La Chine a des ambitions viticoleset figure déjà au 5e rang des plus vastes vignobles du monde. Reportage à Yinchuan, la ville qui se rêve capitale du vin.
Pierre Thomas, Yinchuan
Acroire le film projeté au château Lanyi, au pied de la montagne Helan, dans la région autonome du Ningxia, la Providence aurait planté deux grains de raisin sur la planète: l’un à Bordeaux, France, l’autre sur la montagne Helan Est, Chine. La bande publicitaire véhicule force clichés, quitte à s’arranger avec la vérité. Des images de châteaux façon Loire défilent à l’écran, et la voix soft rappelle que les meilleurs vignobles du monde sont situés sur le 46e parallèle: d’ouest en est, la Californie, Bordeaux et, on l’a deviné, la montagne Helan.
On n’en a pas encore pris conscience: la Chine plante de la vigne à tout va. Déjà, avec 250 000 hectares recensés, elle figure au 5e rang des plus vastes vignobles du monde, derrière l’Espagne, la France, l’Italie et les Etats-Unis. Jusqu’ici, les régions viticoles étaient souvent proches de la mer (comme dans le Shandong) dans un climat chaud et humide. Elles se développent désormais aux frontières du désert de Gobi, le long d’une des «routes de la soie» où les étés sont secs et torrides et les hivers très froids.
Dans cette région du Ningxia, la ville de Yinchuan se rêve, d’ici à 2020, capitale mondiale du vin, et met en place la première «pyramide» qualitative des vins chinois dans un projet digne des grandeurs de l’Empire du Milieu.
Mao au vin rouge. La cave du château Lanyi est encore modeste, et la résidence s’agrandit autour d’un projet d’hébergement œnotouristique: son propriétaire, Cao Kai Long, qui est aussi le directeur du développement de l’industrie viticole du Ningxia, construit l’un des 100 châteaux qui sortent de terre comme par miracle. Au mur de la cave, une photo historique: Mao trinque avec Ho Chi Minh avec un verre de vin rouge… et non de bai jiu, l’alcool de riz ou de sorgo si populaire en Chine.
Longtemps, la cave n’a produit que du vin d’entrée de gamme. Maintenant, elle vise le haut de gamme. «Les experts de la Revue du vin de France ont apprécié notre pinot noir 2012», confie Liu Xin, une jeune œnologue formée durant quatre ans à Bordeaux. En face de ce projet industriel, sur 55 ha de vignoble «seulement», le domaine Helan Qingxue fait figure de cave expérimentale et exemplaire.
Pernod-Ricard, Miguel Torres et LVMH. Formée en Australie, l’œnologue Zhang Jing fait déguster ses vins dans une salle immaculée. Au mur, des posters des vignobles de Bordeaux, des étiquettes de Mouton-Rothschild et du top 100 des vins du monde. L’œnologue donne à goûter la fierté de la maison, le Jia Bei Lan 2009, le premier vin chinois à avoir décroché une médaille d’or aux Decanter Awards, à Londres, en 2011. Il reste encore quelques-unes des 12 000 bouteilles, vendues d’ordinaire 268 yuans (35 francs), mais, médaille d’or aidant, son prix a triplé à 898 yuans (136 francs). Les Chinois ont le sens de la hiérarchie et des affaires: ce qui est bon se doit d’être cher…
Le projet de la montagne Helan Est prévoit d’implanter 100 châteaux sur un haut plateau et de construire trois «villes» (sic) du vin. L’«objectif 2020 vise 60 000 ha de vigne» (4 fois la Suisse!), confie le secrétaire du Parti communiste local, Kang Zhanping, employé dix ans à la chancellerie de l’ambassade de Chine à Berne. Des ambitions qui ne tombent pas de la dernière pluie. «Depuis 1990, on a planté à l’essai une vingtaine de cépages européens, français, italiens, et américains, explique Zhao Shihva, sous-directeur de l’industrie du développement vitivinicole du Ningxia. Il y a dix ans, on a eu la preuve que la région de la montagne Helan Est est favorable à la vigne. Les investissements sont l’œuvre de tous les grands groupes vitivinicoles chinois, comme la COFCO, Dynasty, etc. Nous voulons devenir la capitale du vin chinois.»
Les producteurs de raisin ont été fédérés, et un institut vitivinicole a ouvert à l’Université de Yinchuan. Un million de plants de huit cépages principaux ont été importés de France cette année, l’assemblée provinciale a accepté la mise en place d’une appellation d’origine contrôlée – la première de Chine –, et chaque vin médaillé à l’international reçoit une prime de 500 000 yuans (80 000 francs). Tous les deux ans, des crus seront promus à un niveau supérieur: d’ici à 12 ans, cette «pyramide» comprendra six niveaux de «châteaux». Le tout sous l’œil d’experts de l’Organisation internationale de la vigne et du vin à Paris.
Le Ningxia, à une heure d’avion de Pékin, classé «zone économique spéciale», encourage les investissements étrangers. Parmi eux figurent Pernod-Ricard, Miguel Torres et LVMH, prêts à miser sur l’élaboration de mousseux de qualité. Pour démarrer, 25 ha de terrain, avec un droit de superficie de 70 ans, sont mis à disposition de qui veut construire un «château». Il faut compter 750 000 francs suisses de fonds propres et l’aide économique étatique en assure le triple. D’ici à 2020, 300 000 personnes devraient être formées au Ningxia dans l’économie vitivinicole et l’œnotourisme, à travers la filière des écoles professionnelles.
Château Bacchus. Avec sa grille peinte en doré, ses toiles de maîtres occidentaux et ses lustres vénitiens, le château Bacchus – classé l’an dernier par le New York Times dans les 46 lieux vitivinicoles à visiter sur la planète – fait figure d’antiquité kitsch: il a «déjà 14 ans». Il y a certes, autour, une quarantaine d’hectares de vigne, mais c’est le décorum qui prime ici. Une cuisinière «qui a travaillé en France» tient table d’hôtes dans les salons privatifs. «La plupart des Chinois préfèrent l’alcool au vin, affirme le jovial Kang Zhanping. Boire du vin, aujourd’hui, permet de montrer son rang social. Mais c’est coûteux: si vous invitez des amis, vous avez besoin de quatre bouteilles de bon vin. A 400 yuans, ça vous fait 1600 yuans (240 francs). Pour le même effet (rires!), une bouteille d’alcool vous coûtera 100 yuans (15 francs).»
Comme à Bordeaux. Il n’empêche: le monde du vin chinois est en marche. Au cœur de Yinchuan se cache le meilleur domaine viticole du Ningxia, hélas voué aux bulldozers, coincé entre les vestiges d’un zoo et le chantier d’une monumentale mosquée. La cave de Silver Heights est tenue par Thierry Courtade, un quinquagénaire à l’accent gascon qui a été pendant vingt-quatre ans maître de chai à Calon-Ségur, un des meilleurs domaines de Saint-Estèphe, et sa femme Emma Gao, œnologue formée à Bordeaux. La famille Gao, qui veille sur un vignoble de 50 ha, va construire une des caves de «la route des châteaux».
«Les Chinois s’imaginent qu’on est comme à Bordeaux, soupire Thierry Courtade. Mais on ne peut pas faire des merveilles. Le sol, des lœss, et le climat, continental, sont différents. La température descend à moins 25 et il peut geler jusqu’en avril. Au printemps, il faut dégager les ceps à la pelle; on en perd un sur dix. Mais dans la vigne, on n’a presque pas de maladie, juste un peu d’araignée rouge qu’on traite en une pulvérisation. Sinon, aucun traitement chimique n’est nécessaire.»
Le domaine produit actuellement 30 000 bouteilles de quatre vins rouges sous les étiquettes The Summit, Emma’s Réserve et Val Enchanté. Le maître de chai nous fait déguster un échantillon de 2012 resté en barrique de chêne français jusqu’à présent: la texture est soyeuse, les tanins d’une belle finesse avec, en finale, des arômes délicats de violette. La preuve qu’en limitant la production et en soignant les travaux de cave, il est possible de «sortir» de ce désert aride des vins haut de gamme. La famille (élargie) Gao en est persuadée. Du reste, «gao», en chinois, signifie «élevé».