Marie Sandoz
Enquête. Les activités de la start-up californienne se déploient à toute vitesse à la faveur de lacunes législatives. Une nouvelle loi sur les taxis est toutefois en examen à Genève, une première en Suisse.
«Le politique et le droit accusent un retard systématique sur les réalités économiques. Le fonctionnement d’Uber vis-à-vis des lois helvétiques constitue un exemple manifeste de ce constat», résume Pierre Maudet, le conseiller d’Etat genevois en charge du Département de la sécurité et de l’économie (DSE). Entre 2013 et 2015, Uber et son application pour smartphone, qui met en relation passagers et chauffeurs indépendants, ont successivement investi les villes de Zurich, Genève, Bâle et Lausanne. Or aucune législation ne la considère à ce jour explicitement en règle, ce qui permet à la compagnie de naviguer en pleine zone grise.
Genève s’est toutefois saisie du problème. «A la fin de l’été 2014, Uber est arrivé tel un flibustier sur le marché des taxis genevois, dit Patrick Baud-Lavigne, responsable du dossier au sein du DSE. Nous lui avons cependant clairement spécifié qu’il devait se soumettre à nos règles. Mais la compagnie a simplement jugé qu’elles ne la concernaient pas.» Une nouvelle loi cantonale sur les taxis venait pourtant d’être votée au printemps 2014. Elle s’est rapidement trouvée en décalage avec la réalité du terrain lorsque des véhicules Uber ont commencé à circuler dans la Cité de Calvin au mois de septembre suivant.
A l’initiative du ministre PLR, un chantier législatif est lancé quelques mois plus tard. Il aboutit à un projet de loi qui est actuellement examiné par la Commission des transports du Parlement genevois. «Le projet prévoit une simplification de la législation cantonale sur les taxis et l’établissement de principes clairs. Le texte permet aux taxis Uber de rouler en conformité avec la loi, mais il n’existera d’autre part plus de lacune exploitable par la compagnie», précise Pierre Maudet.
Volet répressif de la loi
Le projet de loi établit deux catégories de véhicules. La première comprend les taxis de service public. Ils seront protégés par un numerus clausus et bénéficieront de l’accès privilégié aux voies de tram et de bus, à l’aéroport et à la gare, ainsi que le droit de se faire héler. En contrepartie, les chauffeurs devront s’acquitter de taxes annuelles, seront soumis à des contrôles stricts, posséder un casier judiciaire vierge et suivre une formation spécialisée.
La seconde catégorie regroupera les VTC (voiture de tourisme avec chauffeur). Uber pourra exercer sous ce label à condition que ses conducteurs soient en possession d’un permis professionnel. Cette exigence exclut de fait l’application UberPop, faisant appel à des chauffeurs particuliers souhaitant arrondir leurs fins de mois, mais tolère les applications UberX et UberBlack, proposant les services de chauffeurs professionnels et de limousines. «Le projet vise à promouvoir ce type de transport, que je juge complémentaire au service public, et libéralise donc le marché afin d’intégrer des plateformes technologiques comme Uber», détaille Pierre Maudet. La loi innove dans ce sens en créant la notion de «diffuseur de courses» qui englobe tous les intermédiaires qui mettent en relation les clients et les chauffeurs.
La start-up ne s’est toutefois jamais montrée très encline à se soumettre aux réglementations, que ce soit en Suisse ou ailleurs. Ainsi, un chauffeur Uber sans permis s’est déjà fait arrêter à Genève. Et les cas de conducteurs sans papiers professionnels ou provenant d’un autre canton sont fréquents. Quelles sont donc les garanties qu’offre la nouvelle loi genevoise contre la désinvolture d’Uber et de certains de ses chauffeurs? «La loi contient un volet répressif afin que nous ayons les moyens de la faire respecter, répond Pierre Maudet. Les sanctions actuelles seront sensiblement renforcées et deviendront plus dissuasives. Nous aurons par exemple la possibilité d’interdire à un véhicule de rouler durant une période donnée.»
La question des impôts et de la TVA, dont la société basée aux Etats-Unis ne s’acquitte pas pour l’heure en Suisse, constitue un autre sujet sensible puisqu’elle engendre une forme de concurrence déloyale. «Remplir les nombreux critères demandés à la profession auxquels Uber se soustrait coûte cher, dit Cédric Delorme, membre de Taxisuisse et directeur de l’entreprise Taxis Royal, à Lausanne. Mais ce qui m’indigne le plus, c’est que la firme ne paie pas de TVA alors que son chiffre d’affaires atteint le seuil annuel pour y être soumis! C’est inadmissible.» Le conseiller d’Etat genevois assure s’être attaqué de front à la problématique. Le texte de loi vise à ancrer territorialement les activités d’Uber afin de pouvoir les taxer. Mais la solution trouvée à cet égard demeure toutefois dans le secret de la Commission des transports du Parlement genevois.
La nouvelle législation sera votée à l’automne prochain et devrait entrer en vigueur en 2017. Elle constituera en soi le premier texte de loi helvétique qui prend en compte le fonctionnement de la plateforme pour smartphone. Servira-t-elle de modèle aux autres villes dans lesquelles opère Uber? C’est possible, et certainement souhaitable. Mais Genève bénéficie d’un avantage non négligeable: elle légifère sur les taxis au niveau cantonal, ce qui simplifie considérablement la donne.
«En Suisse, les taxis sont soumis à des réglementations communales, à l’exception de Genève et de Zoug», souligne Patrick Favre, président de la faîtière Taxisuisse. Le fédéralisme helvétique conduit à une multiplicité de lois dont les clauses varient sensiblement selon le lieu. «L’ensemble des réglementations sur les taxis en Suisse est un véritable casse-tête, poursuit le président de Taxisuisse. Et en regard des pratiques d’Uber, la plupart sont lacunaires.»
Pluie de contraventions sur les chauffeurs lausannois
A Lausanne, la compagnie est concernée par plusieurs réglementations communales. Les autorités ont réagi à son arrivée en mai 2015 en créant l’Association de communes de la région lausannoise pour la réglementation du service des taxis. Et la ville a par ailleurs mandaté une enquête juridique, qui a déterminé que la start-up pouvait être considérée comme un service de taxis. Le représentant d’Uber en Suisse romande, Steve Salom, avait alors été convoqué par le Service de la police du commerce. «Nous lui avons expliqué qu’il devait respecter nos règles, raconte le municipal lausannois Marc Vuilleumier. Mais il a jugé qu’elles étaient obsolètes et simplement décidé d’en faire fi! En tant que citoyen, je suis choqué par ces gens qui se considèrent au-dessus des lois.»
Depuis, les amendes pleuvent sur les conducteurs Uber de la capitale vaudoise… sans effets. «Les contraventions sont systématiquement réglées à temps, relève Marc Vuilleumier. Nous soupçonnons la société de les payer pour ses chauffeurs.» Les communes de la région lausannoise ont par conséquent appelé les autorités cantonales à légiférer. Celles-ci ont récemment répondu par la positive, mais la procédure s’annonce longue. «Nous avons eu des échanges avec Genève, informe le municipal du Parti ouvrier populaire (POP). Mais désormais, il revient au canton d’agir.» En attendant, les voitures Uber continuent de circuler sur les bords du Léman.
Au regard de la difficulté des communes de la région lausannoise à faire appliquer leur loi, le caractère contraignant et sévère du texte genevois pourrait les inspirer. Quant à la libéralisation du marché que prévoit Genève, le sujet est éminemment politique. En définitive se pose la question du modèle de société qu’implique le phénomène Uber. Pour le conseiller d’Etat PLR Pierre Maudet, s’il existe un cadre légal clair mais libéral, l’économie disruptive représente des occasions entrepreneuriales. A contrario, le municipal lausannois du Parti ouvrier populaire Marc Vuilleumier juge ce modèle économique catastrophique, car «favorable à la multiplication des «petits boulots» précaires au détriment de la sécurité sociale». Pas certain donc que Lausanne opte pour les mêmes solutions libérales que Genève.
Par contre, la loi genevoise pourrait inspirer les politiques outre-Sarine où la société américaine n’est pour l’instant pas inquiétée. «A Bâle et à Zurich, il n’y a ni règlement adéquat ni sanction, et cela même si Uber enfreint des lois nationales et locales», déplore Roman Künzler, responsable du secteur tertiaire de la région bâloise au syndicat Unia. Un laisser-faire applaudi par Uber et son responsable de la communication en Europe, Thomas Meister. Au-delà des considérations idéologiques et politiques, le concept de «diffuseur de courses» de la loi genevoise semble particulièrement intéressant pour catégoriser Uber au sein d’un système juridique. Cette approche met fin à l’agile jonglage effectué par la société avec la multiplicité des législations helvétiques et plaide donc pour son exportation aux autres régions.