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David Spiegelhalter: «Le risque est plus grand de mourir dans sa baignoire que sous les balles de terroristes.»

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Jeudi, 14 Juillet, 2016 - 05:53

Propos recueillis par Maik Grossekathöfer et Guido Mingels

Interview. Les attentats de Paris et Bruxelles ont attisé les peurs au sein de la population. Les terroristes vont-ils bientôt sévir chez nous? Le statisticien britannique David Spiegelhalter, explorateur du risque, manie avec science et humour le concept de micromort, une unité de mesure bien commode.

Nous avons peur. Peut-être pas nous tous, mais pas mal d’entre nous. Une peur qui s’est insinuée dans les têtes après les attentats de Paris et de Bruxelles. L’impression que ce n’est qu’une question de temps avant que cela se produise aussi chez nous. D’ailleurs, nous passons de nouveau nos vacances dans des pays comme la Grèce plutôt qu’en Egypte, en Tunisie ou en Turquie. Mais quelle est la réalité du danger? Statisticien et analyste du risque, Sir David Spiegelhalter, 62 ans, a passé sa vie à étudier la dimension mathématique du danger. Il calcule la probabilité pour l’être humain d’être victime de violence, d’un accident ou d’une maladie.

Pour venir chez vous à Cambridge, nous avons dû prendre le métro, le train, l’avion, le taxi. Quelle a été la probabilité que nous succombions?

Une sur un million. Telle est en tout cas la probabilité que vous soyez morts demain soir. C’est le risque moyen pour un adulte en Europe de l’Ouest. Voyons maintenant si les facteurs de risque liés à votre voyage y changent quelque chose. Commençons par l’avion. Le transport aérien est exceptionnellement sûr et la récente disparition d’un appareil d’Egyptair n’y change rien: pour une probabilité de mort d’un sur un million, vous devriez voler durant dix-huit heures, soit 12 000 kilomètres.

Le train est encore plus sûr, vous pouvez rouler 16 000 kilomètres pour le même risque. Votre véhicule le plus dangereux, et de loin, aura été le taxi: il suffit d’un trajet de 530 kilomètres pour encourir un risque sur un million de mourir. Donc, comme vous n’avez parcouru aujourd’hui que des trajets plutôt courts, votre risque de casser votre pipe n’a été guère plus élevé que si vous étiez restés à la maison.

C’est rassurant. Quels sont les plus grands risques dans la vie quotidienne?

Le trafic routier reste le plus dangereux, quand bien même il l’est beaucoup moins qu’il y a trente ans. Mais tout tient au moyen de déplacement: il suffit de faire 10 kilomètres à moto, 40 kilomètres à vélo ou 43 kilomètres à pied pour atteindre une micromort.

Une microquoi?

Une micromort. C’est une unité de mesure très commode qui a été inventée en 1980 par Ronald Howard, le spécialiste américain en analyse des décisions. La micromort désigne précisément la probabilité d’un sur un million qu’on a de mourir. Exemple, vous jouez à la roulette russe avec une pièce de monnaie, selon la règle suivante: vous lancez la pièce vingt fois et ce n’est que si la pièce affiche vingt fois le côté face que vous devez vous tirer une balle dans la tête. Cela représente exactement la probabilité d’un sur un million.

Cela paraît hautement improbable.

Et ça l’est. C’est de la pure mathématique: deux fois deux fois deux, etc. jusqu’à 220 représente à peu près un million. Aux Etats-Unis, la probabilité de micromort est plus élevée, de 1,3, parce qu’on y dénombre plus de meurtres et d’accidents de voiture. Le concept permet de rendre les risques mesurables et de les comparer entre eux: le risque de mourir au cours d’un marathon est de sept micromorts, en plongée sous-marine de cinq micromorts, en un week-end de ski d’une micromort et demie. Avaler une pilule d’ecstasy, c’est une demi-micromort.

On dit que la probabilité d’être touché par la foudre est plus grande que celle de mourir dans un attentat. C’est vrai?

Cela dépend du lieu où vous habitez. Pour des raisons climatiques, la comparaison avec la foudre ne fonctionne pas partout. En Angleterre, moins de cinq personnes sont tuées chaque année par la foudre; aux Etats-Unis, on en compte environ cinquante. Mais il y a, à coup sûr, plus de gens qui meurent dans leur salle de bain que sous les balles des terroristes. Reste que ce genre de comparaison ne rime à rien.

Pour quelle raison?

L’année dernière, des terroristes ont tué 147 personnes à Paris. La France compte 66 millions d’habitants. Pour l’individu, la probabilité de mourir dans un attentat était donc de deux micromorts. C’est très peu: dix-neuf lancers de pièce de monnaie au lieu de vingt avec le côté face qui apparaît. Mais ce n’est qu’un chiffre dénué de tout sentiment. Le danger réel et le danger ressenti sont deux choses complètement différentes.

Depuis les attentats de Paris et de Bruxelles, plein de gens ne se demandent plus si, mais quand une bombe explosera sous leurs fenêtres.

C’est assez compréhensible. Le terrorisme est un danger incontrôlable. En 2005, après les attentats du métro de Londres, qui ont fait 56 victimes, j’ai été très ébranlé comme beaucoup de mes compatriotes. Ni moi ni aucun de mes proches n’avons été touchés, mais j’étais en colère parce que j’ai la conviction que ce genre d’attaque ne doit pas se produire dans notre société. Là, il ne suffit pas de dire: le même nombre de personnes meurent dans le trafic en deux semaines. L’indignation ne met pas seulement les gens en colère, ils perdent aussi confiance dans leur sécurité.

Et cette peur est précisément l’objectif du terrorisme.

Exactement. Les terroristes se fichent des gens qu’ils tuent, car ces derniers ne sont qu’un moyen de désécuriser une société. C’est très malin. Cela dit, ce serait une erreur fatale de ne plus prendre le métro après des attentats comme ceux de Londres et de Bruxelles.

Pourquoi?

Lorsque, par trouille du terrorisme, on choisit de rouler en voiture ou à vélo, on accroît sensiblement son risque personnel. Mon collègue allemand Gerd Gigerenzer l’a montré dans une étude qui a fait du bruit: en 2001, après les attentats du 11 septembre à New York, beaucoup d’Américains n’ont plus voulu prendre l’avion et ont recouru à la voiture. Et l’année suivante, on a dénombré 1600 tués de plus sur les routes.

Des médias ont publié des cartes des régions touristiques à éviter. Iriez-vous en vacances en Tunisie, en Egypte ou en Turquie?

Je n’aime pas la plage. Mais oui, j’irais. Il y a sans doute plus de risque au centre des villes de Paris, de Londres ou d’Istanbul, mais on reste à un niveau extrêmement bas. Néanmoins, je comprends les gens qui disent: «J’irai là où je me sens le mieux», car ils réduisent ainsi la nécessité d’être prudent. Ils se trompent quant à la réalité du risque mais, émotionnellement, cela leur convient mieux.

Nous avons aussi peur des centrales nucléaires, des déchets, des rayons.

Là aussi il faut comparer. Lorsque vous volez de Londres à New York, vous vous exposez à un rayonnement de 0,07 millisievert (unité d’évaluation de l’impact des rayonnements sur l’homme, ndlr). C’est à peu près la même dose qu’à la mairie de Fukushima deux semaines après le désastre. Et c’est cent fois moins qu’une tomographie intégrale du corps, qui comporte 10 millisieverts. Or on a peur du nucléaire mais pas d’une IRM. Autrement dit, nous avons moins peur des choses dont nous comprenons l’utilité directe.

Pourquoi l’homme a-t-il tant de peine à apprécier raisonnablement les risques?

Parce que c’est compliqué. Je suis professeur, je sais résoudre mentalement une quantité de questions de maths mais, pour calculer une probabilité, j’ai besoin d’un crayon et de papier. En plus, nous jugeons plus probables des événements que nous connaissons pour les entendre rabâchés par les médias: nous surestimons le risque qu’un cambrioleur s’introduise chez nous et nous sous-estimons le risque de succomber à quelque chose d’ennuyeux comme une crise d’asthme. Nous surestimons le risque de choses que nous n’aimons pas, telle l’énergie atomique ou les antennes de téléphonie mobile, et nous sous-estimons complètement le risque de choses que nous aimons. Comme la pizza.

La pizza?

Oui. Les grands dangers qui nous menacent ne sont pas les accidents, les risques aigus, les événements soudains. Le plus grand danger est notre mode de vie au jour le jour. Les risques chroniques tels que la fumée, des aliments malsains comme la pizza ou, dans une moindre mesure, l’alcool sont les grands tueurs de notre temps. Ils sacrifient des millions d’années de vie.

Les gens devraient donc se soucier davantage de leur consommation de cigarettes et de malbouffe. Pouvez-vous quantifier le danger du tabac?


Pour évaluer les risques chroniques, j’utilise l’unité de microvie. Une microvie, c’est 30 minutes d’espérance de vie. Le tabac, la pizza au salami et trois verres de vin rouge ne nous tuent pas tout de suite mais abrègent notre existence. Une seule cigarette nous coûte 15 minutes de vie résiduelle, autrement dit une demi-microvie. Un paquet, c’est déjà dix microvies. Deux centimètres de tour de hanches excédentaires, c’est une microvie tous les jours. Si vous regardez le Concours Eurovision de la chanson à la télé au lieu de bouger, vous ne gaspillez pas que trois heures de votre vie, mais trois heures et 45 minutes. Ce sont des moyennes, bien sûr: mon père n’a jamais fait de sport ni mangé de salade, il a 93 ans et se porte bien!

Les jeunes se disent: «Si je renonce à l’alcool et aux cigarettes, je vivrai peut-être plus longtemps mais j’aurai moins de plaisir.»

Pour les jeunes, la fin de la vie est lointaine et une demi-heure de perdue ne les dérange pas plus que ça. L’idée de manger leur porridge à 110 ans dans un EMS n’est pas pour eux une perspective attrayante. Il faut donc dire les choses différemment: si tu fumes un paquet par jour, tu vieillis de 29 heures en 24 heures. Autrement dit, tu t’approches plus rapidement de l’EMS.

Il ne faut donc pas prendre de risques. N’est-ce pas mortellement ennuyeux?

Si, il faut en prendre. La disposition au risque est un élément essentiel de la vie. Il ne faut pas être imprudent, mais j’encourage les gens à oser. L’alpinisme est une activité risquée, alors que grimper jusqu’au sommet de l’Everest devient inconscient: plus de 35 000 micromorts. C’est plus dangereux qu’une opération à cœur ouvert; qu’un blitz de bombardiers durant la Seconde Guerre mondiale.

Une des craintes dominantes de nos jours concerne les enfants: ils sont surprotégés. Les parents n’aiment pas les voir jouer dehors.

Au secours! C’est justement ce que les enfants doivent faire: vivre des aventures et en tirer des leçons. Une vie sans risque n’est pas une vie. Les enfants se font mal, ils se coupent, c’est normal. La probabilité qu’un enfant ait un accident mortel ou soit kidnappé par un malade est infime, même si on lit sans cesse des histoires de ce type.

Vous avez des chiffres?

Je le dirai ainsi: dans l’ensemble de l’histoire de l’humanité, personne n’a jamais été autant en sécurité qu’un enfant de 7 ans de nos jours en Occident. Dans tous les domaines: accidents, maladies, abus.

Les enfants sont plus en sécurité que les adultes?

Un enfant de 7 ans sur 10 000 meurt avant d’atteindre l’âge de 8 ans. Ensuite, le risque de mourir augmente de 9% d’année en année. A 34 ans, le risque est d’un sur 1000. J’ai 62 ans: à mon âge, un être humain sur 100 meurt avant son prochain anniversaire. Pour moi, ce n’est pas marrant.

Vous avez évoqué la disposition au risque. Mais sans la peur, l’être humain ne serait pas devenu le mammifère dominant. L’espèce aurait disparu depuis longtemps.

Sans doute. Lorsqu’un de nos ancêtres en Afrique entendait un bruissement dans la jungle, il ne restait pas là à calculer la probabilité que ce soit le bruit du vent ou plutôt celui d’un lion en quête de son dîner. Il fuyait à toutes jambes. Bien sûr, on s’enfuit pour rien dans neuf cas sur dix. Mais ce qui est décisif, c’est que la dixième fois, quand c’est vraiment le lion qui accourt, on se soit enfui. Il peut être raisonnable de voir des risques là où il n’y en a pas. Mais, parfois, il peut aussi être plus raisonnable de combattre la peur du danger que le danger lui-même.

Que voulez-vous dire?

Pensez aux caméras de surveillance. J’ignore combien de délits elles permettent d’empêcher, sans doute très peu, mais elles confèrent aux gens un sentiment de sécurité. En Angleterre, on est filmé partout. Il est probable que les services de sécurité britanniques ont pu suivre votre voyage à Cambridge presque de bout en bout.

Qui tire profit de la peur?

Les médias. La panique stimule les tirages. Les médias attisent les peurs. Il y a des tabloïds qui ne vivent que de ça. Les médias suscitent l’indignation en parlant de l’homme décédé des suites d’une narcose lors d’une opération de routine, pas des millions de patients qui se réveillent. Il y a aussi des entreprises qui font leur beurre avec la peur: celles qui vendent des systèmes d’alarme, des armes, des logiciels de sécurité. La peur est un marché immense dont profitent aussi des partis et des mouvements politiques: les peureux sont plus enclins à se laisser séduire par leurs discours.

La peur est un sentiment puissant. Les peurs vont et viennent. Aujourd’hui, elles sont autres qu’hier, mais je pense que la somme des peurs demeure toujours à peu près la même. Quand une menace disparaît, les gens s’en cherchent une nouvelle.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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