Fêtes de fin d’année. Qu’on l’aime ou qu’on la fuie, la principale célébration de décembre cristallise toutes les attentes et tensions familiales mais reste indéboulonnable. Les raisons d’un plébiscite.
Tout fout le camp? Tout, sauf Noël, fête increvable entre toutes, qui a survécu aux multiples accusations de bondieuserie puis de mercantilisme. Impossible d’y échapper: vous auriez beau fuir sur la lune, dès le 15 novembre les devantures des commerces autant qu’un coup de fil d’une grand-mère inquiète se demandant quoi offrir à ses petits-enfants vous rappellent à la réalité des choses. Noël est chez les confiseurs, sur les places des marchés dits de Noël, dans les pages de vos magazines, les rayons des supermarchés et les rues noyées du vin chaud servi par des pères Noël à la barbe de travers. Noël est chez vous: quel enfant ne prépare pas sa liste au père Noël dès les vacances d’automne enterrées? Bref, vous êtes cernés.
«C’est vrai, reconnaît Vincent Bouffard, auteur d’un hilarant Au secours, Noël revient! (Le Publieur). On peut zapper la Fête des mères, la Fête des pères, la Saint-Valentin ou la Fête des secrétaires, mais pas Noël: c’est la fête familiale par excellence. Cela prouve que les liens familiaux sont encore le ciment de la société, quoi qu’on en dise. Et son aspect religieux fait partie de la culture européenne. Même si on le fête différemment, on a tous la mémoire des Noëls d’antan où les rituels religieux étaient importants.»
Passage obligé. Voilà tout le paradoxe de Noël: un pied dans le passé, un pied dans le présent, un pied dans l’église, un pied dans les grands magasins. Noël nous cerne, mais si l’on nous en privait, Noël nous manquerait. «On le fête souvent pour les autres, mais on finit par être content», garantit Vincent Bouffard. Année après année, nous nous lançons ainsi, avec force soupirs ou sourires, dans le marathon de décembre. «Posez-vous simplement cette question: pourquoi l’année suivante y croyons-nous encore?, lance le sociologue Jean-Claude Kaufmann. Pourquoi attendons-nous ce repas et ce qui l’entoure comme un grand moment de l’existence? Parce qu’il en est un! A l’heure de la mobilité et de l’individualisme triomphant, les familles ont moins l’occasion de se rencontrer. Or, le désir de famille reste intense. Noël est le grand rattrapage, la preuve que cette famille n’existe pas qu’en rêve.»
Rite de l’enfance. Commémoration historique et chrétienne, dès le IIIe siècle, de la naissance de Jésus à Nazareth, puis placée le 25 décembre – ancien anniversaire de la divinité solaire Sol Invictus – dans un souci de christianiser les fêtes païennes, Noël est ainsi devenu au fil des siècles la fête de la famille. La création catholique, au XIXe siècle, de la fête de la Sainte Famille, quelques jours après Noël, n’a fait que renforcer la tendance.
«Quoi que l’on pense de Jésus ou de la famille, c’est à Noël qu’on se dit qu’on a une chance de la rassembler enfin, cette famille, confirme Jean Chollet, pasteur de la paroisse de Saint-Laurent, à Lausanne, qui pour la deuxième année ouvre son Chalet aux pasteurs les samedis de décembre. Il n’y a qu’à voir les efforts que font les familles pour se réunir! Quel que soit l’agenda des uns et des autres, on continue à tenter de se rassembler, même si ça doit être le 10 décembre!» Ainsi, tant qu’il y aura des enfants et des parents, il y aura Noël. «Qu’ils aient 30 ou 80 ans, les gens sont intarissables sur les Noëls qu’ils ont vécus dans l’enfance», raconte le sociologue valaisan Bernard Crettaz, qui attend le 24 décembre pour aller couper son sapin et le ramener dans son chalet de Zinal. «La force de Noël, c’est que c’est un rite d’initiation fondamental de l’enfance.»
Familles et névrose. Qui dit familles dit conflits, et leur lot de névroses et rancunes plus ou moins réglées. Du coup, Noël, fête «concernante» par excellence, est aussi celle qui divise et crée les émotions les plus divergentes dans la population. On l’adore ou on la hait, on la fête avec excès ou on la fuit à l’autre bout du monde. «Noël signifie “Attention danger” pour beaucoup de gens, analyse Vincent Bouffard. Cette période crée un nombre de situations à risque énorme, entre l’obligation de se retrouver en famille, celle de contenter tout le monde, la recherche des cadeaux, les repas à organiser.» Noël, fête redoutée? «Oui!, abonde le psychiatre Gérard Salem. A une époque où les familles se fragmentent et se recomposent, cela peut vite devenir un cauchemar de satisfaire les envies de tout le monde. Les thérapeutes de famille observent que c’est une source de tensions dès l’automne. A travers Noël et son échange de cadeaux se jouent tous les règlements de comptes. Chacun se voit attribuer des dettes et des mérites, c’est pour ça que c’est sensible.»
Fuir Noël. De fait, on n’échappe pas à Noël. Ce qui génère un stress intense chez les allergiques aux obligations familiales, et une ruée dans les agences de voyage compatissantes. «Fuir Noël? Je l’entends de plus en plus, soupire Vincent Bouffard. C’est une poussée d’égoïsme qui peut mal passer dans les familles. D’autant plus qu’en faisant cela on ne fait que souligner l’importance qu’on y accorde, même en négatif.» «On peut craindre les Fêtes, tenter de les fuir, mais on doit les traverser, assène Bernard Crettaz. Ce que nous appelons les fêtes de fin d’année représente un cycle fondamental dans la vie de nos sociétés. D’un point de vue ethnologique, il y a toujours eu un cycle qui va du 24 décembre au 6 janvier, de Noël aux Rois, et qui contient le changement d’année. C’est un rite de passage, une épreuve initiatique. Si on ne le fait pas, quelque chose ne s’accomplit pas, qui ne permet pas de passer à la suite.»
Si Noël concerne tout le monde, Noël, pour les mêmes raisons, divise. «Noël est une fête qui exclut ceux qui sont trop démunis pour faire des cadeaux autant que ceux qui, n’ayant pas de famille, ressassent leur solitude, regrette le philosophe et thérapeute Jacques de Coulon. Elle exclut ceux qui ne remplissent pas les critères – avoir une famille, des amis, de l’argent – qui rassemblent les autres.» Soit on adore, soit on déteste les 24 et 25 décembre. «Si l’on déteste Noël, c’est parce que ce temps évoque des blessures, de l’hypocrisie, des conflits importants, explique Bernard Crettaz. Comme c’est parfois le seul moment où certaines familles se retrouvent, c’est le lieu de tous les règlements de comptes. La fête est toujours proche du drame.»
Attentes et déceptions. Et la déception est souvent à la hauteur des attentes liées à l’événement. «Il y a un gros décalage entre l’avant et le pendant du repas. D’où une contrariété que l’on ne sait pas gérer, avertit Jean-Claude Kaufmann. Avant, ce sont ces semaines magiques de décembre où l’on sent monter l’ambiance annonciatrice du grand événement. Hélas, le jour venu, c’est l’ordinaire qui s’impose souvent. Les enfants boudent, mécontents de leur cadeau, le grand-père ressasse ses histoires mille fois entendues et l’élan retombe. On y avait pourtant cru!»
Les attentes autour de Noël sont ainsi familiales et sociales plus que religieuses. «Les gens ont peu d’attentes spirituelles, constate Jean Chollet. Proposer la messe ou le culte de minuit passe encore, ce rituel fait partie de Noël, comme la crèche, la bûche, le sapin. Mais pas davantage. A nous, gens d’Eglise, de trouver le moyen de nous glisser dans les célébrations des familles! Nous ne sommes pas là pour juger mais pour faire passer un message de solidarité. La manière dont la crèche a évolué est parlante: elle est devenue jolie, inoffensive, la réplique d’un lieu où il fait bon être. Alors que la mangeoire dont part toute l’histoire représente le dénuement, la marge, les migrants. Mais qui veut se souvenir de quelque chose de désagréable au moment de passer un bon moment en famille?»
La fantastique opération commerciale qu’est devenu le temps de l’avent (lire l’interview page suivante) n’a d’ailleurs pas que des aspects négatifs. «Elle permet qu’on se sente généreux, et ça fait du bien à l’estime de soi», considère Rosette Poletti. «On se prête de l’attention parce qu’il le faut, tempère Gérard Salem, mais on est blasé. Le côté solidaire, charitable et désintéressé a laissé sa place au commercial, à la féerie euphorique des marchands. Le besoin spirituel n’a pas pour autant disparu, car certains esprits restent orphelins d’une communion réunificatrice.»
Imagination rituelle. En réponse, Bernard Crettaz constate un renouveau des rituels plus fort que jamais. «La demande est grande! Et les familles d’aujourd’hui doivent faire preuve de beaucoup d’imagination pour se créer des rites qui les soudent à leur manière.»
Qui dit rite dit transmission: c’est bien ce qui est au cœur de la fête, encore et surtout en 2013. «Noël est devenu le moment de l’année privilégié pour la transmission de certaines valeurs, de coutumes de notre culture, confirme Vincent Bouffard. On parle sapin, cadeaux, repas, mais en fait les enjeux familiaux sont au cœur de tout.» «Nous voudrions retrouver les sensations, les émotions éprouvées enfant, constate Rosette Poletti. Hélas, you can never go home again, comme disent les Anglo-Saxons. Il y aura toujours un décalage entre le souvenir et la réalité! Les difficultés des repas de famille se produisent souvent parce qu’on n’y trouve pas l’harmonie que l’on souhaiterait avoir et que l’on imagine avoir éprouvée lorsqu’on était enfant.» Bref, entre le bœuf et l’âne gris, dort le petit fils pour longtemps encore.
Claude-Inga Barbey, comédienne et écrivaine
La mélodie du bonheur
«Un souvenir doux comme de la ouate. Des petits en pyjama, à l’aube, qui déchirent des papiers dorés, des paquets plus grands qu’eux, le dernier Lego du rayon, ouf… La lettre au père Noël qui traîne tout le mois de décembre dans mon porte-monnaie, entre la carte Cumulus et un ticket d’essence… Barrer les achats, au fur et à mesure. Mon mari, à genoux au milieu du salon, ses chaussures enfilées sur ses mains, et qui dessine avec les semelles les traces de pas du père Noël sur le tapis avant d’aller se coucher. La dinde trop sèche, les truffes roulées à la main, et chaque année La mélodie du bonheur.»
Denis Maillefer, metteur en scène
Privilégier le spirituel
«Je pense à ces millions de nouveaux objets qui vont entrer dans les maisons occidentales. Que deviendra cette masse de choses qui vient s’ajouter à la masse de choses? Je n’aime pas les objets. Dans notre maison, quand quelqu’un amène un nouvel objet, il doit en sortir un autre. De mon côté, à Noël, je tente d’offrir des instants (opéra, concert, spectacle) et non des choses. Je n’aime pas la période, ce fric qui se balade dans la rue, le mauvais champagne et ceux qui se plaignent de leur famille, mais la fête, la famille, justement, j’aime bien. On fait des tournus, on tire au sort à qui on offre un cadeau (et donc on en reçoit un) et, du côté de ma bonne amie, on va dans la forêt (c’est mieux avec la neige), on va autour d’un sapin garni de bougies, on dit un poème, une pensée, une histoire, un chant, on boit un verre de vin chaud, un moment ensemble. S’il n’y a rien de spirituel, cela ne m’intéresse pas.»
Anne Cuneo, écrivaine
Célébrer la non-Noël
«“Ecris une lettre au père Noël, qu’il sache ce que tu désires”, me dit-on. J’ai 9 ans. Et je suis pleine de commisération pour ces pauvres adultes qui ont encore besoin de ça – je fais un gros effort pour leur faire croire que j’y crois. J’écris. Ce que j’aimerais, comme Alice au pays des merveilles, c’est qu’on fête la non-Noël, 364 fois par an, et qu’on oublie ce goulet d’étranglement fait de dons et de sentiments contradictoires qu’est le 365e jour. J’ai grandi, mais ce sentiment est resté.»
Derib, dessinateur
Une fête devenue triste
«Noël représentait pour moi une fête de famille qui permettait de se retrouver tous ensemble, de partager un moment heureux en ouvrant des cadeaux. Quand les enfants étaient petits, on avait un petit père Noël qui sonnait une cloche, le matin du 25, et les invitait à descendre ouvrir leurs cadeaux. Mais Noël est devenu une institution commerciale. Ça me fatigue de découvrir des vitrines en octobre déjà. Il y avait aussi pour moi, à cette époque de l’année, une prise de conscience sur l’état de la planète. Or, elle est aujourd’hui dans un tel état, il se passe tant de choses épouvantables, que la fête est devenue triste. On se souhaite du coup simplement un joyeux Noël avec ma femme, et les cadeaux, on se les fait durant le reste de l’année.»
Darius Rochebin, journaliste
Un moment chaleureux
«Je raffole de Noël. Quand j’étais enfant, on montait des spectacles bibliques au temple de Saint-Gervais, à Genève. C’était une ambiance particulière: sombre, froide, minérale. Le pasteur Rédalié nous offrait une mandarine. C’était délicieusement austère. J’adorais ça! Je ne suis pas mystique, mais ces longues nuits du solstice d’hiver me fascinent. En famille, à la maison, c’est chaleureux. En voyage, c’est bien aussi. Un 25 décembre, à l’aube, nous avons descendu le Grand Canal à Venise, seuls, dans un silence complet. C’est un de mes plus beaux souvenirs.»
Martina Chyba, journaliste, écrivaine
Au bout du monde, au soleil
«Je l’avoue, j’ai horreur des bondieuseries et de l’obligation de penser à la misère dans le monde à la période de Noël. Généralement, j’arrive en décembre dans un état de délabrement avancé, composé de grippe, d’épuisement et de blues hivernal; donc si cela ne tenait qu’à moi je me taillerais au bout du monde (de préférence au soleil car en plus je n’aime pas le froid) autour du 23 chaque année. Mais, comme rien n’est simple et que personne n’est complètement cohérent, n’est-ce pas, j’avoue que j’aime assez le côté païen de la fête, la lumière des bougies, les biscuits (j’adore la pâtisserie), les odeurs de cannelle, orange et chocolat et ces trucs. Et comme les enfants sont très conservateurs, mes ados adooorent encore Noël, faire le sapin avec leur père, avoir la famille réunie, jouer Douce nuit au piano, gratter des billets de loterie à l’apéro et finir en pyjama à manger les restes en construisant un Lego. C’est quand même quelque chose de très incrusté, qui fait partie de notre histoire et de notre culture et qu’il est difficile de zapper complètement. Donc, bon, souvent on joue le jeu, on passe un bon moment en faisant bien attention à ne parler ni de cul, ni de politique, ni d’argent… Cette année, on fait un compromis bien helvétique: une petite fête le 22 sans cadeaux et sans stress, comme ça tout le monde est content, et le 24, avion et loin!»
Geluck, auteur de «La Bible selon le Chat»
Un rituel important
«J’ai été élevé dans un environnement familial tendre. Noël m’inspire des sentiments et des souvenirs chaleureux. Mais on peut rire à Noël et de Noël, son côté commercial et kitsch prend parfois des tournures grotesques! C’est une fête païenne, mais liée à la croyance. Que l’on croie au père Noël ou en Dieu, l’important, c’est de croire, d’être en lien. La naissance de Jésus dans l’étable est un joli conte de fées indémodable. Je me souviens d’avoir mangé dans mon enfance, en Belgique, le cougnou, une spécialité avec une petite crevette sur le dessus symbolisant le nouveau-né! Je ne suis pas croyant mais je pense que Noël est un rituel important. J’ai deux enfants, un petit-fils de 20 mois, une femme depuis bientôt quarante ans. Je fête Noël avec eux.»
Christian Lüscher, conseiller national PLR
Décélération bienvenue
«Ce n’est pas foudroyant d’insolence, mais je fais partie de ceux qui adorent Noël. Pour des raisons classiques, notamment le côté festif qui rassemble les générations d’une famille. D’ailleurs cette année, l’invitation se fait chez moi. J’apprécie aussi cette décélération de la vie quotidienne, et je ne trouve même pas que l’aspect commercial ait pris plus d’ampleur ces derniers temps. Mais évidemment, chacun vit cette fête comme il l’entend.»
Laurence Bisang, animatrice radio
Un rendez-vous sacré
«Pas croyante mais très famille, Noël m’est un rendez-vous “familial sacré”. Le soir, forcément; à midi, ça ne fait pas Noël! Longtemps fêté à quatre, papa, maman, Anne et moi, pour cause d’expatriation, la donne a changé au fil des ans: amours, divorces, enfants, remariages ont transformé la tablée – à laquelle certains manquent cruellement aujourd’hui – mais jamais la convivialité de ces réels “joyeux Noël”. Avec un vrai sapin (je sais, c’est pas écolo…) bardé de loupiotes. Et des gourmandises. Noël, c’est aussi l’avent, le calendrier à effeuiller, les décorations lumineuses en ville (le Palace de Lausanne, une féerie!), le froid, la neige, les feux de cheminée et… le père Noël, pardi, auquel – vous l’avouerai-je? – je crois toute l’année!»
Zep, dessinateur
Une affaire de logistique
«Avec une famille recomposée, des enfants entre Paris et Genève, Noël est devenu pour moi une affaire logistique: la complexité devient vite incroyable pour faire des trucs qui plaisent plus ou moins à tout le monde. Autrement, je reste assez bon client, avec le souvenir d’un oncle qui se déguisait, capuche rouge et fausse barbe. Et je regarde amusé cette mode des pères Noël accrochés partout aux fenêtres et balcons des immeubles: ils ont l’air d’être morts gelés. Il n’y a personne pour leur ouvrir?»
Propos recueillis par Stéphane Gobbo, Julien Burri, Christophe Passer et Isabelle Falconnier