Yelmarc Roulet
Marchand (1609-1691). Le «roi du Simplon» avait mis le Valais au cœur d’un réseau européen. Il a laissé un palais unique au cœur des Alpes.
Gaspard Stockalper était richissime, mais il ne s’est pas donné les moyens de transmettre à la postérité une effigie à sa hauteur. Ce matamore juché sur un cheval de carton-pâte, dans le maladroit portrait équestre qui nous est parvenu, se peut-il que ce soit lui? Non, c’est dans la pierre que le héros valaisan a laissé toute sa trace. Son palais de Brigue, sans exemple dans les Alpes, proclame sa fortune, son ambition, sa gloire.
C’est la demeure des trois tours, une pour chacun des rois mages. Coiffées de cuivre, elles se dressent dans le soleil comme un chemin entre le ciel et la terre. A leur pied, la stupéfiante cour d’honneur est ceinte de galeries à arcades qui ne mènent à rien, ne servent qu’à une fastueuse mise en scène.
«Que le protégé de Dieu récolte les profits.» Orphelin de père, élevé chez les jésuites, Stockalper concilie avec sa devise l’essor terrestre et la promesse du salut éternel. Il brandit sa comptabilité en prévision du jugement dernier. C’est lui-même qui a tenu, sa vie durant, mêlant aux chiffres des considérations diverses, les registres de ses innombrables affaires.
De l’ascension à la chute
A 40 ans, il lance les travaux de son palais. Il est fort d’une réussite déjà acquise, confiant dans un succès qui ne peut que se démultiplier. Il a obtenu deux ans plus tôt le monopole du sel en Valais, 800 tonnes qu’il faut faire venir chaque année de Gênes ou de Lyon. Ce n’est pas le premier de ses privilèges. Par la grâce du Landrat valaisan, il contrôle la route du Simplon, ces 30 km de chemin muletier qui assurent la liaison la plus rapide entre Paris et Milan. Il en fait un axe commercial majeur. A lui l’exclusivité du trafic du courrier, de la résine de mélèze, de l’amadou et des escargots.
Sa position lui permet de replacer le Valais sur la carte de l’Europe et de tisser un vaste réseau avec plusieurs cours. Son premier exploit n’avait-il pas été de faire franchir les Alpes en plein hiver à une princesse pressée et à sa suite? Stockalper possède des mines, fait creuser un canal, loue des mercenaires, transforme en or tout ce qu’il touche, tout en exerçant les fonctions administratives et politiques les plus élevées, jusqu’au poste de grand bailli. C’est le cumul baroque des affaires et des mandats.
On a pu dire de Stockalper qu’il avait introduit le capitalisme en Valais, préfiguré la globalisation. Un héros? Marie-Claude Schöpfer, qui dirige l’Institut de recherche sur l’histoire de l’arc alpin, se méfie des grands mots. «C’était un homme d’affaires très avisé, dont les actes montrent une certaine absence de scrupules et le souci de tout contrôler», résume-t-elle en nous faisant visiter le château.
Ce patron de la Contre-Réforme joue aussi le rôle de financier. Les autres notables valaisans lui doivent tous de l’argent. Ce sera l’une des causes de sa chute. A l’occasion du renouvellement du monopole du sel, le trop puissant septuagénaire est démis par une coalition de ses rivaux. Poursuivi pour crime de lèse-majesté, il risque la mort, doit s’exiler à Domodossola. On le laisse revenir au bout de quelques années. Il est abaissé, blessé sûrement dans son orgueil, mais il meurt dans son lit, dans son palais qui n’est pas encore achevé.
En savoir plus
➤ Le palais Stockalper est devenu le siège de l’Administration communale de Brigue, mais les salles ayant conservé un décor historique peuvent être vues lors d’un parcours guidé.
➤ Grand constructeur, notre héros a aussi fait ériger à proximité de sa mine d’or la tour Stockalper de Gondo, sur le versant sud du Simplon. Très endommagé lors de la catastrophe de 2000, ce bâtiment a été restauré depuis.
➤ Sa vie a beau être un roman, Stockalper attend toujours son écrivain ou son metteur en scène. Au moins a-t-il inspiré une BD, «Stockalper roi du Simplon», signée Sambal Oelek (Andreas Müller) et parue en 2009 aux Editions Castagniééé. La biographie de référence reste celle du père Peter Arnold: «Gaspard Jodoc Stockalper de la Tour (1609-1691)», en deux volumes, aux Editions Slatkine Genève.