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Les héros de votre canton: François Le Fort, une fureur russe

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Jeudi, 7 Juillet, 2016 - 05:45

Alexandre Demidoff

Militaire (1656-1699). Ce colosse genevois conquiert Pierre le Grand qui en fait son amiral et le vice-roi de Novgorod.

Il ne fait pas bon être un héros à Genève. Prenez François le Fort (1656-1699). Qui ça? Ce sanguin, ce rusé, ce stratège, ce colosse sorti du giron d’une famille genevoise établie, mais qui étouffe entre la cathédrale Saint-Pierre et les murailles. Alors il tourne le dos aux sermons des pasteurs, aux migraines des marchands de grain et devient, après mille péripéties, le confident du jeune Pierre le Grand, l’amiral de sa flotte bientôt, le général de ses troupes, le vice-roi de Novgorod.

Tous ces lauriers ne sont pas fanés. Une des rues les plus chics de Genève porte le nom de l’aventurier, dans le prolongement de l’église russe. Mieux, un buste offert en 2006 par Moscou à la ville de Genève célèbre le personnage. L’effigie paraît un peu boursouflée, certes. Mais elle est surtout condamnée à l’anonymat, plantée qu’elle est sur la plus désolante des esplanades, la place Sturm, terrain vague où on espère voir naître le Pavillon de la danse – une salle de spectacle qui donnera une âme au lieu. François Le Fort trône ainsi pétrifié dans l’ennui des siècles, chicané par des tagueurs du dimanche.

De Marseille à Moscou

Et pourtant, ce téméraire n’est-il pas le plus romanesque des Genevois? Ne préfigure-t-il pas une certaine Genève internationale, polyglotte, diplomatique, européenne, de l’Atlantique à l’Oural? On exagère? Admettons. N’empêche. En cette année 1670 où il rejoint Marseille et sa citadelle, François Le Fort est déjà hors cadre. Il a 14 ans, un cou à la Porthos, des pulsions batailleuses qui détonnent à la maison, où son père, Jacob, descendant de huguenots piémontais, marie les herbes et les aromates pour le bonheur de sa clientèle – il est droguiste.

Les rivages méditerranéens ne sont qu’une tentation. Le Fort aspire à la poudre, au feu, au coup d’éclat permanent. Ça tombe bien. La Russie recrute des têtes brûlées. C’est un colonel allemand qui, en 1675, embarque François, 19 ans. A Moscou, quinze ans plus tard, il rencontrera un énergumène impatient, un géant comme lui, rieur et carnassier: Pierre le Grand. Entre eux, c’est une fascination réciproque, à la vie, à la mort. L’héritier des Romanov a la fougue de ses 20 ans. Et des obsessions. Celle-ci par exemple: arracher aux Turcs la citadelle d’Azov et accéder à la mer Noire. Le Fort sera son homme.

Nommé amiral, il file en juillet 1696 sur le Don, à la tête d’une flotte, direction Azov. La bataille est sanglante, Le Fort est blessé, mais la forteresse tombe. Désormais, le héros croule sous les faveurs. Au printemps 1697, c’est lui qui conduit, dans un incroyable périple, la Grande Ambassade chargée de gagner aux vues du tsar les princes européens. A l’hiver 1699, Pierre l’auréole d’un titre extravagant: vice-roi de Novgorod.

Frère de débauche et de lumière

Car Le Fort représente ce que le tsar admire: l’Occident, avec sa science des techniques, sa culture, son art militaire. Il ne supporte plus l’indiscipline des soldats, le désordre des rues, la mainmise des popes. Symbole: il impose, ô sacrilège, l’obligation de se raser la barbe, sous peine de payer une taxe. Pierre imprime son ambivalence inquiétante: ogre la nuit, stratège le jour; futur bâtisseur de Saint-Pétersbourg, mais capable de châtier dans un flot de sang ses adversaires. Le Fort est son frère de débauche et de lumière. Un jour, dans une poussée de rage, Pierre manque de l’occire. Mais il est anéanti quand il apprend sa mort précoce, le 12 mars 1699, à 43 ans, probablement des suites d’une blessure jamais guérie.

Les funérailles sont dantesques, raconte Hugou de Bassville dans un ouvrage paru en 1784. En écharpe noire, Pierre conduit le cortège. Mais voici que les boyards bousculent les ambassadeurs européens. Pas question pour eux de leur céder la préséance, comme le voulait le protocole. «Ce sont des chiens et non des boyards», crache alors le tsar en larmes. Vraie ou fausse, l’anecdote témoigne de ce qu’a été Le Fort pour son ami: le contemporain occidental par excellence, celui qui permet de rompre avec un chaos ancestral. A Genève, cerné par des chiens en vadrouille, Le Fort ressemble à un accessoire de théâtre ridicule. Il est temps de lui trouver une autre scène.


En savoir plus

➤ Sur la place Sturm, à Genève, le buste de François Le Fort paraît méditer sur la gloire et ses vanités.

➤ L’historien Dominic M. Pedrazzini consacre un article éclairant à François Le Fort, «Créateur de la marine militaire russe et précurseur du service des Suisses en Russie», dans la «Revue militaire suisse» (2002). Pour le plaisir du style, on peut aussi parcourir «Précis historique sur la vie et les exploits de François Le Fort, citoyen de Genève, général et grand amiral de Russie» (1784). L’ouvrage est signé Nicolas-Jean Hugou de Bassville.

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