Entretien.Le don raisonnable est de retour, note l’ethnologue Martyne Perrot. Et c’est une manière de renouer avec l’éthique bourgeoise qui a présidé à «l’invention» du rite préféré des sociétés occidentales.
Le cadeau de Noël plonge ses racines dans l’Antiquité, avec les «étrennes» romaines des calendes de janvier («strenae» comme Strenia, déesse de la santé). Mais le rite laïque et conifère tel que nous le connaissons est né au milieu du XIXe siècle, façonné par l’essor conjoint de deux géants de la modernité: la bourgeoisie et les grands magasins. La sociologue et ethnologue française Martyne Perrot, déjà auteure d’une Ethnologie de Noël, raconte, dans son nouveau livre*, l’histoire de cette «invention». Questions sous le sapin.
Actuellement, sur les murs des villes romandes, une ONG nous invite à offrir une chèvre à un paysan du Bangladesh pour le compte de notre beau-père: le cadeau caritatif entre-t-il dans la catégorie du «cadeau utile», dont vous observez le retour à la fin de votre livre?
En parlant de «cadeau utile», je pensais surtout au retour à une éthique bourgeoise du don raisonnable, par contraste avec l’euphorie d’une dépense sans limites que nos sociétés ont connue il y a peu. Dans le décor bourgeois où est né, à la fin du XIXe siècle, le rite familial du cadeau de Noël, on offre des nécessaires de couture aux petites filles pour leur apprendre leur métier de femme.
On se doit aussi d’offrir des présents aux pauvres…
Oui, Noël a une importante dimension charitable, vantée dans d’innombrables contes moraux et histoires édifiantes. D’une certaine manière, le cadeau caritatif est une nouvelle forme de cadeau aux pauvres.
Qu’est-ce que le bourgeois charitable de la fin du XIXe offre à l’enfant de famille «pauvre et méritante»?
Une mandarine, éventuellement un modeste joujou, mais surtout pas trop beau: il faut se garder de faire souffrir le petit malheureux en développant chez lui des goûts que ses parents ne pourraient satisfaire… Toute la charité bourgeoise est là: elle prône la compassion mais réaffirme l’implacable distance sociale. N’oublions pas que, pendant que la bourgeoisie découvre les nouveaux temples de la consommation que sont les «magasins de nouveautés», les rues des villes se remplissent des victimes de l’industrialisation. Notez qu’au sein de la famille aussi, Noël est le moment où chacun est remis à sa place. De toutes les fêtes, c’est certainement la plus conformiste.
C’est aussi celle qui résiste le mieux, confirmez-vous: ceci explique cela?
Elle résiste parce que depuis le XIXe siècle, elle est devenue une fête de l’enfant et que, dans nos sociétés, l’importance accordée à ce dernier est capitale. Mais le paradoxe, c’est que ce rituel, très marqué historiquement, célèbre une famille qui ressemble de moins en moins à son modèle d’origine. Les foyers se séparent et se recomposent et on voit les gens faire des efforts insensés pour se rapprocher de cette image victorienne de la famille rassemblée autour du sapin, qui reste un modèle idéalisé. Je crois que ce décalage entre la réalité et ce modèle irréel crée pas mal de tensions et d’angoisses.
Le succès de Noël traduirait un désir de revenir à la famille façon XIXe?
Je ne crois pas, mais il exprime une nostalgie. Nostalgie de l’enfance, nostalgie d’une croyance au miracle de Noël qui fait advenir un monde harmonieux où tout le monde s’aime et personne ne se dispute.
Nous sommes en 1880, dans un appartement bourgeois «boursouflé de tentures». Qui reçoit quoi autour du sapin?
Les filles reçoivent des poupées à tête de porcelaine, des dînettes, des nécessaires de couture. Les garçons, des uniformes militaires reproduits avec une précision remarquable. Vous noterez que cette distinction des rôles sexués perdure, elle s’est même accentuée dans les magasins avec les rayons jouets séparés filles-garçons. Le père reçoit des articles de fumeur, blague à tabac ou fume-cigarette, la mère un service à thé en porcelaine, un bijou, une reproduction de statuette antique en plâtre, un ramasse-miette… La grand-mère reçoit des gants, une chaufferette, le grand-père un livre ou une pipe. Les grands-parents sont des figures centrales du tableau bourgeois de Noël.
Et les domestiques?
Ils reçoivent un tablier neuf, un nouveau plumeau, un châle pour sortir pour les plus chanceux. Mais le cadeau aux domestiques renvoie plutôt aux étrennes du nouvel an, un vieux rituel qui n’est pas spécifiquement familial. Le mot «étrennes» a longuement cohabité avec celui de «cadeau de Noël», jusque vers 1930.
A l’origine, les cadeaux de fin d’année avaient une dimension conjuratoire. A-t-elle complètement disparu?
Ce qui est enraciné dans le folklore, c’est le geste d’échanger des offrandes – souvent alimentaires – au moment de l’année où tout est sombre et froid. Au cœur de l’hiver, on fête l’abondance, c’est une offrande à la vie. Et une manière de s’aider à passer cette période inquiétante du solstice d’hiver, une période dangereuse où les enfants sont menacés symboliquement. Le cadeau a un pouvoir protecteur. Je crois qu’aujourd’hui encore nous ne sommes pas loin de cela: notre manière d’ensevelir les enfants sous les cadeaux fait écho à un geste très ancien, destiné à conjurer les dangers qui les menacent.
* «Le cadeau de Noël».
De Martyne Perrot.
Autrement, 169 p.
Martyne Perrot
Née en 1946, elle est sociologue et chargée de recherche au CNRS. Elle a publié plusieurs essais dont «Ethnologie de Noël, une fête paradoxale» en 2000 (Grasset), «Idées reçues sur Noël» en 2002 (Cavalier Bleu) et «Faut-il croire au Père Noël?» en 2010 (id.).