Aïna Skjellaug
Portrait. Aux élections communales de février dernier, un raz-de-marée de gauche déferle sur Lausanne et fait passer six élus au premier tour. Sur le ticket gagnant se trouve la candidate verte Natacha Litzistorf. Directrice d’Equiterre et présidente de la Fédération romande des consommateurs (FRC), elle endossera ses fonctions le 1er juillet.
Natacha Litzistorf ou l’histoire d’un engagement idéologique qui porte ses fruits. Longuement, patiemment, Natacha Litzistorf a construit son chemin dans une cohérence sans faille jusqu’à atterrir à l’exécutif d’une ville de 140 000 habitants. L’élue a collectionné les mandats associatifs: d’Equiterre qu’elle dirige depuis quinze ans − une association à but non lucratif qui accompagne les pouvoirs publics et les acteurs privés sur le chemin de la durabilité − à la présidence de la Fédération romande des consommateurs (FRC), en passant par Jardin urbain, la promotion de la santé ou Lausanne à table.
Par son travail de lobbying, elle développe ses réseaux nationaux et intercantonaux mais, au niveau local, cette Genevoise part presque de zéro lorsqu’elle se lance dans la politique lausannoise. En 2008, elle entre au Conseil communal; en 2016, à la Municipalité. «J’ai pu prouver à tous ceux qui n’y croyaient pas que je pouvais le faire. Ça a été ma petite revanche!»
Apparence trompeuse
Car, à première vue, de la discrétion émane de cette quadragénaire à la voix douce et presque timide, paraissant plus jeune que son âge. A ceux qui se fient aux apparences, Natacha Litzistorf réserve bien des surprises. Elle suscite de l’admiration au sein d’Equiterre et gère son équipe en privilégiant les prises de décision collectives. Au bureau, on la qualifie d’opiniâtre: «Si le compromis n’est pas atteint, elle renchérit», confient ses collègues.
D’où vient ce tempérament persévérant? Les origines polonaises de son nom sont trop lointaines pour que Natacha Litzistorf s’y identifie. En revanche, elle raconte volontiers ses premières années de vie qui ont indéniablement forgé son caractère. La petite Natacha, fille unique, naît à Pully en 1968 et est placée, de 3 à 6 ans, chez sa grand-mère gruérienne lorsque ses parents ouvriers subissent la crise horlogère. Commencent alors ses «années de sauvageonne. Je n’ai pas souffert d’un sentiment d’abandon, mais alors pas du tout!» Et, tandis qu’elle raconte, on imagine Heidi crapahuter dans la montagne.
«Je contemplais la nature, les insectes, m’amusais avec le bétail, sauvais les abeilles de la noyade. Ma grand-mère me laissait tout faire, elle qui avait élevé ma mère si sévèrement. Ce furent les plus belles années de ma vie. Cela m’a tellement marquée que, au moment de choisir un parti politique, rejoindre les Verts était une évidence.»
Après cela, le petit appartement genevois de la rue du Molard ressemble à une prison et la cour d’école où chahutent des centaines d’enfants a comme effet de renfermer Natacha sur elle-même… jusqu’à ses 18 ans.
Passionnée de la chose publique
A l’université, en sciences politiques, l’étudiante se passionne pour la chose publique. Elle entre à Equiterre pour un stage, elle y restera jusqu’à ce jour. Parmi les réalisations dont elle est le plus fière, un outil destiné à intégrer la promotion de la santé dans les processus de décision, durablement ancré dans le canton du Jura.
Dans le cadre de ses activités de lobbyiste, Natacha Litzistorf se frotte à la politique fédérale. Pourquoi passer de l’autre côté du miroir? «Pour être au cœur des décisions et tester mon courage. Car faire de la politique, c’est porter des responsabilités, s’exposer. Si l’on a des convictions, il faut oser les assumer!» Elle ne s’en cache pas, bien au contraire: pour des causes écologiques, la Verte va parfois chercher des voix à l’UDC. «J’essaie toujours de trouver ce qui lie les gens, pas ce qui les divise.» Lorsqu’elle était en lice pour la présidence de la FRC, elle a pu bénéficier d’une recommandation de Guy Parmelin, alors conseiller national UDC. Fonction qu’elle doit, à regret, abandonner aujourd’hui.
En 2013, elle préside le Conseil communal de la Ville de Lausanne où elle siège en tant qu’élue depuis 2008. «C’était l’une des pièces de la stratégie, en vue d’accéder à la Municipalité», avouet-elle. Claude-Alain Voiblet, naguère homme à tout faire de l’UDC, aujourd’hui dissident, à qui elle succède, dira d’elle: «On a en face de nous une manager accomplie, avec du doigté et du savoir.» A la tribune, elle apprend à se faire respecter. «Aucun instrument, ni dans le règlement ni dans notre culture, n’est disponible pour dire stop. Alors, j’ai usé d’humour pour exprimer mon autorité autrement.» A la tribune, elle se risque un jour à parler de la paix dans le monde.
«Je trouve qu’il faut être attentif à ne pas laisser une population de côté qui risquerait de se marginaliser. Au niveau communal aussi, on peut parler du contexte de paix.»
«Utopiste? C’est Indispensable pour un politicien»
On la traite alors d’utopiste. Le conseiller aux Etats genevois Robert Cramer, pour qui elle a effectué des mandats à Equiterre, ne s’en offusque pas. «Utopiste? Mais c’est indispensable pour un politicien! L’élu doit être porté par des envies, des ambitions. C’est bien à cause de gens formatés et trop prudents que les jeunes se désintéressent de la politique», rétorque celui que Natacha Litzistorf considère comme son mentor. «Il est tout ce que j’aime et admire chez un politique: très intelligent, fin stratège, subtil, pas dogmatique, courageux, passionné et avec une ligne politique à laquelle il ne déroge pas», déclare-t-elle.
Les jeunes, Natacha Litzistorf s’entoure d’eux à Equiterre. «Une véritable poule avec ses poussins, racontent ses collègues. Elle les met en avant, les défend, les encourage.» Celle qui n’a pas eu d’enfants, qui aurait «beaucoup aimé, mais ça ne s’est pas donné», tient à former la relève. La municipale y songera en choisissant son secrétaire général.
A la maison, le soir, Natacha Litzistorf retrouve Francesco, avec qui elle est mariée depuis quinze ans. Originaire du sud de l’Italie, cet ingénieur EPFL en électricité, aux sourcils épais, n’a besoin que d’un regard pour manifester sa désapprobation. «C’est pratique, on ne se dispute jamais!» lance-t-elle avec ses yeux rieurs. Lui ne fait pas de politique. Car «pour cela, il faut aimer jouer: jouer avec les mots, avec l’attitude, et il est bien trop droit.» Et vous, Natacha, vous jouez? «Oui, j’aime varier les stratégies. Avec un peu d’humour, de l’écoute, du compromis, de l’autorité, on peut diriger. Il ne faut pas non plus se prendre trop au sérieux.»
Le week-end, il l’emmène faire des tours à vélo dans l’arrière-pays vaudois. Elle peine un peu tandis que lui fait des allers-retours en l’attendant. Il est patient. Avec sa belle-famille, elle baragouine des mots d’italien, langue qu’elle n’a «jamais vraiment apprise». En revanche, son allemand est fédéral et son anglais onusien. Représentant Equiterre dans les commissions fédérales extraparlementaires, Natacha Liztistorf a siégé douze ans au Conseil de l’organisation du territoire et dix ans au Fonds suisse pour le paysage. Le travail s’y faisait en allemand. A l’ONU, toujours pour Equiterre, elle a travaillé dans le cadre du Programme de l’OMS/Europe et du réseau Ville santé, en anglais cette fois.
Renforcer les délégations transversales
Pour son premier mandat à l’exécutif, la municipale verte se voit attribuer la direction des départements du logement − pièce maîtresse de la gauche au pouvoir −, du cadastre et de l’architecture ainsi que de celui des parcs et domaines et du développement durable. «J’ai des compétences en urbanisme plus qu’en logement. Il me manque des connaissances en gérance, mais je me mettrai à jour et je fais confiance aux services avec lesquels je travaille», annonce-t-elle. Natacha Litzistorf profilera sa politique du logement en continuité de ce qui a été accompli par la Société immobilière lausannoise pour le logement (SILL).
«J’insisterai sur ce point: comment sensibiliser sur le lien entre le logement et son espace de proximité? Je travaillerai main dans la main avec l’agglomération lausannoise.» L’écologiste souhaite renforcer les délégations municipales transversales. «Nous devons nous coordonner: urbanisme, transports, logement, architecture, tout cela va ensemble.» Cette méthode qui englobe plusieurs départements ou dicastères est très pratiquée par le Conseil d’Etat vaudois qui, grâce à cela, a renforcé son efficience et la responsabilité collégiale.
Quant à la gestion du Spadom (Service des parcs et domaines), qu’elle hérite de la socialiste Florence Germond, Natacha Litzistorf fourmille d’idées. «Je souhaite avant tout renforcer la stratégie d’agriculture urbaine. Il s’agira désormais pour Lausanne de réfléchir à sa politique agricole pour les trente années à venir, ce qui pourrait inspirer d’autres villes et mener à un plan national.»
Pour y arriver, la quadragénaire souhaite tant miser sur des projets pilotes que faire appel aux laboratoires entrepreneuriaux de l’EPFL. Présidente de l’association Jardin urbain à Lausanne depuis 2010, elle se félicite du succès de ces douze projets communautaires qui ont fleuri un peu partout en ville. En 2015, la ville est même primée pour sa vision pionnière des potagers urbains. «Ce ne sont pas des projets qui coûtent des millions, et ils amènent une valeur ajoutée pour tous: la régie, la commune et les habitants.»
Elle évoque le grand-père qui vient jardiner avec son petit-fils autiste, sous recommandation du médecin. L’immigré qui ne parle pas français. La banquière aux talons de 12 cm qui utilisait le râteau à l’envers… «Ce sont des projets qui sont à la fois sociaux, environnementaux et économiques», explique-t-elle.
Et, personnellement, comment gérera-t-elle la pression de sa nouvelle fonction? «J’ai toujours su résister au stress. Avec les années, je suis de moins en moins angoissée, les événements ont moins d’impact sur moi. Vieillir aide à relativiser.» En revanche, se cantonner à un budget précis l’embête quelque peu. «J’ai toujours pu mener mes projets à bien en allant chercher l’argent dont j’avais besoin à l’extérieur. Je suis vraiment fan des partenariats public-privé.
Bien évidemment, en respectant la primeur de l’intérêt collectif. Mais je crois qu’on a tout à gagner à développer ces collaborations. Regardez le sport: s’il n’y avait pas de PME pour soutenir les clubs, il ne se passerait pas grand-chose!» Là encore, Natacha Litzistorf surprend: rares sont les élus de gauche louant les bienfaits de ce type de partenariat.
Une fervente lectrice
La veille de notre entretien, Natacha Litzistorf assistait à un match du Lausanne-Sport avec les municipaux Oscar Tosato (PS) et Pierre-Antoine Hildbrand (PLR). Passionnée de foot? «Pas plus que ça, j’aime mieux le hockey parce que ça va plus vite, mais je raffole des interactions avec les gens que j’y rencontre. Et, bien que je n’aie pas encore entamé mon mandat, je me sens déjà très complice de mes futurs collègues.» Emblématique de cette nouvelle génération quadragénaire qui va gérer la ville, la Verte sent qu’entre les élus les discussions vont être possibles.
Lausannoise d’adoption, Natacha Litzistorf croque la culture urbaine à pleines dents. Elle raffole de l’humoriste Thomas Wiesel, dévore les pages de l’écrivain Daniel Abimi et garde de merveilleux souvenirs de brunchs littéraires organisés par la Ville de Lausanne. Elle se rend à Sévelin pour découvrir de nouvelles chorégraphies et octroie son coup de cœur artistique au designer Adrien Rovero. Mais, personnellement, c’est par la photographie que sa curiosité s’exprime le mieux. Elle prend plusieurs centaines de photos par semaine avec son smartphone: suivez-la sur Instagram, sous son pseudo, Tachibou!
Succéder au géant vert
A la veille de sa prise de fonction, on se demande quel genre de municipale sera Natacha Litzistorf. Se rangera-t-elle du côté du Vert Jean-Yves Pidoux, force tranquille à la Municipalité, ou des bêtes politiques que sont les socialistes Grégoire Junod et Florence Germond? La flexibilité avec laquelle elle s’est installée à Lausanne et la dextérité dont elle a fait preuve pour y étendre son réseau ont fait d’elle l’une des personnalités qui comptent pour la ville. En succédant au Vert Daniel Brélaz, en place depuis près de vingt-sept ans à la Municipalité, Natacha Litzistorf a mis la main sur un poste convoité par beaucoup au fil du temps. Elle a su le conquérir de main de maître et apportera à coup sûr à la ville un souffle nouveau.
PROFIL
Natacha Litzistorf
1968 Naissance à Pully (VD) le 28 juin. 1994 Entre à Equiterre et en prend la direction sept ans plus tard. 2008 Rejoint le Conseil communal de la Ville de Lausanne. 2014 Est nommée à la présidence de la Fédération romande des consommateurs. 2016 Elue à la Municipalité de Lausanne.