Interview. Trouver une explication psychologique et se battre: difficile pour le malade du cancer d’échapper à ces deux injonctions. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer leurs effets pervers. Comme celle de la psychologue Martine Rossel.
A peine la maladie annoncée, n’importe qui se sent autorisé à vous bombarder d’interprétations sauvages puisées dans la «nébuleuse psychotruc». Au top du hit-parade: «C’est dû à un non-dit» car, comme chacun sait, le non-dit se transforme en «mal-à-dit». En deuil de sa sœur, Pascale Leroy a entendu bien mieux encore: le problème de la défunte, morte d’une tumeur au cerveau, c’est, voyez-vous, qu’elle était «une femme de tête»…
La violence des «lacâneries» ordinaires: c’est l’un des fléaux collatéraux du cancer. Dans un livre fraîchement paru*, l’éditrice parisienne la documente avec une ironie mordante et libératoire. L’auteure fait le récit de la maladie de sa sœur, raconte comment elle en a cherché le pourquoi jusqu’à friser le ridicule. Avant de se casser le nez sur l’irréductible absurdité de la vie et de la mort. Conclusion: notre problème, c’est «le refus d’admettre que nous n’avons pas les pleins pouvoirs sur nos existences».
L’autre fléau contre lequel s’insurge Pascale Leroy est la conviction que, si l’on lutte et qu’on «affronte sa maladie», on en sort victorieux. «En somme, ironise-t-elle, c’est facile de ne pas mourir, il suffit de ne pas le vouloir.» Ce propos détonnant rejoint celui du psychiatre et psycho-oncologue français Patrick Ben Soussan. Grand pourfendeur de «l’injonction à se battre», il en dénonce la conséquence perverse: la culpabilité du malade**.
Les voix de Pascale Leroy et de Patrick Ben Soussan rament à contre-courant dans un océan de convictions dominantes: le lien entre psychisme et cancer fait aujourd’hui figure de vérité acquise. Mais sur quoi repose cette certitude? Et quels sont ses effets sur les patients? Martine Rossel, coordinatrice de la Plateforme romande de psycho-oncologie, a fait le tour de la recherche sur la question. Par ailleurs, elle accompagne des patients au quotidien. Elle considère les deux livres susmentionnés comme hautement salutaires. Rencontre.
La maladie est un message que notre corps nous adresse parce que nous nous sommes coupés de nos besoins: voilà qui passe aujourd’hui pour une vérité communément admise. Est-ce particulièrement le cas face au cancer?
Oui et non. Oui, dans la mesure où, après la peste, la lèpre, la tuberculose, le cancer est aujourd’hui le grand mal qui nous tient en échec. Une maladie potentiellement mortelle, ça attise les fantasmes. Non, parce que toutes les maladies ont fait l’objet, à un moment ou à un autre, d’une interprétation qui suppose un lien de cause à effet avec le psychisme. Vous avez mal au dos? C’est bien sûr que vous en avez plein le dos. Vous souffrez d’allergie? Vous devez d’urgence vous interroger sur la toxicité de votre milieu de travail… On a longtemps fait pareil pour les brûlures gastriques («Il t’est arrivé quelque chose que tu as mal digéré»), avant de découvrir Helicobacter, une bactérie qui a fourni une explication plus terre à terre.
Le cancer aurait donc une origine psychologique: dans quelle mesure cette «théorie profane» est-elle scientifiquement étayée?
Elle ne l’est pas! La psychogenèse du cancer reste bien sûr un sujet controversé: on trouve des études isolées qui en alimentent la thèse. Mais, quand on fait la synthèse des recherches sur la question, comme dans les métaanalyses, on arrive à cette conclusion: l’influence du psychisme sur le cancer n’est pas prouvée.
Sur quoi, plus exactement, ont porté les études?
On a cherché du côté des types de personnalités, des événements existentiels traumatisants, de la dépression. Conclusion: tous cancers confondus, l’influence d’aucun de ces trois facteurs sur la maladie n’a pu être établie. Ni sur son apparition, ni sur son évolution, ni sur la survenue d’une récidive.
Les liens entre le corps et l’esprit, ce n’est pas facile à objectiver…
Tout à fait d’accord. Ces résultats ne prouvent pas de manière absolue que la relation n’existe pas. Seulement qu’elle n’a pas pu être mise en évidence.
Vous êtes à la fois infirmière et psychologue, vous accompagnez des malades tous les jours: quelle est votre intime conviction?
Je ne crois pas à l’influence du psychisme sur le cancer. En revanche, je constate qu’il s’agit d’une représentation sociale très puissante, d’un automatisme mental propre à notre époque. Et qu’elle engendre toutes sortes d’inconvénients qui compliquent la vie du patient. Non seulement il est malade, mais en plus il se sent coupable de l’être puisque ça vient de lui, donc qu’il aurait pu l’éviter. Ajoutez à cela les conseils délétères. Je prends l’exemple d’une personne en rémission d’un cancer à forte probabilité de récidive: l’encourager à se mettre à son compte pour échapper à un milieu de travail toxique, c’est pour le moins irresponsable!
Et l’injonction à se battre, vous l’observez dans votre pratique?
Oui, et cela me met en colère: les malades sont sous pression de l’optimisme obligatoire. Il faut être positif et se battre, parce que «le moral, c’est 50% de la guérison». Quand on est au fond du trou d’une chimiothérapie, terrassé par la lourdeur des traitements, se dire qu’on n’est pas assez combatif, ça rajoute au mal-être. On a l’impression qu’on ne fait pas ce qu’il faut, qu’on laisse en quelque sorte la porte ouverte au mal.
Ces «théories profanes» n’influencent pas seulement le malade et ses proches, mais également le personnel soignant: davantage les infirmiers ou les médecins?
La conviction que le cancer suit un événement traumatique est très ancrée dans le personnel infirmier. Les médecins sont un peu moins portés sur les interprétations sauvages. En revanche, ils partagent une forte croyance dans les vertus de la volonté. «Le moral, c’est 50% de la guérison», je l’entends aussi dans leur bouche.
Toute la psychosomatique est fondée sur l’idée d’un lien entre psychisme et maladie. Faut-il la balayer d’un revers de main?
On ne peut pas ignorer ce que cette théorie a apporté, même si elle ne répond pas rigoureusement aux critères de définition d’une science. Ce qui est surtout frappant, c’est l’engouement dont elle a fait l’objet dans les années 1970 et 1980, puis ses retombées sous forme de vérité acquise, relayée par une multitude d’ouvrages de développement personnel plus ou moins délirants. J’ai vu une patiente partir en quête de son secret de famille, parce que le secret de famille, c’est LA cause du cancer du sein, avait-elle cru comprendre en lisant David Servan-Schreiber. Une autre avait lu quelque part que ce même cancer est celui de la femme soumise.
Ou encore que les causes sont différentes pour le sein gauche ou le sein droit… Le psychologue social Serge Moscovici a bien montré comment, lorsqu’une théorie scientifique se diffuse dans le corps social, elle engendre toutes sortes de croyances qui dénaturent le propos d’origine. Et peu importe si la recherche les dément: le discours d’une personne célèbre a mille fois plus d’impact que n’importe quelle étude scientifique.
Malgré tout son optimisme et ses recettes anticancer, David Servan-Schreiber est mort…
«Oui, mais s’il n’avait pas fait tout ça il serait mort bien avant», disent ses adeptes. Les personnes qui veulent croire ont une grande faculté d’adaptation. Et elles ne tiennent pas compte des contre-exemples. J’en ai malheureusement vu beaucoup. Cette jeune femme, par exemple, supercombative, dotée d’une énergie incroyable, morte sept semaines après le diagnostic.
Mais si la foi fait vivre, quel mal y a-t-il à croire?
Aucun mal. Je ne me permets d’ailleurs pas d’ébranler les convictions des patients que j’accompagne, de quel droit le ferais-je? Là où ça se complique, c’est quand j’entends: «Si je récidive, c’est que j’ai fait faux quelque part.» Ou alors: «J’ai une hygiène de vie irréprochable et j’ai quand même un cancer, pourquoi?»
Pourquoi cette obsession du pourquoi? L’inexplicable nous est devenu insupportable?
Nous avons perdu la conscience de l’absurde, Camus est bien loin. Nous vivons dans des sociétés orientées contrôle et gestion. Nous entretenons l’illusion de la toute-puissance.
Avant, la maladie était une épreuve envoyée par Dieu. Nous sommes devenus nos propres dieux?
Peut-être. Mais notez que la culpabilité face à la maladie nous ramène à notre vieux fond judéo-chrétien.
La psychologie est tout de même utile face au cancer, puisque la psycho-oncologie existe: en quoi consiste-t-elle?
Elle s’est développée dans les années 1980 et s’intéresse aux conséquences psychiques du cancer avec la question: comment aider? Comment accompagner les patients dans la crise existentielle majeure qu’ils traversent? Comment trouver les meilleurs ajustements face aux traitements? Aujourd’hui, il y a des psycho-oncologues dans tous les hôpitaux publics en Suisse. Côté privé, en revanche, la clinique de La Source, où je travaille, est la seule à la ronde à disposer d’un psychologue attaché.
De quoi a besoin une personne atteinte du cancer?
D’être écoutée. De pouvoir dire comment elle voit les choses, pour que l’accompagnement puisse être ajusté au mieux. C’est ce qui est frappant avec les interprétations psychologisantes et les encouragements à se battre: ce sont des discours qui pleuvent sur le malade sans qu’il ait rien demandé. On parle à sa place, on lui dit comment il doit vivre sa maladie. Notez, la plupart des malades ont tellement entendu «Il faut vous battre» qu’ils ont complètement intégré ce discours. C’est ce qui leur complique la vie.
Dire à quelqu’un «Tu vas guérir, j’en suis sûr», c’est un message bienveillant et encourageant, non?
Pas forcément. Si vous êtes rongé par une saloperie immonde et que vous entendez «On va y arriver», vous pouvez aussi avoir l’impression de n’être pas du tout compris. D’ailleurs, se battre, ça veut dire quoi? J’ai demandé aux patients. Ils répondent: je ne vois pas ce que je peux faire de plus que me plier au traitement.
* Pascale Leroy: «Cancer et boule de gomme», Robert Laffont, 175 p.
** Patrick Ben Soussan: «Le cancer est un combat», Erès, coll. «Même pas vrai», 2004.