Laurent Favre
Analyse. La phase finale de l’Euro 2016 se joue entre 24 équipes. Une première qui n’est pas sans conséquences sur le jeu et l’ambiance, notamment du fait de la présence de «petites nations».
Créé en 1958 et organisé pour la première fois en 1960, le Championnat d’Europe des nations a d’abord réuni pour sa phase finale quatre équipes (de 1960 en France à 1976 en ex-Yougoslavie), puis huit (de 1980 en Italie à 1992 en Suède), puis 16 (de 1996 en Angleterre à 2012 en Pologne et en Ukraine). Cette année, la phase finale en France regroupe 24 pays. Avant même le début de la compétition, ce nouveau format, aperçu lors des Coupes du monde de football 1982, 1986, 1990 et 1994, amenait déjà deux types de commentaires: l’un sur le niveau supposé des équipes qualifiées, l’autre sur la complexité de la formule.
L’Euro à 24 est une idée de Michel Platini. L’ex-président de l’UEFA, souvent élu avec les voix des nombreux petits pays de l’Est, voulait ouvrir la fête du football européen à plus de pays. En 1976, ils étaient 32 à participer aux matchs éliminatoires, 53 en 2016. L’Euro 2016 a donc vu débarquer en France une série d’équipes qui n’étaient jamais apparues, ou plus depuis très longtemps, sur la scène internationale. C’est le cas de l’Albanie, du pays de Galles, de l’Irlande du Nord, de la Slovaquie, de l’Islande, de la Hongrie et de l’Eire.
La formule à 16, considérée comme idéale, avait la réputation d’offrir le meilleur du football européen. C’était, disait-on, «une Coupe du monde où ne manquent que le Brésil et l’Argentine». Le format était extrêmement clair: quatre poules de quatre équipes, les deux premières qualifiées pour les quarts de finale. A 24 équipes, tout se complique. Comment passer de 24 à huit ou 16? Dans des sports comme le basket, le handball ou le volley, où les joueurs peuvent soutenir la cadence d’un match par jour, la réponse aurait été simple: quatre groupes de six équipes.
Pour éviter la surcharge des organismes et l’étirement trop long de la compétition, l’UEFA a opté pour la formule inverse: six groupes de quatre et, pour arriver à 16 qualifiés (et basculer en mode tournoi avec matchs à élimination directe), la qualification des quatre «meilleurs troisièmes». Un système particulièrement alambiqué qui veut que la France, qualifiée depuis dimanche et son match contre la Suisse (0-0), ait dû attendre mercredi soir pour connaître son adversaire en huitième de finale parmi neuf possibles!
Une ambition partagée
Avec presque trois qualifiés sur quatre dans chaque groupe, tous les pays font le même calcul: une victoire et un match nul suffisent pour passer le «cut». Un objectif accessible à tous. Et ils ont raison d’y croire parce que l’évolution du football leur donne les atouts pour se défendre. Depuis une vingtaine d’années, grâce notamment à l’argent redistribué et à l’aide technique apportée par l’UEFA, tous les pays se sont structurés. La formation, qui était souvent abandonnée aux clubs, est devenue l’affaire des fédérations. On connaît le cas de la Suisse, qui s’est muée en peu de temps en un pays réputé pour la qualité individuelle de ses joueurs, qu’elle exporte même dans d’autres sélections (dix en Albanie, un en Croatie).
Le cas le plus emblématique est celui de l’Islande. Avec seulement 300 000 habitants, 23 000 licenciés et 100 joueurs professionnels, comment ce pays a-t-il pu tenir tête au Portugal de Cristiano Ronaldo (1-1)? Au début des années 2000, la fédération islandaise (KSI) a décidé de maximiser ses ressources et visé deux objectifs: 1. Il faut que l’on puisse jouer au football toute l’année. 2. Il faut que chaque jeune bénéficie d’un entraînement de qualité. Sept terrains couverts ont été construits sur l’île et 92 entraîneurs professionnels très diplômés engagés. Suffisant pour former un groupe de 23 joueurs compétitifs.
Comme l’Islande, toutes les «petites nations» possèdent des bons joueurs. Pas des champions, à quelques rares exceptions près (Gareth Bale au pays de Galles, Marek Hamsik en Slovaquie), mais des produits standardisés, des ouvriers qualifiés aptes à se fondre dans un collectif bien rodé. C’est l’autre révolution du football mondialisé: toutes les équipes savent bien jouer tactiquement. Plus exactement: elles savent bien défendre. Analysant ce qui manquait à l’équipe de Suisse dans les années 1980, Heinz Hermann, le recordman suisse des sélections (117, aucune phase finale), fait cet étonnant aveu: «A l’époque, on n’avait pas conscience de l’importance du mental et de la solidarité. On pensait que onze joueurs moyens finiraient toujours par perdre contre onze très bons joueurs.»
Depuis Aristote, on sait que le tout est plus que la somme des parties, mais en football, c’est une trouvaille assez récente. Bien préparés physiquement, bien dirigés par des entraîneurs au point tactiquement, les footballeurs hongrois, nord-irlandais, gallois ou albanais ont désormais les moyens de leurs ambitions. Parce qu’il est plus facile de défendre que d’attaquer, cela passe par un jeu fermé, avec peu de prises de risque. Le premier tour de cet Euro à 24 équipes se distingue ainsi par son faible nombre de buts (47 après 24 matchs, contre 60 en 2012 et 57 en 2008) et par des scores très serrés, 1-1 ou 2-1. Un contrepied au modèle dominant de la Ligue des champions, où les stars du Barça ou du Bayern passent régulièrement des 6-0 à leurs adversaires.
Sur les pelouses (indignes) de l’Euro, Cristiano Ronaldo n’a pas la partie facile. La star portugaise, en manque de réussite sur ses deux premiers matchs, découvre face à elle des adversaires bien plus rugueux et déterminés que les défenseurs du Rayo Vallecano ou de Wolfsburg. Après le match nul du Portugal contre l’Islande, il s’en est même plaint sur un ton amer: «Ils n’ont rien essayé, ils n’ont juste fait que défendre, défendre, défendre, et jouer en contre. Selon mon opinion, c’est une petite mentalité.»
La détermination des joueurs des petites nations est impressionnante. L’Islande mais aussi l’Irlande du Nord ou l’Albanie se battent avec une énergie que l’on ne trouve guère à haut niveau qu’à l’Atlético Madrid. Au besoin, ces joueurs n’hésitent pas à commettre des fautes grossières, tacles par-derrière, ceinturage à deux mains, pour parer au plus pressé ou tuer dans l’œuf une contre-attaque. «C’est dur contre tout le monde», concède l’avant-centre français André-Pierre Gignac.
Une ferveur inédite
Ce nouveau rapport de force explique également la forte proportion de buts marqués en fin de match. Les petites équipes qui défendent courent plus, se fatiguent plus et craquent souvent sur la fin, parce qu’elles manquent de lucidité ou de profondeur de banc. A Marseille, où elle a cédé deux fois dans le temps additionnel, l’Albanie a ainsi fait rentrer le Luganais Frédéric Veseli et le Bâlois Taulant Xhaka quand la France lançait Paul Pogba (Juventus) et Antoine Griezmann (Atlético). Les matchs de l’Euro deviennent donc des jeux de force et de patience, des bras de fer où l’on se neutralise jusqu’à ce que la fatigue opère.
La ferveur des nouvelles nations de l’Euro est décuplée par l’impressionnant soutien populaire qu’elles déplacent. A Bordeaux, Toulouse, Lens ou Lyon, les tribunes se colorent de rouge (Galles), vert (les deux Irlandes) ou de bleu (Islande) au gré des rencontres. Roumanie - Albanie le 19 juin à Lyon (0-1), a priori une rencontre peu emballante, s’est révélée une affiche haute en couleur grâce à la chaleur du public albanais. Quand les publics français ou allemand attendent les quarts de finale pour s’enthousiasmer vraiment, les nouveaux venus ont tout de suite amené un air de fête à cet Euro qui en avait bien besoin. Ils pensaient peut-être partir les premiers mais, alors que l’on jouait les derniers matchs du premier tour, tous étaient en mesure de se qualifier.