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La Finlande, laboratoire du revenu de base inconditionnel

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Jeudi, 12 Mai, 2016 - 05:52

Reportage.Les Finlandais sont à la veille de tester un système d’allocation universelle à l’échelle nationale. Un choix politique sur lequel les Suisses se prononceront le 5 juin prochain. Dans le pays du nord de l’Europe, l’idée ne consiste pas à faire des cadeaux aux pauvres, et encore moins à décourager les gens de travailler.

On pourrait se croire à La Chaux-de-Fonds. Mêmes sapins, gloire industrielle, bouillonnement culturel, air piquant dans un ciel d’avril à la pureté nordique. Tampere, troisième ville de Finlande avec une population de 225 000 habitants, ne cesse de se réinventer. Située entre deux lacs, née au XIXe siècle du textile, elle a désactivé les hautes cheminées de briques rouges qui parsèment son centre pour développer des parcs industriels où fleurissent les start-up innovantes.

C’est dans ce chaudron que s’affirme Otto Lehto. Il n’a que 32 ans, pas de carrière politique, hormis son appartenance au parti des Verts. Et pourtant il pourrait bien faire de la Finlande le premier pays à introduire un revenu de base garanti pour tout le monde.

Ce diplômé en sciences sociales de l’Université de Helsinki préside le chapitre finlandais du BIEN (Basic Income European Network), réseau international promouvant l’idée d’un revenu inconditionnel de base. A ce titre, il a rejoint le groupe des experts conviés par le gouvernement pour expérimenter cette idée révolutionnaire dès l’année prochaine à l’échelle nationale. Cet esprit pionnier pourrait servir d’exemple à la Suisse, qui votera sur ce sujet le 5 juin prochain.

A l’instar de ses voisins scandinaves, la Finlande jouit pourtant d’une couverture sociale très développée, parant à toutes les situations. Or, ce système souffre d’un grand défaut, dénonce Otto Lehto: «Il est beaucoup trop rigide. Il n’a pas suivi les évolutions de la société et du monde du travail. Calibré pour les réalités du XXe siècle, où l’individu avait un emploi à plein temps, où les familles étaient solides, il ne parvient plus à assumer sa fonction alors que se multiplient les jobs à temps très partiel, que le nombre de microentrepreneurs précarisés ne cesse de croître, qu’un mariage sur deux se conclut par un divorce. Autant de situations qui amènent les gens à se retrouver fragilisés, piégés par des effets de seuil, des retards bureaucratiques. Avec un revenu de base universel, nous simplifions ce système, sortons les gens du piège qui se referme sur eux et les incitons à se remettre au travail.»

Facile de faire table rase d’un filet social qui a pourtant fait ses preuves! Surtout lorsque le propos est développé dans la lumineuse cafétéria de l’Université de Tampere, un immeuble qui marie audacieusement l’architecture minimaliste finlandaise et la haute technologie. Mais ce constat désabusé déborde largement des cercles académiques. «Notre système social est très bureaucratique», enchérit Anu Niilo-Rämä, assistante sociale à Espoo, une ville de la grande banlieue de la capitale, Helsinki, constituée pour l’essentiel d’immeubles de logement disséminés entre sapins, bouleaux et centres commerciaux.

Cadeau mensuel de 550 euros

Comme la majorité de la population exige des réformes, les politiciens se sont emparés du sujet. L’instauration du revenu de base est l’un des projets phares du gouvernement de centre droit de Juha Sipilä, un homme d’affaires entré tardivement en politique qui est devenu premier ministre à l’issue des élections anticipées d’avril 2015. Son ambition: l’instaurer dès 2019, après avoir mené un test à grande échelle pendant deux ans pour observer le comportement de ses bénéficiaires. Démarrage de l’expérience: 1er janvier 2017. Aussi le projet avance-t-il au pas de charge.

Le 30 mars dernier, l’Institution des assurances sociales, Kela (pour Kansaneläkelaitos), livrait les contours de ce que pouvait devenir le revenu de base finlandais dans un volumineux rapport de 233 pages rédigé en six mois seulement par une vingtaine de chercheurs de trois universités et plusieurs instituts académiques indépendants, dont Otto Lehto. Ce document suggère de distribuer, à chaque adulte âgé de 25 à 63 ans, un montant forfaitaire de 550 euros par mois, libre d’impôts. Un montant minimal, certes, mais qui, additionné à l’allocation pour le logement dont bénéficie presque chaque ménage, permet d’atteindre les 900 euros mensuels considérés comme le minimum vital.

Maintes aides seraient ainsi remplacées, comme certaines allocations de chômage, parentales, etc. Mais pas dans leur totalité, afin de permettre aux bénéficiaires de maintenir leur niveau de vie, du moins dans un premier temps: les allocataires du chômage perçoivent leurs indemnités pendant deux ans au maximum, selon un taux dégressif.

Deux solutions sont envisagées pour assurer le financement du revenu inconditionnel de base: soit par une ponction uniforme de 42 ou 43% sur les salaires dépassant le montant de base sur le modèle des cotisations sociales, soit par l’impôt sur le revenu, dont la progressivité est très élevée. Dans les deux cas, les prélèvements devraient être augmentés.

«Quel que soit le modèle retenu, les gens bénéficiant d’un revenu médian (3354 euros par mois, ndlr) devraient s’y retrouver. Ce qu’ils paieraient en plus pour alimenter le système devrait leur être retourné sous la forme du revenu de base», expose Ville-Veikko Pulkka, l’un des deux cosignataires du rapport de Kela.

L’activiste Otto Lehto ne cache toutefois pas sa déception. «Ce projet est plutôt conservateur. Il faudrait allouer un montant supérieur. Et, pour le rendre vraiment efficace, il nécessiterait une refonte complète de notre fiscalité», regrette-t-il. Une critique que partage une partie du Parlement. «Le montant devrait atteindre 750 euros par mois. Il devrait, idéalement, être financé par une hausse des impôts sur les tranches de revenu les plus élevées», plaide Hanna Sarkkinen, jeune députée de l’Alliance de gauche.

Mais quand son interlocuteur évoque le montant articulé en Suisse (2500 francs par mois), la parlementaire écarquille les yeux. Certes, elle connaît très bien la réalité de l’îlot de cherté helvétique pour l’avoir éprouvé lors d’un stage à l’ONU, à Genève. Mais la différence lui paraît vraiment trop grande: le but du revenu inconditionnel de base finlandais n’est pas de faire des cadeaux à ses bénéficiaires.

Le défi de la stagnation économique

L’introduction d’un revenu de base pose une question beaucoup plus fondamentale que celles de son financement et de sa distribution. «Elle interroge sur la raison qui nous pousse à nous lever le matin», ainsi que le résume Otto Lehto. Et, dans une société aux fondements similaires à la Suisse, marquée par le luthéranisme, le sens de la responsabilité personnelle et l’éthique du travail, cette question active des ressorts très profonds.

Parmi les peuples du Nord, les Finlandais ont payé un tribut particulièrement lourd à la rudesse du climat et à une histoire compliquée, faite d’invasions, de colonisations suédoise puis russe, et de guerres terribles disputées dans des conditions extrêmes, notamment face aux Soviétiques lors du dernier conflit mondial.

Aujourd’hui encore, l’expression revêche qu’arborent les passants de Helsinki un jour de pluie glaciale témoigne de toute la ténacité, l’opiniâtreté, la résilience, la détermination de gens qui en ont vu d’autres. Cette caractéristique a même un nom qui n’existe que dans la langue finnoise: le sisu.

Si le pays a maintenu son indépendance depuis presque un siècle en dépit des tentatives russes d’annexion, et qu’il se classe régulièrement parmi les nations les plus riches, les plus sûres, les plus heureuses et les mieux formées, c’est en raison de cette ténacité et de cette résilience.

Aussi n’est-il facile pour personne d’accepter l’idée de distribuer de l’argent gratuitement. Il faut une contrepartie: relancer l’économie. Celle-ci est engluée depuis 2012 dans une désespérante stagnation qui élève le taux de chômage à 10% de la population active. Le revenu de base, selon ses partisans, stimulerait la création d’emplois: les bénéficiaires d’aides diverses seraient incités à se lancer en tant qu’indépendants, confortés par l’assurance de retomber sur leurs pattes en cas d’échec.

Le système actuel multiplie les obstacles au retour au travail. Comme en Suisse, le chômage finlandais n’indemnise pas les indépendants qui ont échoué. De plus, à l’instar des autres pays nordiques, le cumul des aides peut apporter à son bénéficiaire un revenu plus élevé que le salaire qu’il pourrait obtenir en travaillant. Enfin, le récipiendaire qui échouerait dans sa tentative de réinsertion sur le marché du travail risque de perdre tous ses avantages. «L’instauration du revenu de base fera circuler l’argent plus rapidement dans le pays», plaide Markus Kanerva, directeur du think tank indépendant Tänk, à Helsinki.

Quarante ans de débats

D’une certaine manière, ce chercheur trentenaire aux fines lunettes peut s’enorgueillir d’avoir replacé le sujet au cœur du débat politique. En 2014, son institut publiait une étude d’une soixantaine de pages détaillant le modèle que le pays pourrait appliquer. Ses conclusions ont été reprises dans la plateforme électorale du Parti du centre, positionné au centre droit, de l’actuel premier ministre Juha Sipilä.

«Nous n’avons que lancé des propositions précises sur la base d’une idée générale qu’exprimait déjà le même Juha Sipilä, quand il n’était encore qu’un président de parti d’opposition», se défend Markus Kanerva. Débattu depuis plus de quarante ans, le revenu de base est issu de deux réflexions presque opposées. La première est d’inspiration écologiste, portée notamment par un ancien président du parti des Verts, Osmo Soininvaara. A gauche, sa paternité est aussi revendiquée par la gauche radicale non communiste. Ce courant de pensée plaide pour un filet social libéré du carcan bureaucratique dont les principaux bénéficiaires sont, paradoxalement, les premiers à souffrir.

La seconde réflexion émane de milieux libertariens. Elle milite pour l’amincissement de l’Etat et la réduction de la bureaucratie qu’induit la simplification des aides. Elle est soutenue par le multimillionnaire Björn Wahlroos, actionnaire de référence finlandais du groupe bancaire Nordea, l’un des plus importants du nord de l’Europe.

En dépit des méfiances qu’elles se suscitent réciproquement, les deux écoles se sont retrouvées en raison de l’incapacité du système social finlandais à répondre aux réalités d’une économie en pleine transformation. Leur coalition a été rejointe par les technofreaks, qui voient le revenu inconditionnel de base comme une adaptation indispensable au remodelage du marché de l’emploi induit par l’essor de l’économie numérique, dite aussi quatrième révolution industrielle. Les tenants des plans de relance y trouvent le moyen de faire redémarrer la croissance économique en distribuant de l’argent au peuple, solution étatique à l’helicopter money, cet argent que pourraient distribuer les banques centrales directement aux citoyens. Enfin, les pragmatiques y voient un moyen de lutter contre la précarité, tout simplement.

Doutes

Dans l’immeuble design flambant neuf de la banlieue de Helsinki qui abrite le siège d’OP Financial Group, la plus grande banque de Finlande, Maarit Lindström et Reijo Heiskanen ont le sourire des professionnels de la finance sûrs d’eux. La première est économiste spécialiste des budgets des ménages, le second est le chef économiste. Bien sûr, ils accueillent avec bienveillance l’idée d’une expérience grandeur nature sur le revenu de base. «L’expérience doit être tentée sur une base sérieuse», jugent-ils. Mais ils doutent que son instauration stimule la croissance économique. «La consommation ne s’en trouvera pas renforcée», argumentent-ils, pour une raison très simple: l’Etat, endetté au-delà des limites admises par le traité de Maastricht, n’a pas les moyens d’accroître ses dépenses, ce qu’impliquerait l’application de cette réforme. Celle-ci devrait par conséquent être financée par les ménages eux-mêmes, ce qui reviendrait à un jeu à somme nulle.

Le Parti social-démocrate, actuellement dans l’opposition, et les syndicats sont catégoriquement contre. Sans dire exactement pourquoi. Les nombreuses tentatives de L’Hebdo pour recueillir la position de la SAK (Suomen Ammattiliittojen Keskusjärjestö), l’organisation faîtière des travailleurs, n’ont jamais reçu de réponse. Selon tous les observateurs de la scène politique locale, une prérogative importante, la distribution des allocations de chômage, serait retirée des organisations de salariés, déjà inquiètes de l’atteinte portée à l’édifice social qu’elles ont bâti en trois quarts de siècle. «Ils peinent à admettre que les gens puissent faire de meilleurs choix concernant leur vie et leurs activités professionnelles que ceux faits par les services gouvernementaux», persifle Ville Niinistö, président des Verts.

A Espoo, dans la région métropolitaine de Helsinki, l’assistante sociale Anu Niilo-Rämä exprime un doute d’une autre nature. «Notre système social est très passif. Il faudrait d’autres éléments permettant de dynamiser notre marché du travail, notre politique sociale et de l’emploi. Notre filet social assure déjà une aide de dernier secours», témoigne-t-elle. Un avis partagé, en catimini, par l’un des auteurs du rapport du Kela, pourtant ancien activiste du revenu inconditionnel de base: «Au lieu de distribuer un peu d’argent à chacun, ne faudrait-il pas plutôt mettre fin aux politiques d’austérité qui étranglent l’économie?»

Enfin, l’opinion ne paraît pas prête à mettre la main au porte-monnaie. Les sondages, qui indiquent un soutien populaire à l’expérimentation, témoignent aussi d’une chute de ce soutien à l’évocation d’une hausse des cotisations sociales ou des impôts. Plus les prélèvements sont élevés, moins les appuis sont nombreux.

A Tampere, le soleil brille, l’air reste très frais en cette fin d’avril, et la nature ne s’est pas encore réveillée au sortir du long hiver finlandais. Ce qui n’empêche pas l’activiste Otto Lehto de miser sur le succès de l’expérience, tout en gardant une solide dose de réalisme: «C’est quand le système social est bloqué qu’il faut le réformer. Et peu importe le module que nous pourrions appliquer. Ce qui compte, pour les gens, c’est le montant qui atterrira dans leurs poches.» 

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Yves Genier
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