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Sika, un échec du système de protection des entreprises suisses

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Jeudi, 21 Avril, 2016 - 05:53

Analyse. La bataille engagée entre actionnaires de la multinationale zougoise met le doigt sur la fragilité des sociétés helvétiques face aux acquisitions hostiles.

Hors de contrôle. L’affaire Sika est en passe d’échapper à ses propres protagonistes. En intervenant massivement lors de l’assemblée générale de la société zougoise la semaine passée, des parlementaires comme le PDC vaudois Claude Béglé, la PLR zurichoise Doris Fiala ou son compatriote UDC Hans-Ueli Vogt ont mis en lumière l’une des grandes faiblesses du système de défense des grandes entreprises suisses face aux tentatives de rachat: transformer en terrain de jeu politique ce qui n’était qu’une bagarre interne entre groupes d’actionnaires, exposant l’entier du monde industriel helvétique.

Sika est une incarnation de l’entreprise suisse. Elle fait partie de ces petits géants globaux qui ont su se faire une belle place au soleil grâce à des produits innovants dans les spécialités chimiques appliquées au bâtiment, et a acquis une position quasiment inexpugnable sur ses marchés. Elle emploie 17 000 personnes et dégage un chiffre d’affaires de 5,5 milliards de francs.

Son histoire est plus que centenaire. Elle a démarré en 1910, en assurant l’étanchéité du tunnel du Gothard. Elle a vite trouvé son chemin par une expansion à l’étranger. Une affaire fondée par un entrepreneur visionnaire, Kaspar Winkler, et qui s’est consolidée au travers des crises et des guerres au cours de trois générations.

Mais, en 2004, Romuald Burkard, le dernier membre de la famille demeuré à la tête de l’entreprise, meurt. Aucun de ses héritiers, regroupés dans la holding Schenker-Winkler depuis le milieu des années 1980, n’est intéressé à reprendre les commandes. Et ce qui devait arriver arriva: ils veulent vendre, ce qui est leur droit le plus strict. Et ils trouvent un acheteur, le groupe français Saint-Gobain, prêt à payer la somme conséquente de 2,75 milliards de francs.

A première vue, ce dernier ne fait pas une bonne affaire: il paie 80% plus cher que le prix en Bourse pour seulement 16,1% du capital. Mais ce paquet d’actions lui assure 52,9% des voix à l’assemblée générale des actionnaires, et lui permet donc d’assumer le vrai pouvoir au sein de la société. Depuis lors, Pierre-André de Chalendar, le patron de Saint-Gobain, ne cesse de promettre aux autres actionnaires, à la direction et aux employés que «Sika sera dirigée depuis son siège en Suisse et restera une entreprise suisse», et que «la cotation des actions Sika sera maintenue en Suisse à la SIX Swiss Stock Exchange», la Bourse de Zurich.

De belles paroles auxquelles ne croient ni la direction ni les autres actionnaires. Ils soupçonnent Saint-Gobain de chercher à avaler purement et simplement Sika, et d’anéantir ce fleuron de l’industrie helvétique. Ils reprochent à l’acquéreur son incapacité à générer des profits sur le long terme et sa culture centralisatrice, tout à l’opposé des pratiques indigènes. Ils redoutent, à l’instar de Claude Béglé, «un risque de clash entre ces cultures». Depuis lors, c’est la guerre de tranchées entre les deux camps. Et tous les moyens sont bons pour gagner: limitation des droits de vote, refus de décharge à des administrateurs, recours aux avis des plus hautes sommités du droit et à des communicants de premier plan, saisie de tribunaux, interventions de parlementaires.

Droit absolu

Le nœud du problème, c’est ce fameux écart entre les maigres 16,1% de capital et les 52,9% de voix qu’ils leur confèrent. Pour Roger Köppel, éditeur, rédacteur en chef de la Weltwoche et conseiller national UDC zurichois, «l’affaire ne fait aucun doute: la famille propriétaire est dans son droit. […] Le propriétaire décide. Qui paie commande», écrit-il dans son éditorial du 17 avril dernier. Son collègue de parti Hans-Ueli Vogt, qui est aussi professeur de droit à l’Université de Zurich, ne dit pas autre chose.

Peut-on vraiment vouloir faire la pluie et le beau temps dans une société sans en assumer le coût financier? Un principe que conteste Dominique Freymond, expert en gouvernance d’entreprise. «L’on atteint, dans le cas de Sika, les limites de la bonne pratique. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.»

Ce système d’action duale avait été mis en place pour protéger les prérogatives du fondateur de l’entreprise et de sa famille. Il implique que «les parties doivent soigneusement se tenir informées les unes les autres de leurs intentions. Or, dans l’exemple de Sika, la famille a conclu sa transaction dans l’opacité la plus totale», déplore Dominique Freymond.

Fin d’un système

La clé du coffre a donc un point faible: lorsque son détenteur l’active pour livrer le contenu du trésor à des mains contestables. Son utilisateur doit par conséquent faire preuve d’un sens de la responsabilité élevé. Si le destin de son entreprise ne lui tient pas à cœur, il prend le risque de livrer cette dernière à des acquéreurs peu scrupuleux de son savoir-faire et de sa pérennité. Avec les conséquences classiques de ce cas de figure: une affaire qui périclite voire qui est restructurée, avec son cortège de fermetures, délocalisations, chômage, perte de savoir-faire et de substance industrielle.

Le législateur pourrait donc bien le réglementer. Ce risque est d’autant plus élevé que le système de l’action duale est mal vu par les partisans de la démocratie actionnariale. Il n’a échappé que de peu à une interdiction au début du millénaire. Il pourrait disparaître aujourd’hui au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent: les détenteurs des actions au porteur doivent déjà faire connaître leur identité aux entreprises, afin de décourager des arrivées de fonds douteux. Les très nombreuses entreprises qui emploient encore les actions au porteur à côté des nominatives pourraient donc bien unifier leur structure de capital afin d’en simplifier la structure.

Une telle conséquence ne serait pas le moindre des paradoxes: en cherchant à défendre une société emblématique face la mainmise étrangère, les parlementaires auront retiré une clé utile, quoique contestable, à l’ensemble de l’économie.

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