Interview.Pour François Fillon, la France s’enfonce dans une crise de confiance de plus en plus profonde, le gouvernement actuel étant impuissant à trouver des solutions au chômage, aux problèmes migratoires et aux menaces terroristes qui pèsent sur l’Europe. Le candidat à la présidentielle de 2017 sera l’un des orateurs vedettes du Forum des 100.
Propos recueillis par Richard Werly et Alain Jeannet
Son programme est, de l’aveu général, l’un des plus solides parmi ceux des candidats à la primaire présidentielle à droite qui se tiendra en France les 20 et 27 novembre. Premier à rendre publics ses parrainages, auteur d’un best-seller (Faire aux Editions Albin Michel) vendu à plus de 80 000 exemplaires, François Fillon a fait de sa connaissance du terrain et de son lien avec la France réelle son argument massue.
Mais peut-il surmonter le handicap que constitue aujourd’hui, depuis son départ de Matignon, le fait d’avoir été pendant cinq ans (2007-2012) le premier ministre de «l’omniprésident» Nicolas Sarkozy? Devancé dans les sondages par Alain Juppé, talonné par le quadragénaire Bruno Le Maire, François Fillon reste persuadé de pouvoir créer la surprise, surtout si l’ancien chef de l’Etat devait renoncer à se porter candidat. L’exposé de sa stratégie, de son combat, et surtout sa lecture de la France de 2016 constitueront l’un des points forts du Forum des 100 le 19 mai à Lausanne, à l’invitation de L’Hebdo. Notre entretien exclusif en donne l’avant-goût.
Tous les indicateurs font état d’un état de crise profond en France. Certains vont même jusqu’à parler de situation prérévolutionnaire alors que l’actuel gouvernement, lui, affirme que la situation s’améliore. Craignez-vous l’explosion?
Ce gouvernement est dans le déni. Je ne crois pas à une explosion mais il est incontestable que le pays s’enfonce dans une crise de confiance de plus en plus profonde. La montée de l’extrême droite et l’émergence de mouvements à l’extrême gauche, comme Nuit debout, en apportent la preuve. C’est le fruit de l’impuissance gouvernementale à trouver des solutions au chômage, aux problèmes migratoires et aux menaces terroristes qui pèsent sur l’Europe. Au fond, les Français sont déboussolés, ils attendent qu’on leur propose un cap, avec des résultats derrière.
Le temps presse…
Nous sommes dans un compte à rebours. Il faut que l’élection présidentielle aboutisse à un changement réel. Et s’il n’advient pas, les crispations grandiront. On pourrait entrer dans un cycle de violence et de crises comme la France est capable d’en produire de temps en temps. Ou alors dans une spirale de décadence qui verrait le pays s’habituer à une situation médiocre, puis descendre les marches les unes après les autres.
Après les attentats du 13 novembre et avant l’Eurofoot, pensez-vous que tout a été fait face au fléau de l’islamisme radical?
Nous sommes confrontés à la montée d’une nouvelle forme de totalitarisme. Des groupes veulent imposer par la force leur «modèle de société», un modèle archaïque, contraire à nos libertés fondamentales. Cette menace est sérieuse et durable. Or, quoi qu’on en dise, nous n’avons toujours pas de stratégie de lutte efficace et coordonnée contre l’Etat islamique. Pour abattre cet Etat, il faudrait une alliance sérieuse avec la Russie et un dialogue plus approfondi avec l’Iran. Tant que l’on n’aura pas compris cela, l’Etat islamique continuera de tenir et ses réseaux de nous menacer.
Quid du front intérieur?
Beaucoup d’efforts ont été faits pour renforcer nos services de renseignement, et je fais confiance au ministre de l’Intérieur sur ce point, mais il n’y a pas eu réellement, après les attentats, de retour sur expérience. Il y a bien une commission d’enquête parlementaire, mais elle va mettre des mois à rendre ses conclusions. Ma conviction, c’est que le gouvernement n’est pas suffisamment volontaire dans cet exercice-là. Au-delà de l’état d’urgence, il faut réorganiser nos services de police, remuscler le renseignement de terrain, moderniser l’islam pour chasser les foyers intégristes…
Applaudissez-vous à la levée récente, par les députés français, des sanctions contre la Russie?
Non seulement j’applaudis, mais j’étais dans l’hémicycle. Ces sanctions contre la Russie, depuis le début, sont une aberration. On ne peut pas faire la guerre ensemble contre l’islamisme et se sanctionner en même temps! Penser qu’on va faire baisser la tête aux Russes avec de telles mesures, quels que soient leurs dirigeants, est un contresens. Cela veut dire qu’on ne connaît pas la Russie. Cette arme des sanctions, inefficace, se retourne de plus contre nous. Elle est, pour partie, à l’origine de la crise agricole que nous traversons.
Avez-vous une histoire personnelle avec la Russie? Que pensez-vous de Vladimir Poutine?
Non, contrairement à ce qu’on a pu raconter, mais comme de Gaulle, je prends la Russie telle qu’elle est: une grande puissance avec laquelle il faut discuter franchement, les yeux dans les yeux. Concernant Vladimir Poutine, il était premier ministre lorsque j’occupais aussi ces fonctions. Pendant quatre ans, j’ai eu l’occasion de le rencontrer à de nombreuses reprises et, ensemble, nous avons mené une politique couronnée de succès. Elle a conduit notamment à renforcer des relations économiques franco-russes alors assez médiocres par rapport à ce qu’elles auraient pu être. Poutine est un négociateur redoutable, mais c’est un négociateur avec lequel on peut trouver des accords – j’en ai trouvé de nombreux avec lui. Et il les a toujours respectés. Dommage que le président Hollande n’exploite pas cette possibilité aujourd’hui.
Depuis l’annonce de votre candidature présidentielle, vous sillonnez le territoire avec un programme résolument économique et libéral. Or, dans le passé, ni l’économie ni le libéralisme n’ont été vos points forts. Pourquoi ce changement radical, et comment y croire?
J’ai toujours été un partisan de l’économie libérale, quoique avec des nuances. Ce qui est vrai, c’est que, pendant longtemps, j’ai considéré que la France avait besoin de dialogue social pour conduire les réformes nécessaires. Le changement devait être progressif. Qu’est-ce qui m’a fait changer d’avis? Les cinq ans passés à Matignon, la vision que j’en ai retirée à la fois de l’économie française et mondiale. Je pense que la France est en état d’urgence économique. Elle est au bord du décrochage. Je ne peux pas accepter ça pour mon pays. Ce n’est pas ma vision de la France. Par son histoire, par sa culture, notre pays a besoin de se sentir parmi les premiers. Sinon, il entre dans une forme de dépression dangereuse. Cela fait trente ans que tous les gouvernements, d’une manière ou d’une autre, ont conduit des politiques de protection. On a tout réglementé, tout uniformisé pour nous rassurer. Après avoir été une grande puissance internationale, économique et culturelle, la France est devenue un pays qui a peur de tout. Un pays où le progrès est suspect, où l’audace et la réussite sont bridées, où la mondialisation est rejetée. Je veux réveiller les énergies françaises et le courage d’oser.
Mais ce libéralisme, les Français en veulent-ils vraiment?
On dit plutôt le contraire… Quand vous interrogez les Français, ils ont envie qu’on leur fiche la paix. Le cri du cœur de toutes les professions que je rencontre, c’est, pour reprendre l’expression de Georges Pompidou: «Arrêtez de nous emmerder. Laissez-nous tranquilles.» Mon projet consiste à lever les contraintes pour laisser passer les forces qui existent en nous.
Beaucoup émigrent…
C’est très paradoxal. On surtaxe les investisseurs et les capitalistes français. Et une fois qu’on les a découragés ou fait fuir, on cherche des Qataris et des fonds de pension américains pour investir dans l’économie française. Voilà pourquoi je veux introduire une flat tax de 30% sur le revenu du capital tout compris, de façon à nous mettre au niveau des Allemands. Je veux que mon pays soit la patrie des investisseurs, des entrepreneurs, des travailleurs. C’est comme cela qu’on relancera l’emploi en France et la croissance.
Beaucoup de jeunes choisissent, eux aussi, l’exil. Pourquoi?
Ils s’en vont parce qu’ils ont l’impression que c’est trop compliqué de réussir sa vie en France. Ce sentiment repose sur une réalité, même s’il y a aussi une bonne part de psychologie. Dans tous les cas, c’est comme ça et il faut réagir pour que la France soit le pays où les rêves peuvent être réalisés, dès lors qu’on est courageux.
Et dans votre famille? Vu l’origine britannique de votre épouse, on pourrait penser que vos enfants sont eux aussi tentés par une carrière à l’étranger. Le sont-ils?
J’ai une fille avocate à Paris. J’ai un fils qui était avocat à New York, et je pensais qu’il ne reviendrait jamais en France. Et pourtant, il est revenu. Un autre de mes fils travaille à UBS. J’en ai un quatrième qui est chez Roland Berger, la société d’audit. Et le dernier est âgé de 14 ans. J’aimerais qu’il soit toujours fier d’être Français et qu’il grandisse dans un pays plein d’opportunités.
Le Forum des 100 organisé par «L’Hebdo» et où vous interviendrez le 19 mai rassemble l’élite économique de la Suisse romande, région particulièrement prospère et très à la pointe, par exemple en matière de recherche. La Suisse et son système peuvent-ils être une source d’inspiration pour la France?
Je connais assez bien la Suisse. J’y ai fait beaucoup d’alpinisme. C’est un pays que j’apprécie. Dans mes fonctions gouvernementales, j’ai toujours eu des relations assez étroites avec son gouvernement. Notamment lorsque j’ai été, à deux reprises, ministre de la Recherche. A chaque fois, j’ai eu l’occasion de visiter des laboratoires et des entreprises. J’admire la capacité à créer un climat entrepreneurial consensuel et un environnement stimulant en matière de recherche et d’innovation. Mais, aujourd’hui, le sujet le plus intéressant pour moi, c’est l’enseignement technique et l’apprentissage. Je m’inspire aujourd’hui pour partie des systèmes suisse et allemand pour proposer une réforme très ambitieuse de la formation professionnelle en France – notamment la fusion des lycées professionnels et des centres de formation d’apprentis (CFA). Je pense qu’il faut la mettre sous l’autorité des régions et des branches professionnelles plutôt que sous celle de l’Education nationale. Il y a aujourd’hui en France 2 millions de jeunes qui ne suivent pas de formation ou qui sont sans emploi. L’apprentissage, qui est une voie d’excellence en Suisse mais qui reste marginale en France, apporte une bonne partie de la solution.
On parle désormais ouvertement de désagrégation de l’Union européenne. Vous avez, dans le passé, souvent été assez eurosceptique. Philippe Séguin, dont vous étiez très proche, avait même milité contre le traité de Maastricht. Et avec le recul?
Nous n’avions pas tort. Nous dénoncions la technocratie qui bride les nations. Nous disions qu’il serait difficile de créer une monnaie unique sans une autorité politique pour piloter l’euro et développer une stratégie économique commune. C’était mettre la charrue avant les bœufs. Je pourrais me flatter d’avoir vu juste. Mais je suis loin de me réjouir. Entre-temps, la situation du continent européen s’est dégradée. Les défis à relever sont plus lourds qu’au moment de Maastricht: la compétition économique avec l’Asie, nos relations avec la Russie et cette instabilité à l’Est qui reste préoccupante. La menace du totalitarisme islamique évoquée plus haut. La mainmise de nos amis américains et de leur législation sur le commerce international qui tétanise les entreprises européennes… Dans ce contexte-là, mon pragmatisme me fait dire qu’il nous faut avant tout nous serrer les coudes.
Vous craignez un Brexit?
Le débat et le vote britannique du 23 juin nous offrent l’opportunité de remettre à plat le fonctionnement de l’Union européenne et de le réorienter. L’Europe devrait se réorganiser autour de cinq ou six priorités stratégiques et progressivement se dégager de compétences sur lesquelles elle n’apporte pas réellement de valeur ajoutée. Au fond, on a l’impression d’une Europe qui fonctionne à l’envers. Elle s’occupe de beaucoup de sujets quotidiens et elle n’est pas présente sur les questions essentielles.
Lesquelles?
La monnaie: comment faire pour que l’euro devienne à long terme une monnaie de réserve et de règlement et ne soit pas à terme coincé entre le dollar et la monnaie chinoise. La protection de nos frontières extérieures. L’énergie. Si nous continuons sur notre lancée, j’ai peur que nous ayons au final des prix totalement décourageants pour nos entreprises. Le risque existe, avec un choix du tout renouvelable, de coûts si élevés qu’ils entraînent une disparition de l’industrie européenne.
Quelle place pour les gaz de schiste?
Il faut faire des recherches. De manière générale, je crois à la science et au progrès.
Et en matière de sécurité?
La France ne peut pas être seule à envoyer des soldats se battre au Sahel ou bombarder la Syrie pendant que l’Allemagne, qui se targue d’avoir des excédents budgétaires, nous encourage… et nous applaudit pour notre courage. Il faut que les Européens se prennent en charge. L’Europe doit être souveraine. Elle ne peut pas éternellement s’en remettre à la protection américaine.
Vous avez été, comme vous le rappeliez, ministre de la Recherche…
L’Europe doit se doter d’une politique de la recherche et de l’innovation dans les domaines du numérique. C’est le levier de la croissance de demain et, là, on voit bien que nous sommes à la traîne des grandes sociétés de service américaines et des fabricants de composants chinois. Il ne faut pas oublier, bien évidemment, la politique agricole. Une Europe bâtie autour de ces priorités-là, c’est une Europe qui retrouve un sens et une efficacité.
Vous souffrez d’avoir été premier ministre de Nicolas Sarkozy?
Non. J’ai vécu une belle expérience et on ne se plaint pas de servir son pays! Je ne fais pas partie de ceux qui disent que Matignon, c’était un enfer. Simplement, j’essaie de tirer des enseignements de cette période. Je regarde ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné. Ce qui ne fonctionne pas? C’est lorsque le pouvoir est trop concentré. Nous sommes dans une société moderne, il faut des équipes. L’idée que le président de la République est un homme providentiel qui va vous sauver et guérir les écrouelles, ça marchait au XIXe siècle. Ça ne marche plus au XXIe! Il faut un projet clair et puissant et il faut mobiliser la société française. Au «moi président», j’oppose le «nous peuple français».
Vous avez devancé tous vos adversaires aux primaires de la droite en publiant votre première liste de parrainages. Etait-ce une manière de remettre les pendules à l’heure alors que vous n’êtes qu’en quatrième place dans les sondages, derrière les principaux candidats pressentis, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Bruno Le Maire?
Depuis trois ans, je travaille à l’élaboration d’un projet très précis pour redresser la France. Je parcours le territoire de long en large. Je dis la vérité et veux faire ce qui doit être fait sans plus tarder pour rénover notre système économique et social. Je trace mon sillon comme un paysan rigoureux. Je ne fais pas dans l’esbroufe. Je veux servir mon pays, pas me servir de lui pour je ne sais quel prestige personnel. J’ai la conviction que mes concitoyens se reconnaîtront dans ma démarche de fond et ma révolution du bon sens. Les sondages actuels ne sont pas vraiment fiables car les Français n’ont pas encore la présidentielle en tête. C’est à l’automne que tout va se cristalliser.
Accepterez-vous à coup sûr les résultats de la primaire, et si vous n’en sortez pas vainqueur, qui allez-vous soutenir pour la présidentielle?
Je ne spécule pas, je me bats pour l’emporter.
PROFIL
François Fillon
Candidat à l’élection présidentielle de 2017, il a été le premier ministre de la France pendant l’entier du mandat de Nicolas Sarkozy. Né en 1954, il a notamment été ministre de l’Education nationale et de la Recherche. Il vient de publier aux Editions Albin Michel Faire, ouvrage dans lequel il déploie son projet pour la France.