Militaire (1779-1869). Né à Payerne, sans formation des armées, le Vaudois s’imposera pourtant comme un tacticien de génie. Autant auprès de Napoléon qu’au service des tsars.
Il est des vocations qui naissent à l’enfance et filent jusqu’au bout du rouleau, en l’occurrence à l’âge de 90 ans. A Payerne, sa ville natale, Antoine Henri Jomini réglait les batailles des autres gosses sur la place publique. Déjà stratège. Une passion, bientôt un art. Plus encore: une science.
Son père notable le destinait à être banquier. Un stage en Suisse alémanique tourne court devant l’impertinence du jeune homme, sûr de lui, sourire narquois aux lèvres. Les lignes de comptes n’intéressent pas Jomini, qui n’a d’intérêt que pour l’histoire des batailles. Sans formation militaire, fort de ses connaissances tactiques, le Vaudois obtient en 1798 un poste de secrétaire dans le Ministère de la guerre de la République helvétique, imposée par la France. Il a 19 ans. Il devient chef de bataillon, réorganise l’armée, démissionne en 1801. Non sans avoir stupéfié, lors d’un repas à Berne, d’autres gradés suisses et français en prédisant l’itinéraire valaisan que Napoléon prendra plusieurs mois plus tard pour gagner l’Italie avec la Grande Armée.
De Napoléon aux tsars
Le voilà à Paris, où il écrit son premier ouvrage tactique. Le maréchal Ney prend sous son aile ce Suisse brillant, fin connaisseur de la chose militaire malgré son âge. Jomini participe au camp de Boulogne, tentative avortée d’envahir l’Angleterre. Puis file en compagnie de Ney vers l’Allemagne, la Prusse, la Pologne. Il s’impose vite comme le «souffleur» du maréchal, lui donnant des conseils stratégiques.
D’autres généraux ou maréchaux, comme l’ombrageux Berthier, s’énervent de l’influence de ce jeune Suisse, qui en plus discute les ordres, parle franc et ironise. D’autant plus que Jomini se rapproche de l’empereur, lui donne ses livres, provoquant d’abord la colère de Napoléon devant des traités qui détaillent avec tant d’acuité son sens tactique. La légende du conseiller extralucide qui «devinait» l’empereur commence à naître. Jomini est intégré à l’état-major de la Grande Armée. Il reçoit la Légion d’honneur, ainsi qu’un titre de baron.
Le Vaudois aurait été plus stratège sous tente que combattant sabre au clair, ont reproché certains. Jomini a au contraire prouvé son courage à plusieurs reprises, comme lorsque Ney l’envoie prendre la ville d’Ulm, une mission suicide dont il réchappe de justesse. Pendant la campagne d’Espagne, en 1810, Jomini est promu général de brigade. Il gouverne Vilnius, puis Smolensk pendant la campagne de Russie, trouve pendant la retraite un passage sur la Bérézina qui permet à la Grande Armée de sauver ce qui peut l’être.
En 1813, son talent lui permet de prétendre à un grade de général de division. Berthier lui refuse l’honneur. Jomini change de camp et s’en va servir les tsars. Napoléon le qualifie de traître avant de modérer son jugement, rappelant que Jomini n’est pas Français, donc libre d’œuvrer selon son bon vouloir.
Garant de la neutralité suisse
Bientôt général en chef, Jomini conseille les armées impériales russes, par exemple en Turquie, même plus tard en Crimée en 1854, alors que le Vaudois est âgé de 74 ans. Il est le précepteur militaire du futur Alexandre II, crée une académie militaire dont on lui refuse la direction. Là encore, son franc-parler et la méfiance qu’il suscite l’éloignent des charges suprêmes.
Rentré sur le tard à Paris, Jomini meurt dans son lit en 1869, pendant le Second Empire. Laissant derrière lui une vingtaine d’ouvrages de stratégie militaire, plus rationnels que ceux de son contemporain Clausewitz, qui ont influencé jusqu’à la doctrine de l’armée américaine. Il était l’un des 5000 Vaudois et 23 généraux suisses de Napoléon, le plus influent sans doute, également garant auprès des grandes puissances de la neutralité de la Suisse et de l’indépendance de son canton. Même si, dans ses jeunes années, il avait recommandé à l’empereur d’annexer la République helvétique, sans autre forme de procès. En vain.
En savoir plus
➤ «Faire la guerre: Antoine Henri Jomini», Jean-Jacques Langendorf, 2 volumes, Ed. Georg, 2002 et 2004.
➤ «L’homme qui devinait Napoléon», Jean-François Baqué, Ed. Perrin, 1994.
➤ Le buste-monument du général Jomini à Payerne, par le sculpteur Raphaël Lugeon, 1906.