Céline Zünd
Enquête. Les analyses des eaux usées révèlent les chiffres de la consommation de chanvre en Suisse. Les villes veulent réguler cette substance, mais leur élan pourrait s’arrêter net au Parlement. Après le refus de 2008 de légaliser, les Suisses seront peut-être amenés à voter de nouveau. Le débat s’annonce vif. Il transcende les logiques partisanes.
Il est 18 heures au jardin Doret, à Vevey. Le soleil de mai efface les dernières traces d’un week-end de pluie. Des jeunes dansent, jouent au ping-pong ou se prélassent face au lac. Aux effluves de barbecue se mêle une odeur douceâtre de marijuana. «Les flics!» crie une voix. Deux policiers en uniforme passent, s’arrêtent, échangent quelques mots avec les adolescents, avant de reprendre leur ronde.
Une fois les agents disparus, le joint réapparaît. «On joue au chat et à la souris», dit Nico*, un grand sourire fendant son visage. Le gymnasien de 18 ans fume du cannabis depuis l’âge de 14 ans, souvent. Il n’a jamais été dénoncé, ni amendé. Son ami Val* ne peut pas en dire autant. Il a été convoqué à trois reprises devant le Tribunal des mineurs pour consommation ou possession de cannabis. Son dernier passage devant la justice lui a valu quelques jours de travaux d’intérêt général. Pas de quoi le convaincre de renoncer pour autant à son habitude: «S’ils pouvaient cesser de poursuivre des gens qui n’ont rien fait de mal!» s’énerve-t-il en tirant sur un joint.
Quand on a 18 ans à Vevey, fumer du cannabis au parc Doret paraît aussi banal que le retour du printemps après l’hiver. C’est tout le paradoxe: interdit, le cannabis est, après l’alcool et la cigarette, la substance la plus répandue en Suisse. Obtenir un gramme d’herbe dans la rue est un jeu d’enfant. Sans compter que pour de nombreux fumeurs, ce n’est pas nécessaire: «On a nos contacts, des copains qui font pousser des plantes chez eux et qui nous en vendent. Celui qui veut fumer fume. T’as déjà eu de la peine à trouver quelque chose, toi?» demande Nico à son ami. «Jamais. Au gymnase, il y en a partout, il suffit de demander», répond Val.
70 à 170 kg consommés chaque jour en Suisse
Un tiers des Suisses ont déjà goûté à la fleur interdite au cours de leur vie, quelque 500 000 en ont fumé au moins une fois en 2014, d’après les sondages du Monitorage suisse des addictions. Des chercheurs de l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne ont voulu connaître de manière plus nette la consommation de marijuana des Suisses. Ils ont fait parler les égouts. Les scientifiques ont traqué dans les eaux usées de la capitale vaudoise des molécules révélant la prévalence de THC: comme un vaste dépistage d’urine, à l’échelle d’une ville.
Les conclusions de leur enquête révèlent que 3,1 kg de cannabis sont consommés chaque jour dans la métropole lausannoise – un bassin de 220 000 habitants. En extrapolant ce chiffre à l’échelle nationale, on peut estimer qu’entre 70 et 170 kg d’herbe sont absorbés quotidiennement, soit quelque 40 à 60 tonnes par année. Le chiffre permet de revoir à la hausse le nombre de consommateurs de cannabis: au lieu des 6,7% débusqués par les sondages, il tourne plutôt autour de 10%.
«Le gramme de cannabis étant vendu en moyenne 10 francs dans la rue, on en déduit que le marché noir pèse entre 400 et 600 millions de francs par an», souligne Pierre Esseiva, professeur responsable de cette recherche. Une manne qui «reste aux mains essentiellement d’organisations criminelles», souligne Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire de Neuchâtel et membre de la commission fédérale liée aux addictions. Le policier estime qu’entre 60 et 75% de la consommation en Suisse provient de cultures endogènes: «Ça va de quatre ou cinq plants trouvés dans une armoire à de vraies petites PME, qui cultivent de 3000 à 4000 plants», dit-il.
Mais le trafic attire aussi la convoitise des mafias internationales, comme le montrent plusieurs affaires récentes de réseaux démantelés par la police, dont les ramifications remontaient aux Balkans ou aux Pays-Bas.
«On arrête chaque jour des individus avec quelques grammes de cannabis sur eux. Cela n’a aucune incidence sur la consommation», souligne le Neuchâtelois. Les polices suisses ont saisi 2,8 tonnes de cannabis et produits dérivés l’an dernier. «Sur 90 000 infractions qui concernent les stupéfiants en Suisse, plus de 70% se rapportent au chanvre.» Le chef de la police judiciaire neuchâteloise a fait son calcul: il estime le coût total de la répression des drogues en Suisse – des policiers qui luttent contre le trafic, ou ceux qui dénoncent un vendeur ou un consommateur, au procureur qui traite son cas devant la justice, jusqu’au temps passé par les dealers dans une cellule – à un demi-milliard de francs par an. Olivier Guéniat prône une méthode radicale pour porter un coup aux réseaux criminels: substituer au marché illégal un marché légal de la marijuana.
Il n’a pas toujours été de cet avis. Consulté par un groupe de travail fédéral voulant dépénaliser le cannabis en 1999, il y était opposé. Mais, à force de constater, sur le terrain, l’échec de la répression et d’accumuler des connaissances sur le sujet, il en est venu à envisager de nouveaux modèles. Lors d’un sondage effectué auprès d’agents en décembre 2015, Olivier Guéniat, qui dirige un cours de lutte contre le trafic des stupéfiants, a eu une surprise: 70% des agents présents avaient déjà consommé du cannabis. Et ils étaient 75% à se déclarer favorables à un nouveau modèle: régulation ou légalisation.
Les villes réclament un changement
Si la guerre contre la marijuana coûte cher et n’apporte pas les résultats attendus, pourquoi continuer? Les arguments antiprohibitionnistes reviennent sur le devant de la scène: légaliser cette substance permettrait de réduire le marché noir et d’améliorer la prévention auprès des consommateurs, sans compter les revenus que cela pourrait apporter à l’Etat. L’idée n’est pas nouvelle, et elle est devenue réalité dans le pays qui avait décrété, au début du XXe siècle, la guerre à cette substance: les Etats-Unis. Plusieurs Etats ont ainsi levé l’interdiction sur le cannabis. En Suisse, ce vent de changement ravive les braises d’un débat enterré après le refus net, à 63%, de l’initiative pour la dépénalisation du chanvre, en 2008.
La dynamique est née dans les villes. Des postulats et initiatives parlementaires, déposés au cours des dernières années au sein des parlements à Zurich, Lucerne, Berne, Bienne, Saint-Gall et Winterthour, réclament des solutions à l’interdiction du cannabis. A l’échelle locale, les réflexions transcendent les oppositions partisanes classiques.
Comme à Genève, où des élus des partis de droite et de gauche se sont réunis dès 2013 pour élaborer cette proposition: créer des associations de consommateurs de cannabis. Dans la ville du bout du lac, le projet est porté par l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, à la fois membre de la commission globale sur les drogues et de la commission consultative genevoise en matière d’addiction.
L’ancienne présidente en a vu d’autres. Elle siégeait au gouvernement au moment où la Suisse était confrontée aux scènes ouvertes de la drogue, à l’épidémie de sida et aux overdoses en série, dans les années 90. Avec la prescription de méthadone et les locaux d’injection, la Suisse devenait, sous sa houlette, pionnière en matière de réduction des risques.
Morten Keller n’a pas oublié cette période: «Dans la douleur, Zurich a trouvé d’autres voies que la répression des stupéfiants. Nous y sommes parvenus grâce à une coopération entre la police, les services sociaux, les responsables de la santé.» Le médecin dirige le Département de la santé de la ville de Zurich et mène la discussion sur la régulation du cannabis dans cette ville. Dans le Platzspitz, qu’il aperçoit depuis son bureau, les fumeurs de joints ont remplacé aujourd’hui les héroïnomanes. «Evidemment, nous n’avons pas éradiqué les drogues. Mais aujourd’hui, nous n’avons quasiment aucune criminalité liée aux stupéfiants.» A ses yeux, réguler le cannabis entre «dans la droite ligne de cette politique des quatre piliers, acceptée par la population».
Bataille annoncée entre les villes et le Parlement
Des représentants des principales villes suisses se rencontrent depuis plusieurs années en toute discrétion pour ouvrir une voie vers le cannabis légal. Puisque le peuple a refusé, en 2008, de modifier la loi sur les stupéfiants (LStup), qui interdit le commerce, la culture et la consommation de cannabis, les architectes d’une régulation ont décidé qu’il fallait agir dans le cadre légal. Ils ont trouvé dans l’article 8, alinéa 5, une étroite brèche dans l’interdiction des drogues. Ce texte stipule que l’OFSP peut accorder des «autorisations exceptionnelles pour la culture, l’importation, la fabrication et la mise dans le commerce» des substances prohibées si elles sont utilisées «pour la recherche, le développement de médicaments ou une application médicale limitée».
Les villes comptent réclamer une telle autorisation auprès de l’OFSP d’ici à l’automne, pour mettre sur pied des projets pilotes de régulation du chanvre. L’idée: autoriser un groupe de consommateurs de cannabis à se procurer légalement de l’herbe – auprès de pharmacies à Berne, par exemple, ou d’associations à Genève. Via ces canaux, les usagers trouveraient des informations sur les risques liés à leur consommation et pourraient éviter le marché noir.
Le ministre de la Santé, Alain Berset, exclut une légalisation généralisée de la marijuana. Mais il ne ferme pas la porte à des projets de recherche limités aux centres urbains. «Les villes, les cantons ne doivent pas s’empêcher de réfléchir», a déclaré le ministre en avril à New York, en marge d’une session spéciale sur la drogue à l’ONU.
En face, la contre-offensive se prépare. La pasionaria antidrogue Verena Herzog, conseillère nationale UDC de Thurgovie, s’est mis en tête de barrer la route à la régulation du cannabis. Elle a déposé fin avril une initiative parlementaire pour réclamer une clarification de la LStup. La recherche liée aux drogues, dit-elle, doit se limiter à des études cliniques, ce qui exclurait de facto les projets pilotes conçus par les villes. «Ces propositions ne sont rien d’autre qu’une manière détournée d’arriver à la légalisation, estime l’élue. Or le peuple a clairement dit non. Nous avons besoin de davantage de prévention et de répression. La police n’en fait pas assez!»
Aux yeux de Verena Herzog, nulle autre voie n’est possible que de punir plus sévèrement les dealers et d’envoyer les consommateurs dans des cliniques, dont ils doivent sortir abstinents: «Si nous régulons, nous ne pourrons plus faire de prévention de manière crédible auprès des jeunes.» Au Conseil national, 31 élus du camp bourgeois ont signé son texte.
Le Parlement n’échappera pas à un nouveau débat sur la régulation du cannabis dans les mois à venir. Dans sa configuration actuelle, avec une aile conservatrice dominante, l’initiative de Verena Herzog a toutes ses chances. Si elle passait la rampe, cela signifierait un coup d’arrêt pour les projets de régulation. Les villes préparent leur réponse. Elles pourraient aller au référendum si le Parlement décidait de restreindre le champ des recherches. Pendant ce temps, une association s’est mis en tête de faire revoter les Suisses: inspiré par l’exemple du Colorado, Legalize it! compte lancer une initiative pour réclamer la dépénalisation du cannabis.
La proposition sonne comme un refrain connu. Si ce n’est que, sur la scène politique, on voit émerger, pour défendre la voie de la régulation, des personnalités inattendues, très loin des cercles de fumeurs de joints qui soutenaient l’initiative pour la dépénalisation, en 2008. Comme le PLR genevois Rolin Wavre, membre du comité directeur du parti national. A ses yeux, la position de l’UDC tient davantage de la posture: «Ils préfèrent se cacher derrière une interdiction inapplicable plutôt que travailler à une solution qui permette de limiter les risques», dit-il. Les jeunes PLR suisses, eux, ont pris position en faveur d’une légalisation du cannabis.
Et, jusqu’au sein de l’UDC, on trouve des voix pour défendre un régime plus libéral en matière de drogue. Au PDC aussi, quelques certitudes vacillent. Le conseiller national Dominique de Buman concède: «De l’eau a coulé sous les ponts. J’ai toujours pensé que légaliser la drogue n’est pas une solution. Mais je suis forcé de constater que l’interdiction ne réduit pas sa consommation.» L’élu fribourgeois se dit prêt à «remettre à jour» son point de vue et à écouter les partisans d’une autre solution. «J’aurai une oreille attentive à ceux qui, sans se montrer laxistes, veulent débloquer la situation.»
* Prénoms fictifs
Quelques chiffres
3,1 kg
La quantité de cannabis consommée quotidiennement à Lausanne, selon les estimations basées sur l’analyse des eaux usées.
De 40 à 60 tonnes
La quantité de marijuana consommée en Suisse chaque année.
De 400 à 600 millions de francs
L’estimation du marché noir du cannabis en Suisse par année.
2,8 tonnes
La quantité de cannabis ou de produits dérivés saisis en 2015 en Suisse.
30%
La proportion de Suisses qui disent avoir déjà fumé de l’herbe au cours de leur vie.
4
Le nombre de villes (Genève, Zurich, Bâle et Berne) ayant annoncé vouloir créer des projets pilotes de régulation du cannabis.
63%
La proportion de la population qui rejetait l’initiative pour la dépénalisation du chanvre en 2008.
120 millions
Le revenu des taxes générées par la vente de cannabis au Colorado pour 2015-2016.
De 500 à 600
L’estimation du nombre de clubs de consommateurs de cannabis en Espagne.