Emmanuel Garessus
Essai. Les précurseurs de l’économie sont peut-être davantage Français qu’Anglo-Saxons. Adam Smith? Il s’est largement inspiré de Turgot! Et les deux doivent tout à Pierre de Boisguilbert! Le déclin qui règne dans l’Hexagone ne doit pas faire oublier des penseurs exceptionnels. Il est vrai qu’à l’époque leurs idées ont été souvent rejetées par le pouvoir, à l’inverse de celles des économistes anglo-saxons.
Non, l’économie ne doit pas tout aux Anglo-Saxons. Mieux vaut regarder de ce côté-ci du canal de la Manche pour se pencher sur les sources de la pensée économique. Le libéral américain Murray Rothbard osait l’affirmer dans son histoire de la pensée économique, parue en 1995. Le père de l’économie politique ne serait-il donc pas Adam Smith? Les précurseurs sont plutôt les auteurs français des XVIIIe et XIXe siècles, qu’il s’agisse de Turgot, Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat, avance le philosophe américain cité par Pascal Salin. Ce dernier reprend cette thèse ce printemps dans Frédéric Bastiat, père de la science économique moderne (Editions Institut Charles Coquelin 2016).
Quand l’un inspire l’autre
Tout le monde connaît Adam Smith (1723-1790) à travers son image de la main invisible, selon laquelle l’action de l’individu, guidée par son intérêt personnel, conduit à l’enrichissement de tous. Pourtant, Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781) a publié ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses neuf ans avant La richesse des nations du philosophe écossais, par ailleurs rédigé en partie en France. Les thèses des deux penseurs sont très proches, affirme Anne-Claire Hoyng, dans son ouvrage (Turgot et Adam Smith, une étrange proximité, Ed. Honoré Champion, 2015). Adam Smith se serait largement inspiré de Turgot.
L’historienne relève seize similitudes textuelles entre les deux ouvrages. D’ailleurs, Adam Smith possédait bien une partie des Réflexions. Et les deux personnages se sont rencontrés à plusieurs reprises dans les salons parisiens de l’époque. Enfin, on peut démontrer qu’il y a eu échange de publications.
Avant eux, le théologien Pierre Nicole (1625-1695) a lui-même décrit «une société qui semble autorégulée par la cupidité», selon Philippe Nemo et Jean Petitot (Histoire du libéralisme en Europe, Editions PUF).
Pierre de Boisguilbert (1646-1714), un magistrat normand, cousin de Corneille, mérite aussi de figurer au sein des précurseurs pour sa phrase: «La libre concurrence est cette force supérieure qui corrige les désordres entraînés par les intérêts opposés et fait concourir ceux-ci dans le sens de l’utilité réciproque et de l’intérêt général. Elle rend inutiles ou destructrices manipulations monétaires, taxations et réglementations qui ne profitent qu’aux parasites et improductifs de la Cour tout en accroissant la misère des pauvres.» (Les penseurs libéraux, Alain Laurent et Vincent Valentin, Editions Les Belles Lettres.)
Quant au célèbre «laissez faire et laissez passer», on le doit à un négociant de Saint-Malo, Vincent de Gournay (1712-1759), qui l’écrivit en 1753. Certes, la révolution industrielle a commencé plus tôt aux Pays-Bas, puis en Angleterre, en raison d’un climat et des institutions favorables à la bourgeoisie et au commerce mais, sur le plan des idées, la France n’a pas été en retard. Malheureusement, les autorités ont préféré le colbertisme et ses protections.
La «théorie Turgot-Smith»
Revenons à Turgot et Adam Smith. Le Français, qui fut brièvement ministre de Louis XVI, a été un précurseur «sur l’importance du facteur temps en économie, sur l’impératif politique d’éteindre les privilèges et les monopoles de l’Etat afin de stimuler des échanges libres et consentants; sur le fait que les prix révèlent et orientent la préférence des consommateurs», explique Anne-Claire Hoyng. A ses yeux, autant qu’à ceux de Smith, la propriété conditionne l’évolution d’une société, et tous deux pensent que l’épargne stimule l’investissement. Schumpeter, l’auteur de «la destruction créatrice», parle même de «théorie Turgot-Smith».
Le sort des écrits de Turgot et de Smith a toutefois été contrasté. Le premier a été écrit sous un pseudonyme, au sein d’un opuscule de 100 paragraphes et pour un public restreint. Au contraire, La richesse des nations, qui regroupe cinq tomes, étayés de statistiques et historiques, a connu un formidable succès dès sa parution. Turgot n’a connu qu’une gloire éphémère alors qu’Adam Smith est l’économiste le plus commenté de l’histoire. Ministre de Louis XVI, Turgot a été licencié en 1776, date de la publication de La richesse des nations, après avoir recommandé des politiques de laisser-faire pour permettre l’industrialisation de la France. A l’inverse, Adam Smith n’a pas hésité à profiter de rentes à vie.
Et que dire de Jean-Baptiste Say (1767-1832)? Il sera le premier économiste à mettre en évidence le personnage de l’entrepreneur. C’est le pionnier de l’économie de l’offre, celle qui explique toute richesse par la performance des entreprises, note l’essayiste Jacques Garello.
Ronald Reagan considérait que Frédéric Bastiat (1801-1850) était «l’un des auteurs qui avaient le plus contribué à sa formation», avance Pascal Salin. On peine à le croire en considérant la France d’aujourd’hui, fixée sur l’interventionnisme étatique.
Pour Bastiat: «L’Etat est cette grande fiction par laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens des autres.» Considéré comme «le père du libre-échange», il s’est opposé aux politiques de relance. En effet, dans La vitre cassée, il raconte l’histoire d’un homme dont le fils a brisé une vitre en jouant au ballon. Beaucoup pensent aux effets positifs en termes de relance de l’activité et à ses effets positifs pour le PIB.
«Mais Frédéric Bastiat souligne bien qu’il y a une perte d’utilité pour l’homme dont la vitre a été brisée», observe Pascal Salin. Il doit consacrer ses ressources à la réparer. «Ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on peut mesurer – le supplément de production – mais ce qui est dans la tête des gens, leur satisfaction», fait valoir l’économiste. L’objectif n’est donc pas de produire, mais «de créer des satisfactions, en particulier par la consommation», fait valoir le philosophe.
Frédéric Bastiat, républicain engagé, a été élu à l’Assemblée nationale en 1848, mais sa vie politique a été courte puisqu’il est mort deux ans plus tard. Il siégeait sur les bancs de la gauche, et était applaudi par celle-ci, à l’époque favorable au libre-échange pour aider les pauvres, souligne Pascal Salin.
Frédéric Bastiat emploie un critère clé pour juger les actions humaines. L’acte est-il fait volontairement ou par la violence? «La violence légale est la plus dangereuse parce que celui qui l’exerce ne court aucun risque et, en outre, il est même considéré comme vertueux parce que les politiciens l’utilisent au nom de la fraternité et de la solidarité», avertit l’économiste.
La valeur du libre-échange
Frédéric Bastiat est surtout le premier à avoir démontré le gain de l’échange. Il s’oppose aux mercantilistes et colbertistes, à leur préjugé favorable aux exportations et défavorable aux importations. Et il explique la dimension morale supérieure du libre-échange dans la mesure où «elle implique la libre disposition du fruit de son travail», c’est-à-dire de la propriété. La protection, c’est pire que le vol, avance l’économiste français: «Non seulement elle déplace les richesses – comme le vol –, mais en outre elle les détruit – ce que ne fait pas le vol.»
Priver le citoyen de l’échange équivaut donc à «légitimer une spoliation. C’est blesser la loi de la justice», affirme-t-il. Comme l’écrit Flaubert dans une lettre à George Sand: «Imaginez que dans chaque canton, il y ait un bourgeois qui ait lu Bastiat!»