Reportage. «L’Hebdo» était à bord du plus grand paquebot du monde, le «Harmony of the Seas», pour son voyage inaugural. Immersion dans le ventre du géant des mers et portrait d’un marché de la croisière en pleine expansion; 150 000 Suisses choisissent ce type de vacances chaque année, ce qui fait de notre pays l’un des champions européens en la matière.
On ne voit que lui dans le port de Barcelone. De près, c’est une muraille de 17 étages, haute de 70 mètres, une pièce montée trop riche. Le Harmony of the Seas, de la compagnie américano-norvégienne Royal Caribbean, fait 362 mètres de long et cinq fois le volume du Titanic. Il peut transporter 6296 passagers et 2394 membres d’équipage. En quelques mots, c’est le plus grand paquebot de tous les temps.
Après le passage des portiques de sécurité et les visages austères de la police portuaire, on pose le pied dans la Promenade royale. Une rue pavée, au cœur du navire, avec ses boutiques et ses bars. Curieuse impression d’être dans un centre de vacances américain, alors que le Harmony of the Seas a été bâti en France et que ses propulseurs ont été conçus par le groupe ABB, basé en Suisse. Vous venez de franchir une frontière. Le temps d’une croisière, vous vivrez un moment privilégié, unique et exclusif. C’est ce que disent les sourires étincelants des hôtesses, parvenant à vous faire oublier que vous êtes un passager parmi des milliers d’autres.
Il est midi. La première croisière du Harmony of the Seas durera deux jours. Deux jours pour visiter le monstre avec quelque 2500 journalistes et blogueurs. Aucune escale n’est prévue, voyage de presse oblige. Le fleuron de la compagnie Royal Caribbean fera des allers et retours devant la côte espagnole. En 2016, qu’on se le dise, qu’importent Venise, Marseille ou Dubrovnik: la première destination du voyage est devenue le paquebot lui-même.
Le Harmony a coûté 1 milliard d’euros, sera exploité au minimum trente-cinq ans, mais cinq ou six années suffiront à le rentabiliser. Il naviguera en Méditerranée pendant l’été, puis rejoindra les Caraïbes en hiver. Il est le représentant le plus exubérant de toute une nouvelle génération de paquebots. Pour l’armateur, plus le bateau est gros, plus le profit est grand. C’est pourquoi la course aux records n’est pas près de s’arrêter (à condition que l’infrastructure des chantiers et des ports suive).
Tyrolienne et toboggans
Les cocktails coulent à flots, c’est la compagnie qui régale. Au Bionic Bar, deux robots les composent sous vos yeux. Un écran vous renseigne, la recette la plus demandée sur le navire, c’est Sex on the Beach, à base de cranberry et de vodka. On se dit que, tout compte fait, cela va mal finir. Qu’on va passer deux jours coincé dans cette ville flottante entouré de journalistes en état d’ébriété, plongeant tout habillés dans les 23 piscines et jacuzzis du navire, ou essayant de rejouer, à la proue, la scène emblématique du film Titanic. Mais il n’en est rien. Les visiteurs venus du monde entier se maîtrisent, les convenances sont respectées. Aucun homme à la mer n’est à déplorer.
La visite peut commencer. Ce Léviathan est plus qu’un hôtel, c’est un parc d’attractions. Il comporte un carrousel, une tyrolienne et des murs de grimpe extérieurs. Trois toboggans aquatiques. Et deux autres toboggans secs, les plus hauts du monde (sur mer), près de 46 mètres de chute tourbillonnante… On met exactement 13,6 secondes à les dévaler et c’est plutôt effrayant (cela s’appelle Ultimate Abyss). Un paquebot est un lieu «protégé». On y reste entre soi, coupé du monde. Mais, en même temps, on aime s’y faire peur.
Au minigolf, deux hommes détonnent avec le reste des passagers. L’un est en salopette blanche, l’autre en salopette rouge. Ces ingénieurs ont notamment conçu les deux simulateurs de vagues qui permettent de surfer sur le pont. Paul Tennent s’est fait une spécialité d’étudier comment «rassasier les drogués de l’adrénaline». Il est en blanc. Brendan Walker, en rouge, dirige le Thrill Laboratory, centre d’études spécialisé dans le «frisson et le fun».
Ce dernier se lance dans une explication pointue: «C’est impossible d’atteindre la vague parfaite, mais nous nous en approchons à 70%.» La Royal Caribbean, leader mondial de la croisière (plus de 8 milliards de chiffre d’affaires en 2014), mandate des experts pour écumer les parcs de loisirs du monde entier à la recherche d’idées nouvelles, plus démentes les unes que les autres.
Ici, le monde est une attraction comme une autre, que l’on vous propose de découvrir en programmant des excursions. Mais vous pourrez tout aussi bien rester à bord et vous éclater au jeu d’arcade Star Wars Battle Pod dans la salle de jeu du pont 15, sans jamais vous rendre compte que vous êtes arrivé à Naples. Un peu comme si c’était le monde qui se déplaçait autour de vous, et non l’inverse. D’ailleurs, sur cette Méditerranée calme, on ne sent pas le navire bouger. Les paquebots modernes sont devenus beaucoup plus stables grâce à des ailerons sous-marins, les stabilisateurs, qui compensent le roulis.
Tout n’est pas gratuit
A bord, le consommateur se sent libre. Il est en réalité captif. S’il peut accéder gratuitement aux buffets, il devra payer pour manger dans les nombreux restaurants à thème (japonais, moléculaire, ou sous licence de Jamie Oliver). Et s’il désire un café Starbucks plutôt que le traditionnel jus de chaussette américain, il devra aussi mettre la main au portemonnaie. Les montants sont débités de sa carte de crédit via la clé magnétique qui ouvre sa cabine. Pratique. Idem s’il fréquente le vaste spa et souhaite, par exemple, se faire blanchir les dents entre 8 heures du matin et 22 heures. Il lui en coûtera 149 dollars la demi-heure.
Les distractions, elles, sont gratuites et de haut vol: un théâtre aquatique, des comédies musicales dignes de Broadway et des shows sur patinoire. C’est réglé comme du papier à musique et conçu pour vous couper le souffle. Voici maintenant un parc avec 12 000 plantes. De nombreuses cabines donnent sur cette cour intérieure et ne voient pas la mer. Le Harmony n’est pas ouvert sur l’extérieur. Ainsi, la salle à manger principale de trois étages ne comporte pas de fenêtres. Les bijouteries de luxe, le casino, le Vintages Wine Bar ou le club de jazz non plus. Il y a trop à faire à l’intérieur pour se soucier du paysage.
Savez-vous qu’il y aurait dans le navire plus d’œuvres d’art que de tableaux exposés au Louvre? On peut même y faire de l’acupuncture et rencontrer les personnages des films Shrek. Alors, que demande le peuple?
A la fin de cette journée suroccupée survient le plus saisissant: ouvrir la porte du balcon de la cabine, sur le pont N° 6, et entendre la mer. Sublime, inhumaine, brutale. La mer. On l’avait complètement oubliée.
Après un tour à la boîte de nuit, il est déjà 2 heures du matin. Des employés nettoient le sol de la Promenade royale. La croisière n’est pas amusante pour tout le monde. Le personnel est engagé pour sept ou huit mois d’affilée, sans jours de congé. Les hommes et les femmes que nous avons interrogés œuvrent douze ou treize heures par jour. Ils sont Polonais, Roumains, Turcs, Chinois ou Brésiliens. Ils logent à deux dans des chambres sans hublot.
Chez le capitaine
Le lendemain, visite sur la passerelle de 70 mètres de long, le saint des saints. Le capitaine Gus Andersson, ce Suédois de 44 ans, et son équipe utilisent des petites manettes électroniques pour manœuvrer le monstre. Le calme des lieux est troublé par la venue d’une vingtaine de journalistes.
Qu’en est-il de la sécurité à bord? Le bâtiment dispose de 18 embarcations de sauvetage capables d’accueillir 370 personnes chacune (ce qui ne fait pourtant «que» 6660 places, a-t-on envie d’objecter). Des radeaux gonflables complètent le dispositif, qui offre une capacité 25% supérieure au nombre maximal de personnes à bord. Le Harmony est préparé à répondre aux incendies, aux voies d’eau et aux pannes de courant. Seule une brèche de 80 mètres de long lui serait fatale… (Un peu comme le Titanic, en somme?)
Le capitaine refuse de commenter le drame du Costa Concordia, de la compagnie concurrente Costa Croisières, et de révéler où se situe sa propre cabine. «C’est confidentiel, raison de sécurité.» Allusion au risque d’attentat et de prise d’otages (comme cela a été le cas sur le paquebot Achille Lauro, en 1985). Pour se prémunir contre la piraterie, les compagnies sont en contact constant avec les autorités des régions où elles naviguent. Elles évitent les zones à risques, mais tous les scénarios ont été envisagés, et l’équipage est formé, nous assure-t-on.
L’agitation des caméramans a raison de la patience du capitaine. «Qu’est-ce que cela fait de diriger un bateau de cette taille?», lui demande une journaliste. «Le Harmony n’est pas un bateau. C’est un navire, Madame», répond-il, définitif. La visite est écourtée.
Cette nuit, à 3 heures, le Harmony of the Seas aura regagné Barcelone. De bon matin, il faudra débarquer et retourner à la vie normale. De nouveaux croisiéristes investiront les lieux, après à peine quatre heures de nettoyage. L’usine à divertissements ne se repose jamais.
Le marché des croisières
Les spécialistes tablent sur 24,2 millions de passagers dans le monde en 2016. Parmi eux, 150 000 Suisses se laisseront tenter par ce type de voyage. «Proportionnellement, la Suisse est l’un des trois pays européens où les touristes partent le plus en croisière, au même niveau que l’Allemagne et la Grande-Bretagne», analyse Walter Kunz, directeur de la Fédération suisse du voyage à Zurich. Ce succès est dû à un changement profond. «Au début des années 80, les croisières avaient la réputation d’être onéreuses et luxueuses. Puis, avec les compagnies Costa et MSC, le modèle s’est décontracté. Alors qu’elles visaient principalement les 55-65 ans, les sociétés maritimes ont attiré d’autres segments d’âge. Les familles ont commencé à venir, attirées par le all inclusive.»
Pour Cornelia Gemperle, directrice du secteur croisières du groupe Kuoni, à Zurich, «il reste toutefois encore du travail à effectuer pour convaincre les Suisses, surtout les Romands. Beaucoup ont encore d’anciens clichés en tête, alors que les croisières ont complètement changé. On en trouve pour chaque public. C’est pour cela qu’il est important de consulter un agent de voyages avant de se lancer.»
Enfin, c’est à Genève qu’est basé le leader européen de la croisière, la compagnie MSC. Directrice pour le marché suisse, Sylvie Boulant explique ce qui fait la spécificité du croisiériste helvète: «Il est exigeant en termes de qualité et de service. Cela explique que nous ayons de nombreux adeptes suisses du MSC Yacht Club, conçu pour les croisiéristes qui recherchent exclusivité, intimité et liberté de choix.» Ce concept de «navire dans le navire» est un espace autonome, un club privatif à la proue qui offre un service 24 heures sur 24. Une manière subtile de réintroduire la notion de «première classe».
Suisses enthousiastes
Résultat de toutes ces adaptations: entre 2010 et 2014, le secteur a connu en Suisse une augmentation de plus de 14%. Qu’en disent les intéressés? Beaucoup ont été surpris en bien. Lucie de Palma, 49 ans, éditrice à Grandvaux (VD), a embarqué avec ses trois enfants et sa mère sur le MSC Lirica. Elle a découvert une formule idéale pour voyager en famille. «Chacun faisait ce qui lui plaisait. Ma mère était au casino, nous faisions des excursions avec les enfants, nous avions tous nos moments de liberté.» Elle recommande de se mettre dans «l’état d’esprit Club Med», et de s’amuser sans complexe, mais d’être attentif aux prix, car les pourboires sont prélevés automatiquement et alourdissent les factures.
S’est-elle fait des amis? «Il faut vous mettre dans la tête que, même s’il y a 1500 passagers avec vous, vous reverrez pendant huit jours les mêmes vingt personnes. C’est fatal. Vous changez votre horaire pour aller à la piscine? Elle sera là, la même grosse dame que vous rencontrez chaque jour, parce qu’elle aussi aura tout fait pour vous éviter. A la fin, on en riait, c’était devenu un gag!»
Alan Blackburn, lui, vit à Gland mais travaille à Genève comme directeur administratif. A 57 ans, il a treize croisières à son actif. Depuis 1986, il a vécu toute l’évolution de l’offre. Dernièrement, il a navigué sur l’un des jumeaux du Harmony, l’Oasis of the Seas. «J’ai été heureux de le découvrir, c’est une prouesse technologique. Mais, pour moi, c’est trop grand, ce n’est plus un bateau. On perd la notion de la mer!» Il préfère d’autres types de navires. La liberté, pour lui, c’est de se lever à 5 heures du matin, de vivre l’arrivée dans le port d’Athènes. Cet amoureux des croisières vous met au défi: «Ne dites pas que vous n’aimez pas. Essayez d’abord, et vous ne pourrez plus vous en passer!»
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