Laurent Favre
Dossier. La course à pied hors stade est devenue un véritable phénomène tant social qu’économique. Pratiquée jusqu’à la fin des années 60 par quelques excentriques essentiellement américains, elle est aujourd’hui le sport populaire par excellence. Récit à quelques jours des 20 km de Lausanne.
Pour leur trente-cinquième édition, les 20 km de Lausanne vont battre un record de participation. Plus de 28 000 inscrits sont attendus ces 23 et 24 avril dans la capitale olympique. Lausanne bouge et c’est peut-être l’effet Free to Run. Ce très beau documentaire signé du Genevois Pierre Morath, sorti le 26 février en Suisse romande et en salle en France depuis le 13 avril, est venu rappeler à tous une histoire tellement oubliée qu’elle en est devenue littéralement incroyable: la course à pied, pratique si populaire, si simple, si naturelle, fut longtemps proscrite hors des stades d’athlétisme et sa libération fut l’enjeu de difficiles conquêtes sociales.
Jusqu’à la fin des années 60, personne ne courait, hormis les fous et les voleurs. Il existait bien quelques courses hors stade, certaines même prestigieuses, comme le Marathon de Boston, ou historiques, comme Morat-Fribourg, créée en 1933, mais elles ne rassemblaient que quelques centaines de concurrents. Tous étaient des hommes, tous âgés de 20 à 40 ans, tous licenciés dans des clubs athlétiques, tous compétiteurs et tous venus pour réaliser une performance. Aujourd’hui, tout le monde court, personne n’est membre d’un club et c’est celui qui n’a pas de baskets aux pieds qui est montré du doigt. Un renversement culturel comparable à celui de notre comportement face au tabac.
En 2011, à la sortie du film Contagion, de Steven Soderbergh, un spécialiste des pandémies invité à en évaluer la crédibilité scientifique avait fait cette remarque: «Un détail très malin et très réel est d’avoir fait débuter l’histoire au deuxième jour. Parce qu’on ne sait jamais exactement à partir d’où et de quand un virus commence à se propager.» Il en est de même à propos de l’épidémie de la course à pied, que nous appellerons également running, eu égard au rôle primordial des Etats-Unis dans cette affaire.
Impossible de dater précisément l’acte de naissance de cette vague qui a submergé la planète. L’homme a toujours couru, mais où et quand a-t-il pour la première fois couru en toute conscience pour son unique plaisir? Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y a eu un commencement. Et que ce «big bang» a créé un univers en constante expansion.
Le James Dean du bitume
Au deuxième jour, le virus est localisé à Eugene, Oregon, au début des années 60. C’est là que vit Bill Bowerman. Ancien héros de guerre, entraîneur d’athlétisme à l’Université d’Oregon, journaliste à ses heures, Bowerman réfléchit. Il n’arrive pas à sortir de sa tête les impressions marquantes ressenties un an plus tôt lors d’un voyage en Nouvelle-Zélande. Venu étudier les méthodes d’entraînement de son confrère Arthur Lyllard, il a été initié au jogging, une pratique nouvelle dont Lyllard vante les bienfaits pour la santé. Est-ce là le point de départ, le point zéro?
Ce n’est même pas certain. Mais c’est le deuxième jour qui importe. Parce qu’à Eugene, Oregon, le virus est implanté dans un bouillon de culture. La ville est la capitale américaine de l’athlétisme, la seule à vibrer d’amour pour le track and field. Pour une poignée de mains et de dollars (500 chacun), Bill Bowerman s’est associé à un jeune businessman passionné de course à pied. Il s’appelle Phil Knight. Les deux hommes importent des chaussures de sport du Japon, puis décident de créer leurs propres modèles, sous la marque Blue Ribbon, qu’ils renommeront assez rapidement Nike. Le monstre en devenir sommeille jusqu’à ce que Bowerman invente une semelle absorbant les chocs et renvoyant l’énergie, la célèbre Waffle («gaufre»). Le premier athlète de haut niveau à en bénéficier est un jeune coureur impétueux, Steve Prefontaine. Lui aussi est originaire de l’Oregon, lui aussi court à Eugene, lui aussi s’entraîne avec Bill Bowerman.
En 1975, Steve Prefontaine se tuera dans un accident de la route à seulement 24 ans. Sa mort confère une aura à la James Dean à ce beatnik du demi-fond, qui lutte moins contre ses adversaires à pointes que contre les officiels pointilleux. «Pre» rêve de créer un circuit athlétique semblable à celui du tennis, de rompre avec l’hypocrisie de l’amateurisme, qui engraisse les fédérations et affame les champions. Cheveux longs, moustache bravache, il ne court qu’en tête, à son allure, et se fait peu à peu le porte-parole de son époque. L’heure est à la contestation. Prefontaine est son prophète et il chausse des Nike.
Les enfants du baby-boom étouffent dans le carcan du vieux monde. Les filles surtout. Pour elles aussi, du moins les pionnières, courir devient un moyen de s’émanciper, de revendiquer, de prouver. On les trouve à l’autre bout des Etats-Unis. Côte est comme côte ouest, et comme partout ailleurs dans le monde, la course de fond et même de demi-fond est interdite aux femmes. On craint pour leur santé et même pour leur féminité. Courir serait une activité dangereuse, insane, limite diabolique, qui ferait pousser les poils et descendre les organes. Plus prosaïquement, on pense qu’elles en sont simplement incapables. Aux Jeux olympiques, les femmes ne peuvent que sprinter, sur 200 mètres, jusqu’en 1960. Et jusqu’en 1984, elles n’auront droit qu’au 800 mètres.
L’esprit «Spiridon»
En 1966, une jeune Américaine se glisse en cachette dans le peloton du Marathon de Boston. Malgré son très bon chrono (3 h 21, meilleur que deux tiers des participants), l’histoire ne retiendra pas le nom de Bobbi Gibb mais celui de Kathrine Switzer, qui s’inscrit l’année suivante sous le nom de «K. V. Switzer» et hérite du dossard 261. Encadrée par son entraîneur et par son copain, elle est interpellée au bout de quelques kilomètres par l’organisateur de la course, qui la somme de s’arrêter. L’entraîneur tente de parlementer, le copain balance un coup d’épaule, l’organisateur vole dans les fourrés et Kathrine Switzer poursuit une route désormais sans retour. A l’arrivée, choquée d’avoir vécu la discrimination, elle comprend qu’elle doit désormais incarner la cause des femmes, à travers la course à pied.
Son cas traverse l’Atlantique et parvient aux yeux plus qu’aux oreilles de deux Romands. Le Jurassien Yves Jeannotat et le Valaisan Noël Tamini ont fondé en 1972 une petite revue spécialisée: Spiridon (du nom du vainqueur du premier marathon des Jeux olympiques rénovés en 1896, Spyrídon Loúis). Cette publication ne parle que de course à pied – c’est la première en français, la troisième dans le monde – et elle le fait d’une façon totalement nouvelle. Dans la culture classique, la course est synonyme d’effort, d’endurance, de discipline.
Les héros qui courent sont tous tragiques, de Philippidès, mort d’avoir trop couru, à Emil Zátopek, la locomotive tchèque, visage grimaçant, tourmenté, qui semble en surchauffe permanente. Spiridon prône une pratique comme source de plaisir, de découverte et de bien-être. La course à pied est présentée et racontée comme une expérience intime, profonde, quasi mystique. Elle est appropriée à tous: femmes, enfants, vieux, dilettantes. Elle peut se pratiquer sans licence, sans chronomètre, sans classement.
Secondés par une poignée de convertis portés par la foi du charbonnier, Tamini et Jeannotat font de chaque édito un manifeste, de toute prise de parole une prise de position. Alors forcément, Kathrine Switzer, ils l’invitent en Suisse et l’inscrivent à Morat-Fribourg, où les femmes resteront persona non grata jusqu’en 1977. Là encore, la Bostonienne n’est pas la première; Marijke Moser avait couru sous un faux nom en 1971. Mais la notoriété de l’Américaine rallume le débat et fait avancer la cause.
Pratique sauvage
De février 1972 à juin 1989, Spiridon n’aura sorti «que» 111 numéros, sans jamais franchir le cap des 10 000 abonnés ni le seuil de rentabilité. C’est cependant un véritable réseau social avant l’heure – mais avec les délais postaux – qui a essaimé partout en Europe. Ses lecteurs ont presque tous créé une course, de la même manière que les quelques acheteurs du premier album du Velvet Underground ont tous fondé un groupe. Dans les années 70, des courses, il s’en organise des centaines. On les accuse de «tuer l’athlétisme», ce qui est un comble mais pas forcément faux avec le recul. En Suisse, Sierre-Zinal, la course de l’Escalade, le Grand Prix de Berne, les 20 km de Lausanne s’imposent rapidement dans le calendrier. Morat-Fribourg, qui enregistrait 2000 inscrits en 1971, en compte 16 000 en 1986.
Très vite, le petit torrent de montagne devient un long fleuve tranquille, selon l’expression d’Yves Jeannotat. Avec la planche à voile et le skate, le jogging devient le sport à la mode et Nike débarque en Europe. La course à pied entre dans nos vies. «L’analyse sociale de la pratique sportive de ces trente dernières années montre clairement un basculement d’un sport institutionnalisé vers une pratique plus libre, «sauvage», observe le spécialiste du marketing sportif Michel Desbordes.
Cela correspond, notamment chez les femmes, à une quête du sport-santé et du plaisir hédoniste. Les études montrent également que cela répond aux impératifs de la vie moderne: l’enfant et l’adolescent pratiquent dans des clubs, l’étudiant dans le cadre de l’université. Aux alentours de 25 ans, lorsque l’on entre dans la vie active et/ou que l’on fonde un foyer, on arrête, parce qu’on n’a plus le temps. On se remet au sport à la trentaine, avec des contraintes d’emploi du temps. La natation et le vélo satisfont à ces impératifs mais la course à pied est le sport naturellement et immédiatement le plus accessible.»
Un fleuve qui charrie
Chaussant fièrement sa première paire (bleue avec la virgule jaune), l’auteur de ces lignes s’entend dire par sa tante, au début des années 80: «Knie fait des chaussures, maintenant?» Elle n’ignorera pas Nike longtemps. La métaphore de Jeannotat est reprise par Raymond Vouillamoz, qui tourne Ce fleuve qui nous charrie à Morat-Fribourg et fixe sur pellicule ce nouveau phénomène de société. C’est déjà l’odyssée intérieure plus que l’exploit sportif qu’incarne Jean-Luc Bideau. A Hollywood aussi, les acteurs, ces prescripteurs des nouveaux usages, courent. A Central Park, on peut croiser désormais Jackie Onassis (ex-Kennedy) ou Dustin Hoffman, qui vient de tourner Marathon Man.
C’était impensable aux débuts des années 70, lorsque le parc était un repaire de drogués et de petites frappes. L’homme qui a mis les joggeurs à la place des dealeurs s’appelle Fred Lebow. Il fait partie de cette poignée d’originaux qui, une fois par semaine, se retrouvent pour courir, d’abord dans le Bronx puis à Central Park, l’ancêtre du Marathon de New York. Coureur médiocre mais visionnaire génial, Lebow veut sortir le marathon de son ghetto, s’en servir pour unir la ville. En 1976, il lance l’idée d’une course traversant les cinq arrondissements de Big Apple (Manhattan, Queens, Bronx, Brooklyn, Staten Island). Pour promouvoir son projet, il engage Frank Shorter.
Cet Américain né en Allemagne est plus que le vainqueur du marathon olympique du Munich en 1972. Il est le Federer de la course à pied, souple, léger, aérien. Ce qui n’était que souffrance, effort, discipline, devient avec lui beauté, grâce, pureté. «S’ils ferment les rues de New York pour un marathon, il faut que je voie ça», dit-il pour justifier sa présence. Il vient aussi parce que Lebow le paie, ce qui est une autre nouveauté et un autre bouleversement. Shorter ne gagne pas, mais la course est un succès.
Dans le documentaire de Pierre Morath, on voit l’envoyé spécial de CBS résumer la situation: «Personne n’est mort, personne n’a été renversé par une voiture. Pour Bill Rogers, le vainqueur, et pour la ville de New York, c’est un succès.» Le running vient d’inventer le turbo. Le Marathon de New York devient une référence, un must (43 000 participants), une marque. Au fil des années, Fred Lebow (décédé en 1994 d’un cancer) invente ou perfectionne toute une gamme de services qui sont aujourd’hui la norme partout dans le monde: les courses intermédiaires, les prix pour chacun, l’accueil, la photo souvenir, le dossard personnalisé, etc.
Triomphe de l’économie
Toutes les villes veulent leur marathon, devenu un formidable outil de communication. Et tant pis si les chronos moyens sont de plus en plus faibles. «Le peloton grossit par l’arrière, constate l’ancien marathonien français Dominique Chauvelier, l’inventeur du concept de «meneur d’allure». Au Marathon de Paris 2015, le chrono moyen était de 4 h 11 et le chrono médian de 3 h 55, ce qui veut dire qu’il y avait encore 20 000 coureurs à plus de quatre heures.»
«Il y a trente ans, une centaine de Suisses couraient Morat-Fribourg en moins d’une heure; ils n’étaient que douze en 2013», observe de son côté Olivier Petitjean, rédacteur en chef de la revue spécialisée Running Romand. Morat-Fribourg, revenue à 12 000 participants après avoir chuté à 6000 inscrits, doit lutter pour rester attractive au regard des critères actuels. «La course a des spécificités qui rebutent certains coureurs: on court le dimanche matin, sur du bitume, sur un parcours linéaire, dans la campagne», énumère son directeur, Laurent Meuwly.
La pratique libre et libertaire des années Flower Power est devenue encadrée, assistée. On continue de s’évader, mais en regardant sa montre pour caler sa foulée ou brûler des calories. On dépense en moyenne 600 francs pour ce qui reste fondamentalement une paire de baskets, un short et un t-shirt. Le salaire moyen des participants au Marathon de New York est supérieur à 100 000 dollars par an. Même l’acte d’achat est devenu chose complexe. Les magasins Courir vendent des baskets qui ne sont pas faites pour courir. Dans les enseignes spécialisées, qui abondent désormais, le vendeur a tôt fait, en une question («pronateur ou supinateur?»), de vous faire comprendre que la course à pied est devenue une chose sérieuse. Fallait-il vraiment aller jusque-là?