Cinquante ans après sa création, le voguing,danse parodiant les poses des mannequins, fait des émules à travers toute l’Europe, Suisse romande comprise.
«Tac tac tac bam», rythme le commentateur dans son micro. Telles des flammes, les ailes de ces oiseaux de feu se déploient avec une gracieuse violence. Bienvenue au Südblock, bar branché de l’ouest berlinois, où s’est réunie la jeune communauté allemande de voguing: une vingtaine de danseurs. Affublés d’un plumage de roi grec ou de princesse égyptienne, ces volatiles s’affrontent à coups de contorsions et de figures au sol. La foule en transe étouffe sous ses hurlements la house music. «Tac tac tac bam.» Bienvenue au Tit Bit Ball, compétition de danse, de virtuosité et de séduction, où quatre juges élisent les gagnants. «Tac tac tac bam.»
La reine de la soirée, c’est Georgina Philp, alias Georgina Leo Melody, peau ébène sur corps brûlant. Après avoir découvert le voguing à New York, cette danseuse professionnelle fonde en 2012 la House of Melody, première «maison» allemande de cette danse consistant à parodier les poses des mannequins du magazine Vogue. Du haut de ses 28 ans, Mother Georgina organise depuis deux ans le Berlin Voguing Out Festival, grande compétition internationale au succès «inattendu».
Eh oui: YouTube aidant, le mouvement marginal du voguing a créé des émules à travers toute l’Europe, de la Russie à la France en passant par la Suède. «Toutes les chorégraphies pop et R’n’B s’en inspirent, certains chorégraphes contemporains aussi», ajoute Serge Laurent, programmateur des spectacles vivants au Centre Pompidou, qui a consacré au voguing son affiche de la rentrée 2013. On pouvait notamment participer à des ateliers de voguing ou voir The Fire Flies, Francesca, Baltimore, documentaire du Français Frédéric Nauczyciel sur les vogueurs de cette cité du Maryland. «J’ai voulu associer l’aspect technique du voguing à sa réalité sociale», explique Serge Laurent.
Ghetto. Rikers Island, 1960. C’est dans cette célèbre prison new-yorkaise que serait né le voguing avant d’arriver à Harlem. Pauvres, Afro-Américains, homosexuels, les vogueurs sont des marginaux rejetés par l’Amérique à la peau blanche. En singeant les mannequins sur papier glacé, ils se réapproprient les signes de ce pouvoir qui les exclut. Et trouvent dans les houses une famille de substitution, un rempart à la discrimination et à la criminalité. Dans les balls, c’est donc regroupés par houses – dont le nom se réfère souvent à la mode (Revlon, Chanel, Saint Laurent, etc.) – qu’on s’affronte, et dans différentes «catégories», inventées pour se sentir réel.
On y incarne un alter ego magnifié par le maquillage outrancier et les costumes extravagants afin de découvrir son identité, sa sexualité et, au final, devenir soi-même. En 1990, Jennie Livingston offre dans Paris Is Burning, documentaire culte, un portrait fascinant de cette culture underground. La même année, le tube Vogue de Madonna achève la consécration mainstream avant que le voguing retombe dans l’oubli.
Absence de l’industrie du disque, verrou par rapport à la communauté gay, complexité des règles: on comprend aisément que le voguing soit resté souterrain. «Les gays et les transgenres font partie des minorités que la plupart des gens ne veulent pas voir s’exprimer», affirme Cecilia Bengolea, chorégraphe à Paris et coauteure en 2010 de (M)imosa, pièce où la danse postmoderne rencontre le voguing.
Cerise sur le gâteau, le voguing fonctionne par cooptation. A Lausanne, Jayson, alias Hanzy Keat La’Beija, 23 ans, a été «choisi» par l’actuelle mère de la mythique House of La’Beija, à New York. Jayson a d’abord découvert cette danse dans les cours de Diana, alias Daya Jones. A 24 ans, cette étudiante en marketing est l’une des premières danseuses de hip-hop à avoir importé le voguing en Suisse romande, à Lausanne. «Durant un séjour à New York, il y a trois ans, ma colocataire Marie Ninja m’a initiée au voguing. J’ai eu le coup de foudre.» Daya ne fait pas partie d’une house, ce qui ne l’empêche pas de transmettre à ses élèves l’art de la pose et de la pirouette. Beau à regarder, mais attention aux articulations!
Démarginalisation. A l’instar des classes de Daya, la plupart des cours de voguing sont remplis de filles blanches et hétérosexuelles, séduites par ce mouvement célébrant la féminité, la sensualité et l’affirmation de soi. «Ironiquement, les gays ont montré aux femmes comment jouer avec leurs propres codes», souligne Georgina. Pour autant, la Berlinoise n’hésite pas à écarter certains «aspects négatifs» du voguing new-yorkais, telle l’attitude arrogante et ultracompétitive des danseurs. Comme Madonna avant eux, les néovogueurs seraient donc en passe de se réapproprier et de transformer la discipline.
De quoi faire bondir Stéphane Mizrahi, l’un des pères fondateurs de la petite communauté parisienne de voguing. «Ce mouvement vient de l’univers gay et doit y rester. On ne s’octroie pas une culture sans faire partie de la communauté qui l’a portée, c’est du vol», fulmine celui qui a passé quatorze ans parmi les vogueurs new-yorkais et se définit comme un «puriste». Pour ouvrir une house il faudrait ainsi: 1. être gay; 2. avoir une affiliation avec la ballroom scene; 3. trouver une mère ET un père, soit une figure affectueuse et une autre protectrice. Tout aussi critique, le plasticien Frédéric Nauczyciel déplore qu’on ne retienne «que le côté extravagant et fun» du mouvement. «C’est une manière d’ignorer l’apport des minorités à la culture dominante.» Un peu sectaire tout ça? Non, répond Cecilia Bengolea. «Mes amis vogueurs sont des travailleurs du sexe à New York. Le voguing est pour eux une arme de survie, une catharsis.»
A Berlin, Mother Georgina ne se laisse pas déboulonner. «Je ne viens pas du ghetto, certes, mais le sentiment d’exclusion est universel.» Venu exprès de Hambourg pour assister au Tit Bit Ball, le photographe Frederik Busch ne dit pas autre chose: «Ce n’est pas un hasard si les jeunes s’intéressent au voguing quand l’Europe subit la crise de plein fouet.» A la fin de la soirée, il osera se lancer sur le podium. En théorie, il est interdit de «marcher» sans être inscrit. Peu importe. «Je me suis senti en confiance avec moi-même», confie-t-il, talons aiguilles aux pieds. C’est ce qui compte.