Richard Werly
Récit. Après deux ans de fractures et de surenchère diplomatique, les modalités du divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sont finalement actées. Un nouveau type de partenariat a été arraché aux «durs» des deux camps, nationalistes et fédéralistes. Histoire fictive d’une course contre la montre politico-diplomatique entre Londres, Bruxelles et… Berne.
Les romans ont un avantage sur les récits d’actualité: ils permettent d’envisager le pire et le meilleur, et de récrire le destin de personnages qui, dans la réalité, manquent parfois singulièrement de caractère et n’ont que le cynisme pour vision. Comment mieux raconter, dès lors, le feuilleton de l’Union européenne et du Royaume-Uni ébranlés par le Brexit? Place donc à la politique-fiction pour imaginer les contours d’un accord qui, deux ans après le référendum fatal du 23 juin 2016, redonnerait à l’Europe une partie de ses lettres de noblesse, et n’enterrerait pas définitivement le rêve communautaire forgé dans le sang et les ruines de l’après-guerre.
Prenons une date symbole: celle du 23 juin 2018, deux ans après ce «no» qui a transformé l’Union et remodelé le continent. Sous un crachin qui fait de la résistance, deux ans après l’ouragan britannique, Jean-Claude Juncker vient de siffler la fin de la partie en séance plénière du Parlement européen réuni à Bruxelles. «C’est le cœur triste que je viens devant vous défendre cet accord. Pire: le cœur malade d’une Union amputée qui risque, demain, de perdre d’autres pays membres mais saura y répondre.»
L’ancien premier ministre luxembourgeois a le même ton grave que deux ans plus tôt, lorsqu’il prit acte du Brexit face à Nigel Farage, le leader nationaliste britannique qui, depuis, a quitté sous les huées les travées de l’europarlement. Trop de blessures. Trop de fractures. Trop de plaies douloureuses. Le Luxembourgeois «au cœur triste» ne se réjouit même pas du dîner qu’il présidera ce soir pour remercier de leurs efforts la centaine de négociateurs communautaires qui ont, semaine après semaine, ferraillé avec le Foreign Office.
Les tables de l’Atelier européen, l’un des repaires gastronomiques favoris des élites bruxelloises, à deux pas du Berlaymont (le QG de la Commission), semblent couvertes par des linceuls. Le champagne n’aura jamais raison de la tristesse.
Pas drôle, pas sexy, pas glamour
Ce jour-là, Jean-Claude Juncker n’a qu’un visage en tête: celui de Theresa May. Pas drôle. Pas sexy. Pas glamour. Pire: frigorifiant. La ministre britannique de l’Intérieur – surnom «Karla», le chef invisible mais glacial des services secrets soviétiques dans les romans de l’écrivain anglais John Le Carré – est celle qui a permis la sortie de crise. Sous pression des nationalistes revanchards de l’UKIP, le premier ministre Boris Johnson ne voulait pas d’un cessez-le-feu avec Bruxelles.
«Je leur ai proposé la paix sans les pleurs. Ils auront la guerre et les larmes», avait éructé l’ancien journaliste dans le Financial Times à la fin 2016, pris au piège de son personnage depuis son accession au 10, Downing Street. Jusqu’à ce fameux «black tuesday» de septembre 2017. La Bourse de Londres en chute libre à la suite de la stupéfiante menace franco-allemande de transformer Francfort en place financière offshore, avec pour seule imposition une flat tax de 12%. Les agences de notation qui dégradent deux fois la note britannique en cinq jours. Du jamais vu. Puis l’interview guillotine de Warren Buffett, l’oracle milliardaire américain: «La City est morte. Londres n’a plus d’avenir comme centre financier.»
Aux commandes de ce grand retournement fiscal? Wolfgang Schäuble, nouveau chancelier allemand après le départ d’Angela Merkel à la tête de l’ONU en décembre 2016. L’ancien ministre des Finances avait imaginé ce scénario sur un coin de table, au sommet de Davos en février 2017, après avoir reçu ensemble George Soros, Richard Branson et Bill Gates, tous violemment anti-Brexit. Son plan: saborder la City pour faire plier Londres. Nom de code: opération BB, pour «Bankrupt Boris». Alain Juppé, élu à l’Elysée en mai 2017, avait aussitôt mis en chasse les services de renseignement français. Mission: faire miroiter aux responsables de hedge funds un passeport financier de dix ans renouvelable, pour opérer dans toute l’UE avec un minimum d’imposition.
Le Luxembourgeois Juncker, vétéran de l’ingénierie financière du Grand-Duché, a validé ce formidable coup de poker. BlackRock, l’un des géants de la place londonienne infiltré par les services secrets allemands, a rapidement fait savoir qu’il abandonnait Londres pour Francfort. «Ils vont mettre le feu à la City et nous n’aurons plus que les cendres en guise d’empire», avait, dans la foulée, admis Theresa May à la Chambre des communes. Avant de s’envoler le lendemain pour Bruxelles comme nouvelle cheffe négociatrice.
La Suisse arbitre des conflits financiers
L’idée de Theresa May? Un partenariat revisité. Une sorte de remariage arrangé avec quatre pays témoins pour dénouer l’écheveau de quarante années de vie commune entre le Royaume-Uni et la Communauté, entre 1973 et 2016. La Suisse pour arbitrer les conflits financiers entre la City et la Banque centrale européenne. La Norvège à la manœuvre sur la délicate question de la Cour de justice appelée à trancher les futurs différents entre Londres et les 27.
L’Autriche pour dénouer le casse-tête du budget communautaire. L’Irlande pour temporiser auprès de l’Ecosse et de l’Irlande du Nord, résolues à frapper plus tard à la porte de l’Union. Trois pays neutres. Un pays partenaire, riche du pétrole de la mer du Nord. «Vous voyez juste: nous n’en sortirons pas sans un partenariat européen à plusieurs étages», avait reconnu devant elle Jean-Claude Juncker lors d’un dîner en tête à tête dans un salon lugubre du Berlaymont.
Retour au bercail pour les barbouzes franco-allemands envoyés à l’assaut de la City avec force renfort de call-girls et de cocaïne. Place aux diplomates architectes pour reconstruire une sorte de maison commune. Remballée, la une du FT montrant Boris Johnson assis sur une liasse d’euros et barrée du mot «Traitor!».
Négociations clandestines et déballage de linge sale
La suite? Des semaines ininterrompues de négociations clandestines à Berne, à Vienne, à Oslo et à Dublin. Et l’inévitable déballage de linge sale. Oubliés, les trois commissaires européens forcés de démissionner avec fracas au début de 2017 pour de sombres affaires de corruption, «fuitées» vers la presse par des agents britanniques du MI6. Oubliée, la note confidentielle française promettant de punir le Royaume-Uni et «de faire saigner son industrie», exposée par la presse tabloïd outre-Manche. Ecartée, la menace d’une grève surprise des eurocrates anglais pourtant assurés de conserver leur poste, au nom de «l’honneur bafoué de Sa Majesté».
«Messieurs, nous n’avons pas d’autre choix que d’imaginer l’impossible: comment continuer de vivre ensemble», avait d’emblée annoncé Didier Seeuws à ses groupes de travail, en serrant les poings. Et Dieu que ce fut dur! Le haut fonctionnaire belge revoit son visage, à la une du quotidien The Sun. Son titre – «Up yours, EU thief!» – sonnait comme une exécution publique. Mais Bruxelles, Paris et Berlin ont su encaisser le choc. L’Europe en crise a enfin trouvé la force de se réinventer.
Il fallait une trêve pour oser donner corps à l’hypothèse tant de fois repoussée des deux côtés: celle d’un remariage durable qui ne dit pas son nom, avec une souveraineté de façade et une opacité juridique telle que personne, sauf les experts, n’y comprendrait rien. Un terrain neutre. Un bunker diplomatique et médiatique. Ce fut la Suisse durant l’automne 2017. Dans la corbeille pour l’irréductible Confédération helvétique confrontée à une panne de quatre ans de ses relations bilatérales?
La promesse d’un accord-cadre et d’une chambre spéciale «européenne» au sein de son Tribunal fédéral. Le Conseil fédéral avait topé là. Trois sessions de négociation entre diplomates britanniques et communautaires de 72 heures, dans les salons bernois de la Maison de Wateville, pour remettre sur les rails cette inédite négociation.
Règle No 1: ne rien laisser sortir des salles de réunion. Ni ordinateurs, ni téléphones, ni documents, ni clé USB. Règle No 2: un seul échange par jour avec Londres et Bruxelles, pour valider les points finalisés. Règle No 3: interdiction d’achever les pourparlers sans résultats tangibles. Règle No 4, la plus importante: tout faire relire par le comité des «sages». Douze anciens ministres ou commissaires, dont la Néerlandaise Neelie Kroes et l’Italienne Emma Bonino, désignées par «Karla». Le rédacteur en chef du Financial Times, informé des manœuvres, avait dû jurer de garder le silence. Les photos compromettantes d’un jeune stagiaire, placé là par la DGSE française, valaient tous les contrats…
Au final? Un statut de partenaire privilégié, qui concède au Royaume-Uni le droit de participer au «decision shaping» communautaire et de conserver l’accès intégral au marché unique en échange de trois concessions majeures: une contribution fixe au budget communautaire, une reprise automatique de l’acquis moyennant un droit de veto très encadré, et un programme d’aide au développement aux pays d’Europe centrale et orientale calqué sur celui financé par la Suisse depuis 2006.
La solution de l’Espace économique européen, aux côtés de la Norvège, a été écartée. Une cour de justice ad hoc basée à Luxembourg tranchera les futurs différends, à condition d’être saisie par au moins 15 pays membres de l’UE. L’affichage politique est soigné. Le premier ministre britannique sera convié deux fois par an aux conseils européens, et le président de la Commission viendra chaque année détailler aux Communes la contribution volontaire anglaise au budget de l’UE. Dix parlementaires britanniques et dix eurodéputés formeront la chambre d’appel de cette cour de justice. Une nouvelle procédure de référendum dit «d’émancipation» sera instituée dans les traités européens.
Remariés de l’an II
Droits calculés au prorata des années passées ensemble, sous le toit communautaire. Aménagement du partenariat en fonction des contributions du pays sortant aux capacités militaires européennes. Engagement à dresser, tous les ans, un bilan de l’accès au marché. Maintien du programme Erasmus pour les étudiants et de la participation britannique au programme spatial Galileo. Plus une série d’accords sur la paix et la sécurité. En ce soir du 23 juin 2018, alors que le Financial Times vient de tout révéler – la stagiaire espionne a, entre-temps, fait divorcer le rédacteur en chef – Jean-Claude Juncker sait que la suite sera dure pour cette Europe à plusieurs vitesses dont il ne voulait pas.
La veille, ses vieux amis Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt l’ont copieusement accusé d’avoir cédé aux Britanniques. Les fédéralistes ont la défaite amère. N’empêche: l’avenir redevient possible entre Londres et Bruxelles. Juncker sourit devant son écran de télévision. Sur le perron du 10, Downing Street, face aux caméras, Boris Johnson s’enflamme: «Le Royaume-Uni travaillera au succès de l’Europe!» Churchill copié-collé. Discours de Zurich, août 1948. «Les bons contrats ne tueront pas le rêve européen», poursuit Boris. Dur d’y croire. Tenir bon. La corbeille des remariés de l’an II est encore loin d’être débarrassée du linge sale accumulé depuis deux ans.
L’Europe post-Brexit: quelle place pour la Suisse?
Ce jeudi 30 juin, le Graduate Institute organise, en partenariat avec «Le Temps», un débat sur les conséquences du Brexit avec:
- Cédric Tille professeur d’économie internationale, Institut de hautes études internationales et du développement
- Christian Lüscher conseiller national, Parti libéral-radical
- Marie Owens Thomsen chef économiste, CA Indosuez Wealth Management
- Jean Russotto avocat, Steptoe & Johnson LLP, Bruxelles
- Bernard Rüeger président de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie
Modérateur: Richard Werly
Auditorium Ivan Pictet
Maison de la Paix, Genève, 18 h 30 - 20 h 00
Plus d’informations et inscription: http://heb.do/debat