assez bien pour connaître une forte immigration en provenance des pays voisins. Avant que des années de contrôle étouffant du secteur privé n’inversent la tendance et ne poussent à l’exil 1,6 million de Vénézuéliens, près de 5% de la population.

L’argent du pétrole a longtemps camouflé la mauvaise gestion de l’économie par le régime chaviste: l’effondrement de la production nationale a été compensé durant des années par la hausse des importations. Mais la chute vertigineuse du prix des hydrocarbures, à partir de mi-2014, a vidé les caisses de l’Etat et, par conséquent, les rayons des magasins.

La situation est catastrophique: les biens les plus courants, tels que le lait ou la farine de maïs, en sont venus à manquer sur les rayons. Le gouvernement, qui craint une explosion sociale, s’efforce d’en offrir encore à prix modique. Mais, faute de stocks, il opère ces distributions au compte-goutte. Les Vénézuéliens n’y ont droit, à tour de rôle, qu’un jour par semaine et sont condamnés à suivre d’interminables files d’attente pour en profiter.

Ses «jours de distribution», Alba Lobelo les consacre presque entièrement à s’approvisionner. Elle se lève avant l’aube, pour prendre à 5 h 30 un minibus qui l’amène devant un supermarché. Là, elle s’installe dans une file d’attente déjà longue où elle doit patienter quatre ou cinq heures en moyenne pour accéder à des produits à prix régulé. «Et encore, je suis avantagée en tant que retraitée, précise-t-elle. Les personnes plus jeunes doivent suivre une autre file, où ils en ont pour beaucoup plus de temps, au point que, arrivés au but, ils ne trouvent parfois plus rien à acheter.»

«On se dirait en guerre, se plaint Alba Lobelo. Les pénuries ont atteint un tel niveau qu’elles causent de grosses frustrations. Dans les files d’attente, les bousculades sont fréquentes. Les gens les plus mal placés savent qu’ils risquent d’y passer une bonne partie de la journée pour rien.» Mais rien ne scandalise davantage la retraitée que les bachaqueros, ces petits spéculateurs qui achètent à prix régulé des biens de première nécessité pour les revendre ensuite au prix fort. «Obtenir un kilo de riz pour 20 bolivars et le remettre sur le marché 25 bolivars me paraît normal, s’indigne-t-elle. Mais, dans l’épicerie que vous voyez là, au coin de la rue, il se négocie 350 bolivars!»

Alba Lobelo voue une grande admiration à Hugo Chávez. Un homme qui, à ses yeux, avait le souci des pauvres et l’a prouvé en lançant toutes sortes d’initiatives en leur faveur, tel le programme Ma maison bien équipée, qui a permis à nombre d’entre eux de se fournir en appareils électroménagers. Mais elle n’a pas la même estime pour son successeur, Nicolás Maduro, et avoue que, dans les files d’attente, il ne fait plus bon se dire favorable au gouvernement. Le charme est rompu.

Les «vrais coupables»

Les pénuries, Manuel Santana y est confronté tous les jours comme mécanicien automobile. Ce matin, il est penché sur une voiture immobilisée depuis deux mois faute de pièces de rechange. «Nous n’avons pas d’autre choix que de nous adapter, reconnaît-il. Cela suppose de récupérer tout ce que nous pouvons et de fabriquer nous-mêmes ce qui nous manque.»

L’homme ne connaît pas d’états d’âme, cependant. Porte-parole du Conseil communal de Julián Blanco, secteur Pamplona, il retire ses mains du moteur en réparation pour dénoncer ceux qu’il appelle les «vrais coupables». «Le gouvernement est victime d’une guerre économique, accuse-t-il. Le secteur privé s’est mis en tête de l’abattre en créant des pénuries et en affamant les gens. En favorisant l’émergence des bachaqueros dans les quartiers pauvres, il tente même de monter le peuple contre le peuple. Mais le peuple conscient ne se laissera pas faire.»

Manuel Santana critique dans la foulée l’impérialisme yankee. «L’administration Obama a qualifié le Venezuela de menace pour la sécurité des Etats-Unis, alors que nous sommes un petit pays pauvre, proteste-t-il. C’est inquiétant. Nous ne voulons pas finir comme la Libye, la Syrie ou l’Afghanistan, tous ces pays qui ont sombré dans des guerres sans fin après avoir subi des interventions américaines.»

Le pouvoir chaviste porte-t-il une responsabilité dans la crise actuelle? «Oh, oui, répond sans hésiter le mécanicien. Il n’a pas eu la main assez dure contre la bourgeoisie. Le secteur privé n’aurait jamais dû conserver les moyens de gagner la guerre médiatique, ce qui lui a permis de remporter les dernières élections législatives et de reprendre, en janvier, le contrôle de l’Assemblée nationale.»

L’heure de redescendre en plaine est venue pour Carmen Ofelia Machado. A l’arrêt de bus, une grande fresque glorifie trois figures de la révolution latino-américaine: Simón Bolívar, le héros de l’indépendance, Che Guevara, le rebelle éternel, et Hugo Chávez, l’âme du régime vénézuélien. Interrogée sur sa contribution passée au Programme d’habilitation physique des quartiers, la chercheuse hausse les épaules. «Nous avons déduit de nos travaux que les quartiers pauvres se développeraient d’autant mieux qu’ils disposeraient de leur propre budget, se souvient-elle. Quand Hugo Chávez l’a appris, il a annulé son initiative d’un trait de plume. Il n’était pas question pour lui de partager le pouvoir!» 

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