Interview. La facture des soins de longue durée aux personnes âgées s’est élevée à 11 milliards de francs en 2014. Pour la première fois en Suisse, une vaste étude compare les 26 systèmes cantonaux de prise en charge des seniors. Cette enquête réalisée par Jérôme Cosandey, chef de projet chez Avenir Suisse, révèle des coûts plus élevés en Suisse romande. Explications.
Une bonne nouvelle pour commencer: l’espérance de vie moyenne des Suisses, qui est une des plus élevées du monde, augmente de trois à quatre heures par jour. La moins bonne? Le besoin en soins augmente et de nouvelles formes de maladies apparaissent avec le grand âge. Fort de cette constatation, Jérôme Cosandey, chef de projet chez Avenir Suisse, a comparé l’organisation, les coûts et le financement des soins aux personnes âgées dans les 26 cantons et le Liechtenstein. Le classement global de tous les cantons et du coût par personne de 65 ans et plus dans chaque canton n’avait jamais été fait. C’est donc une première.
Comment avez-vous procédé pour recueillir toutes les données de votre ouvrage?
J’ai pris mon bâton de pèlerin et me suis lancé dans un tour de Suisse. J’ai interviewé les chefs de service des soins de longue durée des 26 cantons et du Liechtenstein selon un questionnaire standardisé. Chacun de mes interlocuteurs portait un autre titre, et dépendait souvent d’un département différent. J’ai ensuite complété les données récoltées par des statistiques nationales. Ce travail m’a pris un an et demi.
Qu’est-ce qui vous a frappé lors de votre plongée intercantonale dans les soins prodigués aux aînés en EMS et à domicile?
Il est plus facile de reconnaître un motif récurrent dans un kilt écossais que de voir deux cantons suivre une politique des soins identique. Pour certains, comme Bâle-Ville, le vieillissement de la population «a déjà eu lieu». Le besoin en personnel soignant y est élevé, en revanche les distances à couvrir sont courtes. D’autres cantons périphériques ou de montagne vont, enrevanche, subir un double vieillissement: les baby-boomers arrivent à la retraite, mais en plus les jeunes partent dans les centres urbains. Les besoins en soins vont faire exploser les budgets et recruter du personnel soignant se révélera très difficile. Ils vont déguster.
A combien se montent les soins donnés aux personnes âgées?
En 2014, les coûts globaux des soins de longue durée aux personnes âgées s’élevaient à 11 milliards de francs. Il faut savoir qu’une personne sur trois de 85 ans ou plus nécessite des soins importants, voire lourds. Environ 85% des dépenses sont engagées pour les EMS, dont le nombre s’élève à 1570, et 15% pour les services d’aide et de soins à domicile (SASD) qui sont 1636 sur le territoire suisse.
Quels sont les facteurs déterminants pour les coûts?
Il y en a trois: les coûts par poste de travail à plein temps, la dotation en personnel par patient et le taux de recours, c’est-à-dire le nombre de personnes recevant des soins par habitant de 65 ans et plus. Les deux premiers facteurs peuvent être influencés directement par les cantons et les prestataires de soins. Les différences de coûts varient énormément: environ 30% en dessous de la moyenne suisse dans les cantons d’Appenzell Rhodes-Intérieures et du Valais, et 25% en dessus dans les cantons de Genève et de Bâle-Ville.
Dans votre classement global, les cantons de Suisse romande sont les moins bons élèves. Comment l’expliquez-vous?
Ils apparaissent effectivement en queue de classement, mais tous pour des raisons différentes. Le canton de Vaud a surtout une mauvaise note dans la dimension coûts (0,4). D’une part, les coûts sont dans la moyenne suisse (également pour les coûts socio-hôteliers) ou légèrement au-dessus (seulement pour les soins LAMal) mais, d’autre part, le canton exige aussi des CCT pour tous les acteurs, ce qui a un prix. Les deux autres dimensions sont correctes comparées aux autres cantons, mais elles ne sont pas mirobolantes non plus. Cela ne compense donc que partiellement la note pour les coûts.
Genève se situe à l’avant-dernière place principalement en raison des coûts. Les salaires y sont les plus hauts de Suisse dans le domaine des soins aux aînés. Ces frais élevés ne s’expliquent pas uniquement par un coût de la vie locale plus élevé, comme le souligne une comparaison avec les cantons de Zurich et de Bâle-Ville. Les salaires moyens sont, dans le canton du bout du lac, 38% en dessus de la moyenne suisse dans le domaine, comparé à «seulement» 7% dans le canton de Zurich. A Bâle-Ville, ils sont même au niveau moyen suisse.
En matière d’organisation, Genève est en milieu de classement (10e rang). Le canton de Fribourg, lanterne rouge, affiche des coûts moins élevés que Genève, mais il est moins bien noté pour l’organisation et le financement. Le financement public des EMS, par exemple, tient compte de la structure des coûts des prestataires, ce qui décourage tout effort d’économie. Si un EMS baisse ses dépenses, sa subvention diminue. Cherchez l’erreur!
Vous constatez que le dévelop-pement de l’offre de soins à domicile ne conduit pas nécessai-rement à une réduction de l’offre stationnaire, soit du nombre de lits dans les EMS. N’est-ce pas paradoxal?
C’est en effet paradoxal par rapport au credo politique que l’on entend presque tous les jours. Pour des personnes légèrement dépendantes, des soins à domicile font sens, surtout si l’on peut compter sur un proche aidant. Toutefois, en l’absence d’un environnement familial et selon les distances à parcourir, le séjour dans un EMS sera moins onéreux que les soins prodigués à la maison dès 60 minutes de soins par jour. Ce couperet doit bien sûr être considéré au cas par cas, mais sur l’ensemble, il montre bien les enjeux économiques d’une politique globale des soins.
Vous oubliez une donnée: beaucoup de personnes âgées veulent rester à la maison…
C’est vrai: 75% de la population aimerait rester chez soi jusqu’à son dernier jour. Mais il ne faut pas diaboliser les EMS et idéaliser les soins à domicile. Si, pour les patients lourds et sans famille, le meilleur moment de la journée est la visite des services de soins à domicile et que le reste du temps la peur de tomber et d’être seul domine, ces seniors-là sont-ils vraiment mieux chez eux? Evidemment, rentrer en EMS est une étape douloureuse. Elle vous confronte de façon inéluctable à votre perte d’autonomie et marque le début de la dernière phase de votre vie. Mais, à un moment, il y a des réalités en termes de soins, mais aussi économiques, qu’il faut prendre en compte.
Ne pourrait-on pas adoucir cette transition?
Si, et c’est là que des structures intermédiaires comme les appartements protégés sont intéressantes. Il s’agit d’appartements dans lesquels il fait bon vieillir, avec un ascenseur, des portes larges pour passer avec un déambulateur, une douche plutôt qu’une baignoire, de laquelle on n’arrive plus à ressortir. Le problème: ces appartements sont souvent trop chers pour des personnes touchant des prestations complémentaires (PC). Le canton des Grisons a introduit des PC supplémentaires pour leur financement et le Jura y pense. Mais ce soutien de l’Etat ne sert à rien si les gens n’anticipent pas une possible dépendance. Psychologiquement, il s’agit de prendre sa décision lorsqu’on est en pleine forme. Personne ne déménage plus à 85 ans.
L’évaluation de la qualité et de l’efficacité des soins n’est publiée dans aucun canton. Comment expliquer cette carence?
A la décharge des cantons et des communes, il est difficile de définir la qualité. D’une part, les gens n’aiment pas être comparés et, d’autre part, il serait réducteur de ne considérer qu’une poignée de critères. Mais on y arrivera forcément.
Vous affirmez que les prescriptions Grade-Mix, soit le niveau de formation du personnel, sont superflues. Nos seniors ne méritent-ils donc pas du personnel qualifié?
Ils méritent du personnel qualifié. Mais je dirai également qu’il faut faire confiance aux responsables des EMS et les laisser libres d’organiser le personnel dont ils ont besoin. Nos analyses le montrent clairement: ces institutions n’abusent pas de ce droit. Schaffhouse a, par exemple, plus de personnel qualifié que bien d’autres cantons, alors qu’il n’impose pas d’exigences Grade-Mix, des exigences qui sclérosent tout le système.
Quel est le potentiel d’économie?
Si toutes les organisations de soins pouvaient baisser les trois sources principales de coûts au moins au niveau de la moyenne suisse, une économie de 1,9 milliard de francs par an pourrait être réalisée.
Mais à quel prix pour les aînés?
Encore une fois, nous prenons la moyenne suisse comme référence. Est-ce que vous avez l’impression qu’en moyenne les soins en Suisse sont insuffisants? Un EMS mal organisé, des séances et tâches administratives qui ne servent à rien, est-ce ça l’idéal? Nous devons, dans l’intérêt de nos aînés, tout mettre en place pour que les ressources en personnel soient utilisées à leur service et pas gaspillées.
Au niveau des coûts, quelles sont vos prévisions à vingt ans?
Selon une récente étude de l’Administration fédérale des finances, les coûts des soins en part du PIB vont augmenter de 64% dans les quinze prochaines années, et même doubler d’ici à 2045. Cette charge supplémentaire pèsera lourd dans les finances des cantons et des communes. Cela souligne l’importance d’apprendre les uns des autres pour freiner la croissance des coûts et la nécessité de repenser la façon de répartir ces coûts, c’est-à-dire la question du financement.
Vous aviez lancé, dans votre ouvrage sorti en 2014, l’idée de la création d’un capital-soins obligatoire et individuel. Où en est votre projet?
Ce projet est plus actuel que jamais, au vu des problèmes de financement que nous venons de décrire. Beaucoup ont d’abord reproché le coût élevé de la prime du capital-soins (de 235 à 255 francs par mois dès 55 ans). Mais le capital-soins est juste une forme de financement alternative, les coûts, eux, sont les mêmes. La prime du capital-soins remplacerait en grande partie d’autres financements actuels tels que la part des caisses maladie et de l’impôt, ce qui profiterait d’abord aux jeunes et aux familles. Aujourd’hui, je constate que l’idée fait son chemin et que le débat gagne en profondeur.
Cinq idées reçues
1. L’ambulatoire mieux que le stationnaire
Selon Jérôme Cosandey, la devise devrait être «ambulatoire et stationnaire» plutôt que le si souvent répété «ambulatoire préférable au stationnaire», qui sous-entend que, mécaniquement, les traitements ambulatoires sont bon marché et meilleurs, alors que ceux des EMS seraient plus chers et moins bons. «At home ou en home, une minute de soins reste une minute de soins», soutient le chef de projet. Dès qu’un besoin minimal entre 60 et 120 minutes par jour est avéré, l’EMS est meilleur marché.
2. Plus cher en ville, moins cher à la campagne
Ce poncif ne résiste souvent pas à une analyse détaillée. Ainsi, dans le domaine ambulatoire, le canton de Bâle-Ville est 17% meilleur marché que la moyenne suisse. En revanche, dans le canton moins urbain de Neuchâtel, les coûts par poste sont plus élevés que la moyenne suisse, tant pour l’ambulatoire (11%) que pour le stationnaire (4%).
3. Développer l’ambulatoire conduit nécessairement à une réduction de l’offre en EMS
Certains cantons employant beaucoup de personnel pour leurs services ambulatoires ont besoin d’autant, voire de plus de lits en EMS que les cantons avec moins de personnel ambulatoire. Exemple: les cantons de Vaud et du Jura ont le même ratio de lits EMS par personne de 80 ans ou plus que les cantons de Soleure et de Bâle-Campagne. Pourtant, ces deux cantons alémaniques emploient proportionnellement moitié moins de personnel SASD (Services d’aide et de soins à domicile) que les deux cantons romands.
4. Plus de personnel égale plus de qualité dans les soins
La dotation en personnel par patient est un critère purement quantitatif qui ne dit rien sur la qualité des soins. Les différences de dotation entre cantons sont fortes et varient jusqu’à 30%. Les écarts observés reflètent des différences d’efficacité, mais aussi du niveau de soins moyens des patients. La qualité des soins ne se laisse pas calculer par des mesures telles que le nombre de collaborateurs ou les niveaux de formation. Elle doit être appréciée en tenant compte de l’adéquation du traitement ou du bien-être du patient.
5. Coûts du personnel élevés à cause du coût de la vie
Le coût de la vie ne suffit pas à expliquer les différences de salaires moyens entre les cantons, selon les analyses de Jérôme Cosandey. A titre d’illustration, les coûts du personnel dans les soins sont particulièrement hauts dans le canton de Genève (38% de plus que la moyenne suisse), bien plus que dans les cantons aux coûts de la vie similaires comme Bâle-Ville (salaires dans la moyenne) ou Zurich (salaires 7% supérieurs à la moyenne). Les différences ont avant tout des raisons historiques.