Michel Giradin
Professeur de macrofinance, Université de Genève
Analyse. Face à des taux d’intérêt nuls, voire négatifs, les institutions de prévoyance doivent prendre davantage de risques pour atteindre le rendement minimal à verser aux assurés. Elles devront aussi revoir à la baisse leurs attentes d’une croissance économique dopée par l’action des banques centrales.
Le métier de banquier central se doit d’être ennuyeux. Cette vision de Mervyn King, gouverneur de la Banque d’Angleterre jusqu’en 2013, je la partage entièrement. La Banque centrale devrait idéalement fixer un taux de croissance de la masse monétaire qui soit en ligne avec la croissance économique du pays, et jouer le rôle d’arbitre pour les intervenants sur les marchés financiers, sans vouloir influencer les parties qui s’y jouent. Rien de bien excitant, en somme. Jusqu’en 2008.
La «grande récession» de 2008 va bouleverser les paradigmes de la politique monétaire conventionnelle. A coups de mesures non conventionnelles plus créatives les unes que les autres, le métier de banquier central est devenu aujourd’hui nettement plus excitant. Peter Praet, l’économiste en chef de la Banque centrale européenne (BCE), confiait récemment à un parterre d’économistes réunis à un dîner à Genève que, lorsque son patron, Mario Draghi, montait sur scène pour y livrer son appréciation de la situation économique dans la zone euro, il avait l’impression d’être accueilli comme Mick Jagger. Vu sous cet angle, la révolution copernicienne semble bien peu de chose eu égard au séisme qui secoue les banques centrales depuis 2008…
Nous attendons aujourd’hui beaucoup des banquiers centraux. Beaucoup trop. Les critiques qui pleuvent sur les banques centrales ne sont, d’après moi, que le fruit de déceptions par rapport à ces attentes démesurées.
Un peu partout dans le monde, les banques centrales ont fait exploser leur bilan, tout d’abord en diminuant les taux d’intérêt directeurs à leur strict minimum, puis en injectant des liquidités par le truchement des achats d’obligations. Résultat des courses: les rendements hors risque ont presque disparu, et ce tant pour les liquidités à court terme que pour bon nombre d’obligations gouvernementales. En témoigne le graphique, qui met en relation l’évolution de quelques taux obligataires à cinq ans: en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suisse, ces rendements sont devenus négatifs peu après que la BNS eut décidé d’instaurer la politique des taux négatifs pour les avoirs en compte de virement, en décembre 2014.
Il n’est pas dans les habitudes des banques centrales d’ouvrir à fond le robinet des liquidités. Si elles le font depuis la crise de 2008, c’est pour essayer de stimuler la croissance, voire d’enrayer la déflation qui menace, avec une politique plus généreuse du crédit bancaire en guise de courroie de transmission.
La Suisse, contre-exemple
La Banque nationale suisse (BNS) fait figure à part, même si elle partage avec toutes les autres banques centrales l’objectif prioritaire d’une croissance économique plus soutenue, et d’un taux d’inflation plus proche de son objectif de 2% que des niveaux déflationnistes où il se situe actuellement.
En Suisse, le problème ne réside pas dans une politique souffreteuse des banques commerciales en matière de crédit: la BNS est même d’avis que l’endettement des ménages est excessif, en particulier pour ce qui touche à l’immobilier. C’est d’ailleurs la raison qui l’a poussée à instituer le «volant de capital anticyclique», cette mesure qui oblige les banques à mobiliser davantage de fonds propres pour soutenir leurs activités de crédit. C’est la cherté du franc qui pose problème à la Suisse, et la politique de la BNS cherche, autant que faire se peut, à affaiblir notre monnaie.
A l’heure du bilan, force est de constater que les banques centrales n’ont que très partiellement atteint leur objectif de croissance. Le crédit ne redémarre pas dans la zone euro et, en Suisse, le franc demeure la monnaie la plus chère du monde. Ceci explique d’ailleurs en partie cela: l’absence de croissance soutenue dans la zone euro fait craindre aux investisseurs le retour sous les projecteurs de l’endettement excessif des pays périphériques de la zone euro, Grèce en tête. Et le franc de jouer les valeurs refuges…
Mais, encore une fois, il ne faut pas trop attendre des instituts d’émission. Comme disent les Anglo-Saxons: ils peuvent amener le cheval à la rivière, mais quant à le forcer à boire… Comprenez: les grands argentiers peuvent ouvrir le robinet des liquidités. Mais, si les banques commerciales n’ont pas soif, le crédit ne redémarrera pas et la croissance restera atone.
Pas de repas gratuit
La croissance économique dans la zone euro et en Suisse n’est pas près d’atteindre des seuils de surchauffe propres à générer des poussées inflationnistes marquées. Les taux d’intérêt faibles et le franc fort risquent donc tous deux de perdurer en Suisse.
La BNS a instauré des taux d’intérêt négatifs dans un seul but: pousser les particuliers et, surtout, les caisses de pension – dont les avoirs gérés cumulés dépassent les 800 milliards de francs, soit plus de 130% du PIB de la Suisse – à sortir du franc. D’ailleurs, notre Banque centrale tient les caisses de pension en partie responsables de la cherté de ce dernier: avec une part d’environ deux tiers du total précité, elles en détiennent trop.
Que ce soit pour le cash ou les obligations, les caisses de pension suisses n’ont pas le choix pour leurs placements: il faut aller à l’étranger et y prendre des risques. En effet, aujourd’hui, même les obligations italiennes n’offrent pas de rendement suffisant eu égard au taux minimum de 1,25% requis par la Loi sur la prévoyance professionnelle (LPP). Des solutions de rechange aux rendements négatifs? Plus de la moitié des caisses les cherchent dans l’immobilier, malgré ses coquettes évaluations. D’autres partent à la quête du rendement dans les marchés actions ou le risque crédit. Les placements alternatifs, les stratégies de performance absolue reviennent, eux aussi, à la mode.
Acheter de l’euro, encore plus d’immobilier, des obligations espagnoles ou grecques, des obligations à haut rendement, des actions ou des hedge funds pour atteindre, voire idéalement dépasser, le taux minimum LPP? Oui… mais le risque n’est pas le même que les obligations de la Confédération ou les liquidités en franc. Cette absence de repas gratuit sera d’autant plus visible qu’une majorité des caisses de prévoyance en Suisse est en régime de primauté de cotisations.